La nouvelle chance de l’actionnariat salarié
Pour attirer les talents et les conserver dans l’entreprise, ne faudrait-il pas leur permettre d’acquérir facilement des parts de la société? La formule, populaire en France, connaît un regain d’intérêt avec les pénuries de main-d’oeuvre.
La dernière levée de fonds de l’entreprise montoise I-Care fut impressionnante: 10 millions d’euros apportés par les salariés, qui sont ainsi devenus actionnaires de “leur” entreprise. Cette opération apporte un coup de projecteur sur ce système d’actionnariat-salarié, peu développé dans notre pays, et que des parlementaires, notamment au MR et chez Ecolo, aimeraient populariser. “Les salariés sont associés aux pertes d’une entreprise et subissent les restructurations, commente le député David Leisterh, président du MR bruxellois. Nous voulons qu’ils puissent aussi être associés aux gains en devenant actionnaires de leur entreprise.”
La possibilité d’entrer dans le capital de la société peut être un élément susceptible d’attirer les profils utiles.
Techniquement, c’est déjà tout à fait possible. Les illustrations les plus fameuses chez nous sont celles d’IBA qui a ouvert son capital à ses travailleurs dès 1997 pour contrer une tentative de rachat par un concurrent canadien ; ou de la société informatique Easi dont le fondateur Salvatore Curaba cède progressivement ses parts au personnel. “Cela reste toutefois des exceptions, liées à des situations particulières ou au charisme du fondateur, analyse François Pichault, professeur à HEC-Liège et directeur du Laboratoire d’étude sur les nouvelles formes de travail, l’innovation et le changement (Lentic). L’actionnariat salarié a en revanche été fort développé en France dans les années 1980 dans une optique de ‘démocratisation’ de l’entreprise. La plupart des grandes sociétés françaises le proposent à leur personnel, y compris dans leurs filiales belges.”
Nous voulons que les salariés puissent être associés aux gains en devenant actionnaires de leur entreprise.
David Leisterh, député MR
Pourquoi la formule n’a-t-elle pas décollé chez nous? Tout simplement parce que personne ne poussait vraiment en ce sens. Les employeurs n’ont pas spontanément envie d’ouvrir leur capital et de partager leurs bénéfices, tandis que les syndicats conservent une certaine circonspection envers un mécanisme qui peut placer les travailleurs dans une situation inconfortable, un peu schizophrénique parfois. “En tant qu’actionnaires, ils peuvent être amenés à prendre des décisions de rentabilité qui vont à l’encontre de leurs intérêts en tant que travailleurs, en matière de rémunération ou d’organisation du travail par exemple”, souligne François Pichault. Il ajoute que les cas où les actionnaires salariés atteignent un poids suffisant pour peser réellement sur les décisions stratégiques de l’entreprise – ce qui pourrait en partie compenser leur position inconfortable – sont assez rares.
De l’actionnariat salarié au dividende de salarié
Tous nos interlocuteurs insistent: il ne faut pas aborder l’actionnariat salarié comme un moyen de rémunération alternatif, mais comme un levier pour transformer la vie de l’entreprise, pour définir, comme le dit Caroline Cleppert, “un intéressement croisé des dirigeants et des salariés sur le destin de l’entreprise”.
Pour une rémunération alternative, on peut se tourner vers cette étonnante proposition du secrétaire national de la CGSLB, Olivier Valentin: le dividende de salarié. Quand les dividendes distribués aux actionnaires croissent plus vite que la norme salariale, les travailleurs recevraient automatiquement un bonus ou dividende de salarié correspondant à la différence. “Cette automaticité, c’est la grande différence avec les avantages non récurrents liés aux résultats qui existent déjà, explique-t-il. Quand une entreprise a bien performé, elle récompense logiquement ses stakeholders et les travailleurs en font partie. Or, les résultats des entreprises pendant la pandémie commencent à sortir. On voit bien que la prospérité générée par les efforts des salariés pendant cette période n’est pas suffisamment répercutée dans leur rémunération.”
Quatre enjeux pour les PME
Si on en reparle un peu plus aujourd’hui, c’est que des évolutions récentes invitent à reconsidérer plus largement la piste de l’actionnariat salarié. Pour Caroline Cleppert, directrice du service d’étude de l’UCM, cette piste répond à “plusieurs enjeux très prégnants pour les PME”.
Pour nous, cela ne peut pas être uniquement un outil de rémunération, il faut que les actionnaires salariés puissent réellement participer aux décisions stratégiques de l’entreprise.
Gilles Vanden Burre, député Ecolo
1. La guerre des talents. La possibilité d’entrer dans le capital de la société peut être un élément susceptible d’attirer les profils utiles. C’est fréquent dans le monde des start-up où il y a plus de perspectives de gains futurs que d’argent disponible immédiatement pour payer de jolis salaires. Or, ces gains futurs, c’est pour les actionnaires quand ils vendront tout ou partie de la boîte. “Il y a une certaine frustration des travailleurs qui n’empochent alors aucun gain alors que leur travail a contribué à générer cette valeur au sein de la société”, pointe le député David Leisterh. Trouver les bonnes formules, notamment fiscales, pour permettre au personnel d’entrer très tôt dans le capital aiderait à surmonter ces frustrations. “C’est vrai aussi dans des secteurs où l’on ne s’y attend peut-être pas, comme l’horeca, renchérit Caroline Cleppert, directrice du service d’étude de l’UCM. Nous avons des retours de plusieurs chefs d’établissement qui envisagent cette formule pour attirer des gens et, plus encore, pour les maintenir à bord au lieu de les voir partir quand ils sont formés.”
L’actionnariat salarié s’inscrit par nature dans le long terme. En ce sens, n’est-il pas plutôt une solution du siècle dernier, quand un travailleur effectuait souvent toute sa carrière dans une même entreprise, alors qu’aujourd’hui, il changera plusieurs fois d’employeur, voire de statut? “Si cela peut contribuer à ramener une plus grande stabilité dans les carrières, cela vaut la peine d’essayer”, répond David Leisterh.
2. Le bien-être au travail. Une étude publiée l’an dernier par l’Inami (assurance-maladie) révélait que le nombre de personnes absentes de longue durée pour cause de burn-out ou de dépression avait augmenté de 39% en cinq ans pour atteindre 111.000 personnes. Cela coûte désormais plus de 1,5 milliard d’euros à l’Inami. L’actionnariat salarié peut être l’une des réponses à ce phénomène inquiétant, en apportant la motivation et le sens qui manquent parfois dans le monde du travail. “Il y a une corrélation directe entre la participation des travailleurs et le bien-être au travail, affirme le député Gilles Vanden Burre (Ecolo). Quand on est impliqué dans la destinée de sa boîte, le travail prend un tout autre sens.” “L’actionnariat salarié peut être un outil efficace dans la lutte contre le mal-être au travail”, renchérit David Leisterh.
3. Un management horizontal. L’une des explications au faible succès de l’actionnariat salarié est le décalage entre cette participation financière à la vie de l’entreprise et l’absence de participation à la gestion, avec le maintien d’un management classique et pyramidal. Les entreprises intègrent de plus en plus volontiers des formules de management plus participatif, de gestion par projets. Dans un tel cadre, une participation financière pourrait paraître plus naturelle. “Pour nous, cela ne peut pas être uniquement un outil de rémunération, il faut que les actionnaires salariés puissent réellement participer aux décisions stratégiques de l’entreprise, insiste Gilles Vanden Burre. Cela implique sans doute de les former et de les accompagner dans ce rôle.” Au MR, on est plus mesuré sur ce plan et on veut laisser au chef d’entreprise la liberté de partager ou non le pouvoir de gestion avec ses actionnaires salariés. La proposition libérale prévoit toutefois une exemption de l’impôt des sociétés à concurrence de la quote-part des droits de vote détenus par les salariés, ce qui est clairement un incitant à aller vers une gestion participative.
L’actionnariat salarié peut être l’une des réponses au burn-out, en apportant la motivation et le sens qui manquent parfois dans le monde du travail.
4. La transmission. Si un chef d’entreprise n’a pas forcément envie d’ouvrir le capital de sa société, son point de vue peut changer à l’approche de la retraite et de la cession de l’outil. Quoi de plus naturel qu’un transfert vers le personnel si l’on veut perpétuer l’activité sur place? C’est l’option retenue par Automation & Robotics, une PME de Verviers, leader mondial du contrôle de qualité des verres opthalmiques. Avec l’appui de la SRIW, l’entreprise est cédée progressivement au personnel (80% des 110 travailleurs ont souscrit), ce qui évite un rachat externe et un risque de délocalisation. “L’actionnariat salarié peut vraiment apporter beaucoup pour réussir des transmissions fluides et s’assurer que le savoir-faire reste dans l’entreprise”, dit Caroline Cleppert.
Bientôt au Parlement?
Pour l’heure, s’ils ont exprimé une ferme intention de faire avancer l’actionnariat salarié, ni le MR ni Ecolo n’ont encore déposé de proposition de loi sur le sujet. Les libéraux souhaitent intégrer le principe dans le cadre des plans de relance pour que les salariés puissent “faire partie de l’aventure du redressement économique”. Ils veulent notamment permettre l’octroi gratuit d’actions aux travailleurs, sans que cela ne donne lieu à une taxation à l’entrée (mais bien le cas échéant à la sortie). Chez Ecolo, on voit plutôt cela dans le cadre de la réforme fiscale, avec des dispositions touchant au droit fiscal et au droit des sociétés. Les deux partis recherchent des formules souples, afin que chaque entreprise puisse définir les règles qui lui conviennent, en particulier les modalités de cession des parts quand un travailleur quitte l’entreprise.
“Cela génère un état d’esprit formidable”
“Je suis convaincu qu’une grande partie du succès d’I-Care est due au fait que nous avons ouvert le capital à nos employés dès le début, quand l’entreprise était toute petite.” Pour Fabrice Brion, CEO et cofondateur d’I-Care, entreprise montoise spécialisée dans la maintenance prédictive des équipements industriels, la question de l’actionnariat salarié ne se pose pas. Il confie même ne pas bien comprendre pourquoi tous ses confères ne suivent pas cette voie. “Quand le personnel détient au moins 50% des actions d’une boîte, cela génère un état d’esprit, une traction formidable”, dit-il. Il ne songe pas spécialement à la motivation des travailleurs – “c’est parce que les gens s’impliquent dans leur entreprise qu’ils deviennent actionnaires et non l’inverse” – mais bien à l’organisation interne qui doit redoubler de rigueur et de transparence en raison de la présence de salariés-actionnaires.
Les actions d’I-Care ne sont jamais données mais proposées à l’achat. “Ce qui est gratuit n’a pas de valeur, nous voulons donc que les travailleurs fassent un vrai choix d’achat, poursuit Fabrice Brion. Certains n’ont pas beaucoup de moyens et prennent juste une part de 500 euros. Mais pour eux, c’est un geste fort, autant que d’autres qui investissent 20.000 euros ou plus dans l’entreprise.” Au départ, la possibilité d’entrer dans le capital était liée aux évaluations annuelles. Cette condition a été levée en 2017 pour complètement décorréler l’opérationnel de l’actionnariat. “Le fait d’être actionnaire ne procure aucun avantage dans l’opérationnel, insiste le CEO d’I-Care. Des gens peuvent faire une très belle carrière dans la boîte, sans jamais acheter d’actions. C’est nécessaire pour éviter toute tension entre les salariés-actionnaires et les autres. Et d’ailleurs, en 14 ans, nous n’avons jamais connu de tensions de ce type.”
Le groupe I-Care a multiplié ses effectifs par quatre en quelques années (600 personnes aujourd’hui). Pour maintenir un ratio de 50% de salariés-actionnaires, il a donc fallu procéder à plusieurs ouvertures de capital. La dernière, en début d’année, a permis de lever… 10 millions d’euros auprès de 180 travailleurs. Ce sera sans doute la dernière opération de ce type puisque le groupe montois envisage désormais une introduction en Bourse. A ce moment-là, les salariés ne pourront plus bénéficier de ristourne sur le prix des actions.
“La participation au capital renforce l’histoire commune”
L’aventure de Cameleon, cette société spécialisée dans la vente d’articles de mode à prix réduits, plus grand monde n’y croyait après une faillite mouvementée. Plus grand monde… sauf le personnel! La directrice Pascale Switten a racheté le fonds de commerce avec deux jeunes entrepreneurs bruxellois Thibaut Dehem et Alexis Malherbe. Ils ont ouvert le capital d’abord à l’équipe de management, puis, avec des formules particulièrement avantageuses, à l’ensemble du personnel. Et c’est ainsi que l’enseigne, qui gère deux magasins (Woluwe-Saint-Lambert et Genval) et envisage une troisième ouverture, a pu se relancer en décembre dernier.
Aujourd’hui, les trois quarts du personnel (Cameleon emploie 70 personnes) sont actionnaires de l’entreprise. “Cela crée quelque chose, nous l’avons encore senti récemment lors de notre inventaire, raconte Thibaut Dehem. Nous nous étions mal pris et il a fallu recommencer l’opération, en travaillant jour et nuit. Dans un schéma classique, avec les horaires purs et durs du travail salarié, cela n’aurait pas été possible. Ici, chacun s’y est mis pour ‘son’ entreprise.” Il précise toutefois qu’il ne faut pas considérer l’actionnariat-salarié comme la solution à tous les maux de l’entreprise mais plutôt comme “la cerise sur le gâteau”. “Quand les équipes sont bien à leur place, quand les gens se font confiance et ont envie de travailler ensemble, la participation au capital renforce l’histoire commune, dit-il. Mais il faut d’abord construire cette confiance.”
Chez Cameleon, cette aventure commune se traduit par une série de modalités de gestion: représentation des employés au conseil d’administration (CA), droit de vote quadruplé à l’AG, expérimentation de modes de gouvernance participative pour le CA et le conseil d’entreprise, mise en place de comités “bien-être au travail” ou “évènement” “pour faire participer les gens au-delà de leur stricte fonction dans l’entreprise”… “Tout cela traduit de manière tangible et concrète l’aventure entrepreneuriale que nous vivons ensemble au quotidien, précise Thibaut Dehem. Nous sommes vraiment tous dans la même barque.” L’entreprise réfléchit maintenant à des formules pour permettre aux nouveaux employés d’investir eux aussi dans la boîte. Et à l’inverse, les personnes qui quittent Cameleon doivent, elles, impérativement céder leurs parts. “L’idée n’est pas de voir l’actionnariat s’envoler à gauche et à droite, conclut Thibaut Dehem. Ce n’est pas l’esprit de notre modèle et ce ne serait de toute façon pas gérable pour nous.”
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