Le coronavirus aura-t-il raison des foires et salons?
Les organisateurs d’événements sont désespérés. Depuis six mois, leur secteur est à l’arrêt et les perspectives restent nébuleuses. Pour “Trends-Tendances”, quatre acteurs du monde des foires et salons livrent leurs impressions et donnent des solutions.
Ils ont des profils bien distincts, mais tous ont été frappés de plein fouet par le Covid-19. Actifs dans l’univers des foires commerciales et des salons professionnels, ces quatre témoins partagent les mêmes inquiétudes quant à l’avenir de leur métier et de leur entreprise.
Sur la photo qui les réunit, se succèdent (de gauche à droite) Xavier Corman, cofondateur de My-Stand.com, une place de marché en ligne qui met en relation les exposants et les fabricants de stands pour les foires et salons ; Eric Everard, fondateur et CEO de la société belge Easyfairs qui organise plus de 150 salons par an dans une vingtaine de pays en Europe ; Vinciane Morel et sa triple casquette : associée à l’agence VO Event, porte-parole de l’Alliance des fédérations belges de l’événementiel et, depuis le 1er septembre, membre du Celeval, la Cellule d’évaluation chargée d’informer les représentants du Conseil national de sécurité ; et enfin Alain Pajot, CEO de Conceptexpo, une société active dans la construction et l’agencement de stands pour les foires et les salons.
A l’invitation de Trends-Tendances, ils ont accepté de débattre sur les enjeux et les défis de leur business.
TRENDS-TENDANCES. Quel impact a eu le Covid-19 sur vos entreprises ?
ALAIN PAJOT. En temps normal, le chiffre d’affaires annuel de Conceptexpo qui emploie une centaine de personnes à Wavre est de l’ordre de 18 millions par an. Cette année, avec le coronavirus, nous avons enregistré une perte nette de chiffre d’affaires de 3 millions sur les quatre premiers mois de la crise et nous devrions perdre 4 autres millions pour cette deuxième partie de l’année.
ERIC EVERARD. Chez Easyfairs, nous avons déjà annulé 42 salons en Europe sur les 150 que nous organisons par an. Cela représente pour l’instant une baisse de 25% de notre chiffre d’affaires et donc une baisse de 25% de la marge. On a essayé de réduire les coûts, mais pas de manière à pouvoir compenser la perte de marge. Au moment où je vous parle, on est encore en train de postposer de nombreux salons prévus en octobre, en novembre et en décembre.
XAVIER CORMAN. Juste avant la crise sanitaire, j’ai lancé un nouveau projet avec mon associé Benoît De Burge. Il s’agit de My-Stand.com, une place de marché en ligne qui met en relation les exposants et les fabricants de stands pour les salons. Nous avons trouvé un investisseur qui a accepté de nous accompagner dans l’aventure au début de cette année. On a créé la société fin janvier et on a commencé à travailler sur la market place avec des développeurs très enthousiastes. Et puis, le Covid est arrivé ! On a quand même respecté nos délais et on a inauguré la plateforme mi-avril, en plein confinement. Alors bien sûr, maintenant, il n’y a pas d’activités puisqu’il n’y a pas de salons et pas d’exposants. Nous sommes donc en stand-by, même si on continue malgré tout à développer de nouvelles fonctionnalités sur la plateforme. Heureusement, nous n’avons pas une grosse structure de coûts comme les autres sociétés représentées ici et donc on peut attendre, d’autant plus que j’ai d’autres activités sur le côté qui me permettent de me rémunérer. Heureusement, d’ailleurs…
Madame Morel, on a le sentiment que, durant cinq mois, le secteur de l’événementiel n’a pas été entendu. La nouveauté, c’est que vous avez intégré le Celeval le 1er septembre dernier. Vous sentez-vous enfin écoutée ?
VINCIANE MOREL. En effet, il n’y a pas eu beaucoup de soutien de la part du gouvernement malgré de nombreuses semaines de lobbying, surtout au début de la crise. Mais le fait d’avoir été intégrée au Celeval ce mois-ci, à la demande du cabinet de la Première ministre, constitue clairement un message fort pour le secteur qui est en souffrance énorme. Une étude du cabinet Deloitte a récemment chiffré la perte du secteur de l’événementiel à 777 millions d’euros, mais on n’a pas encore évalué ce que ça va réellement coûter à la Belgique. Il ne faut pas oublier que le monde événementiel est aussi un vrai levier par rapport au monde économique belge…
ERIC EVERARD. Cela fait plus de 20 ans que l’on calcule l’impact économique d’un salon : vous multipliez par sept le chiffre d’affaires du salon ! Cela a été étudié par des universités comme Solvay et on le voit d’ailleurs dans tous les pays du monde. L’effet multiplicateur est au minimum de sept sur l’économie. Cela concerne l’horeca, les taxis, les fabricants de stands, les services de nettoyage, la sécurité et de nombreux autres sous-traitants. C’est colossal !
XAVIER CORMAN. Il faut quand même rappeler ce principe très basique : quand on veut rencontrer un maximum de fournisseurs ou de clients en un temps relativement court, la seule manière de faire, c’est de les rassembler au même endroit et de les voir le même jour ou en un nombre de jours très restreint. Cela s’appelle un salon, ça existe depuis les foires médiévales et c’est une source de richesse phénoménale. Je pense que ça continuera à exister tant que l’humanité existera…
ERIC EVERARD. On n’en parle pas assez : les salons, ça sert surtout à remplir les bons de commande de nombreuses petites entreprises qui n’ont pas d’autre choix que de s’y rendre. Bien sûr, si vous vous appelez Amazon ou si vous êtes une très grande entreprise, vous avez vos vendeurs et vous avez vos réseaux. Mais si vous êtes une PME, le salon est généralement un excellent moyen pour remplir facilement et rapidement vos bons de commande. Aujourd’hui, on ne dit pas assez que, sans salons, les carnets de commandes des PME vont être vides.
ALAIN PAJOT. Je pense que ni le grand public ni le monde politique n’ont conscience de l’importance des salons professionnels. Nous, Conceptexpo, nous sommes un acteur important pour des salons grand public comme le Salon de l’Auto ou Batibouw, par exemple, mais il faut savoir que 60% de notre portefeuille clients sont dans les salons professionnels, souvent à l’étranger d’ailleurs. Ces salons-là sont invisibles pour la plupart alors qu’ils sont extrêmement importants.
ERIC EVERARD. Et puis, il y a aussi les aspects innovation, rencontre de talents, confrontation d’idées, etc. Un salon, ce n’est pas uniquement vendre des mètres carrés. Un salon, c’est Visit the future. C’est un endroit où l’innovation va être partagée et ça, il est impossible d’en calculer l’impact.
VINCIANE MOREL. Et on ne parle même pas non plus de tout l’impact positif qu’apporte le secteur événementiel au niveau social et psychologique dans la population belge ! L’événementiel inclut aussi le monde culturel, il ne faut pas l’oublier. Aujourd’hui, les gens ont besoin de retrouver le contact à travers des événements, à travers les salons, à travers les spectacles, etc. Cet aspect est primordial, même si, à côté de cela, il y a bien sûr l’aspect économique. Là, je pense que l’on est en train de sortir de la grosse crise et que l’on se dirige tout doucement vers des mesures qui vont cependant encore durer plusieurs mois, mais avec, je l’espère, de meilleures perspectives.
Mais comment faites-vous concrètement pour tenir ?
ALAIN PAJOT. Le mot d’ordre que je donne à mes équipes, c’est de rester très proche de nos clients, même si, aujourd’hui, nous sommes bien conscients qu’aller faire de la prospection dans le monde des salons n’a pas beaucoup de sens. Mais nous devons garder le contact. Vous avez des clients qui sont de très grandes entreprises et qui ont décidé de ne pas déplacer leurs équipes jusqu’à la fin du mois de décembre par exemple. On a même eu un grand groupe américain dont le siège est à Londres qui nous a dit qu’il n’enverrait personne à un tout gros salon allemand pourtant prévu en mai…
ERIC EVERARD. C’est surréaliste : on peut mettre des caissières dans tous les supermarchés, mais faire travailler nos employés dans des salons, ça, non ! A un moment donné, il faut que tout le monde soit solidaire. Vous acceptez qu’on vienne vous servir au restaurant, mais vos employés ne peuvent pas aller sur un stand ? Il faut arrêter…
ALAIN PAJOT. Pour le moment, c’est vrai qu’on tourne en rond. Nous sommes prêts à redémarrer, mais nos clients se mettent en attente parce qu’il ne se passe rien. Et même si ça reprend, y aura-t-il des visiteurs au salon ? On sent, chez nos clients, cette crainte de l’absence de public le moment venu.
VINCIANE MOREL. Il faut rassurer les exposants qui réalisent parfois des investissements importants pour se rendre dans des salons. Aujourd’hui, tant qu’il n’y a pas d’assurance annulation au niveau du Covid, les exposants seront réticents. Il faut trouver un module de type fonds de garantie ou autre. Autrement, on ne pourra jamais redémarrer de manière efficace. Et puis, il faut aussi ramener le public en communiquant davantage sur les mesures que les salons peuvent prendre pour être 100% covid-safe.
ALAIN PAJOT. Moi, je pense sincèrement qu’à un moment, il va falloir y aller. Nous sommes dans un monde d’entrepreneurs…
XAVIER CORMAN. Nous sommes par nature optimistes, sinon on ferait autre chose ! Par contre, je pense qu’il faudra, à un moment donné, un remodelage complet du secteur. Certains acteurs vont disparaître et il y aura inévitablement un mouvement vers le digital. Alors, même si le digital ne va pas tout remplacer, certains salons devront se remettre en question en termes d’offres, d’expériences ou tout simplement par la façon d’aborder les choses. Je pense que la crise actuelle va accélérer un mouvement qui avait déjà commencé avant.
VINCIANE MOREL. Pour certains types de salons, le virtuel est tout à fait concevable et c’est même assez bluffant de voir comment on peut voyager dans ce genre d’univers avec des avatars et des présentations de produits sur écran. Mais je pense qu’il faut être réaliste : ça ne fonctionnera jamais pour tout ce qui nécessite le contact humain. Si on parle de l’horeca ou de Batibouw, il est impossible de se limiter au digital. L’essence du contact humain et du contact produit se trouve dans la vraie vie.
ERIC EVERARD. Vous savez, Easyfairs compte 350 commerciaux qui sont en contact avec 25.000 exposants. J’en profite d’ailleurs pour remercier tous ces exposants pour leur patience et leur solidarité parce que c’est aussi grâce à eux que l’on tient le coup. Nos commerciaux les appellent tous les jours pour les rassurer. On procède donc à une enquête de marché en live qui est colossale. Ce qui en ressort, c’est que les exposants n’attendent qu’une chose : revenir dans les salons pour rencontrer des vraies personnes dans la vraie vie ! Alors, c’était très sympa d’être on line pendant six mois, mais maintenant, ils en ont assez. Cela dit, je ne prétends pas qu’il n’y aura jamais de salons on line. Tout ce qui est éducationnel, mais aussi les congrès de médecins ou de comptables pourraient, à la limite, se faire sur écran. Mais quand vous êtes dans le transactionnel, dans le networking ou dans l’entertainment, ce n’est pas la même chose. Vous devez être dans la vraie vie pour ressentir et négocier.
ALAIN PAJOT. On sent effectivement, chez nos clients, la nécessité de revoir leurs prospects et leurs clients. Tout le monde s’est mis dans une espèce de cocon pendant quelques mois et nous n’en sommes pas encore complètement sortis. Alors, il faut trouver des alternatives que l’on co-crée parfois avec le client. Cela peut être, par exemple, un événement que l’on va organiser dans un lieu déterminé avec moins de personnes, mais avec des personnes mieux ciblées. Pour vous donner un cas très concret sans toutefois citer le client, nous sommes en train de réfléchir à une solution nomade pour organiser quatre événements en France et en Belgique afin de lui permettre de rencontrer sur place ses distributeurs qu’il n’a plus l’occasion de voir sur les salons. Il s’agit de tiny houses que l’on va installer dans des lieux inspirants, une manière originale d’aller à la rencontre de ses contacts. Bref, on crée l’événement pour satisfaire ce besoin de rencontres. L’humain reste essentiel et c’est ce qui fait que ce métier continuera.
ERIC EVERARD. Chez Easyfairs, nous nous préparons à lancer de nouveaux salons parce que, pour le moment, tout le monde annule ! Soit il y a trop de risque, soit c’est trop cher, soit encore autre chose. Alors, on réagit et on a décidé d’organiser des plus petits salons, avec 100 exposants maximum, non plus un an à l’avance, mais deux mois à l’avance avec, bien sûr, toutes les précautions d’usage : distributeurs de gel partout, masques à disposition, des allées à sens unique, des tapis de sol qui permettent de compter le nombre de visiteurs par hall pour en limiter le nombre quand c’est nécessaire, etc.
VINCIANE MOREL. L’événementiel est un secteur qui doit aussi se remettre en question et s’adapter. Ce que vous évoquez là en est un bel exemple. Nous devons faire preuve de flexibilité et ce sont les sociétés qui s’adapteront aux nouvelles réalités qui s’en sortiront le mieux.
ERIC EVERARD. Mais la vraie question aujourd’hui, c’est comment va-t-on tenir jusque-là ? Parce que ça ne va pas redémarrer de façon normale avant 12 voire 18 mois. Quel secteur peut tenir autant de temps sans revenus ? Cela veut-il dire que tous les emplois de l’événementiel vont disparaître ou va-t-on enfin mettre en place un système intelligent comme dans d’autres pays ? Je vais vous donner un exemple. J’ai 250 employés aux Pays-Bas et aucun d’entre eux n’est en chômage technique. Pourquoi ? Parce que, dans ce pays, le gouvernement octroie des subsides aux personnes qui peuvent démontrer qu’elles n’ont rien gagné le mois passé. Et donc, plutôt que de mettre les gens en chômage technique, le gouvernement néerlandais choisit de verser les salaires sous forme de subsides, en permettant à ces personnes de continuer de travailler. Et ça change tout ! Parce que ces personnes ne sont pas au chômage. Elles continuent à être actives et elles sont en train de préparer l’avenir. C’est une toute autre façon de voir les choses et, au final, ça coûte la même chose à l’Etat. Pourquoi la Belgique ne pourrait-elle pas s’inspirer de ce système ?
ALAIN PAJOT. Eh bien, je vais peut-être déménager Conceptexpo aux Pays-Bas alors, parce que franchement… Cela me fait réfléchir ! Sérieusement, aujourd’hui, je suis tiraillé entre l’investissement que je dois faire pour mon futur et le coût économique que j’ai à court terme. Si je pouvais avoir aujourd’hui toutes mes ressources en interne pour travailler, j’aurais effectivement une force de frappe pour accélérer le processus de développement. Or, aujourd’hui, je dois continuer avec le chômage économique et une dynamique insuffisante à court terme.
VINCIANE MOREL. Il faut dire aussi que les règles ne sont pas les mêmes dans tous les pays pour l’organisation des salons et que c’est un grand danger pour notre secteur. Il faut conscientiser le gouvernement belge par rapport à ça. En fait, il y a des grands salons qui se font à Bruxelles et qui pourraient déménager à Paris, à Amsterdam ou à Düsseldorf parce que les règles y sont différentes.
ERIC EVERARD. Je vais vous donner un autre exemple. En Suède où j’ai aussi 120 collaborateurs, le gouvernement paie 75% de tous les frais fixes des personnes qui peuvent démontrer qu’elles n’ont plus de revenus. Avec ce système, je peux tenir quatre fois plus longtemps que si je paie 100% de mes frais fixes. Le gouvernement belge pourrait aussi s’inspirer de cette mesure pour soutenir un secteur qui va de toute façon tourner au ralenti encore pendant au moins 12 mois.
VINCIANE MOREL. Vous avez raison. Il faut vraiment s’inspirer de ce que certains pays ont pris comme mesures. Il faut préparer l’avenir et, d’ailleurs, nous ne demandons pas de l’argent, mais bien un soutien économique qui aura des répercussions. C’est du win-win. En soutenant un secteur de manière intelligente, il y aura un return.
XAVIER CORMAN. D’un point de vue macro-économique, ça coûte beaucoup plus cher de laisser tout un secteur s’effondrer complètement pour ensuite le reconstruire. Cela n’a pas de sens. C’est comme un bâtiment vide : ça vous coûtera moins cher de l’entretenir que de le raser pour le reconstruire entièrement. Et puis, si cela s’écroule complètement en Belgique, il y a peu de chance que cela se reconstruise en Belgique. L’événementiel est un secteur à très forte concurrence et cela se reconstruira ailleurs. Les investissements se referont dans d’autres pays. On aura perdu deux fois.
Quelles autres recommandations pourriez-vous faire encore au gouvernement ?
ERIC EVERARD. Il y a deux dernières choses que je voudrais soulever. La première, c’est la problématique des prêts garantis par l’Etat. Si vous êtes une PME, vous avez trois ans pour rembourser ce prêt. Mais si vous êtes un champion belge comme nous, vous n’avez plus qu’un an. Pourquoi ? J’ai pourtant les mêmes problèmes ! En France, si vous êtes un champion, vous avez cinq ans pour rembourser. En Italie, c’est même sept ans ! Mais en Belgique, parce que je suis un champion, je n’ai qu’un an. C’est hallucinant. Il faudrait quand même harmoniser ! La deuxième chose, c’est une idée que je lance aux autorités de ce pays. Quand il y aura un vaccin et qu’il faudra vacciner la population en nombre, le gouvernement doit savoir que nous sommes à sa disposition pour l’organisation de ce vaste chantier. Qu’il s’agisse des halls d’exposition, des constructeurs de stands, des sociétés de sécurité, etc. Plutôt que d’avoir des embouteillages dans les rues comme aujourd’hui parce que c’est mal organisé avec les centres de tests, pourquoi ne pas confier cela à de vrais professionnels en utilisant des infrastructures adaptées ? Ce serait une manière comme une autre de soutenir le secteur.
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