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“L’intrusion dans notre vie numérique remet en cause la crédibilité de notre régime politique”

Voici cinq ans, trois psychologues britanniques de Cambridge avaient étudié ce que l’on pouvait retirer d’informations uniquement en analysant les likes d’un groupe de 58.000 volontaires utilisateurs de Facebook. Et il apparaissait qu’un simple petit pouce levé révélait beaucoup, beaucoup de notre vie intime. Ces chercheurs avaient pu prédire environ neuf fois sur dix les origines ethniques, les orientations sexuelles, les couleurs politiques des personnes qui s’étaient prêtées à l’expérience.

Imaginez alors la masse de renseignements si l’on ne se contentait pas uniquement des likes, mais d’autres informations trouvées sur les pages Facebook, et si l’on étendait la recherche non seulement à ces comptes originaux, mais aussi à tous leurs amis… C’est exactement ce qu’a fait Cambridge Analytica, une entreprise spécialisée dans l’analyse des big data derrière laquelle on trouve des proches de Donald Trump, comme le milliardaire Robert Mercer ou l’idéologue, aujourd’hui déchu, Steve Bannon.

Avant l’élection présidentielle américaine de 2006, Cambridge Analytica est entrée en possession de données personnelles récoltées auprès de 270.000 utilisateurs de Facebook qui avaient participé à un test organisé par un psychologue britannique. Ce dernier avait ensuite vendu ces données, en violation de la charte Facebook. Au travers de ces cobayes et de leurs amis, Cambridge Analytica a finalement eu accès aux comptes de 50 millions d’électeurs américains et pu brosser pour la plupart d’entre eux un profil psychologique suffisamment précis.

Nous nous sommes servis de Facebook pour récupérer les profils de millions de personnes. Nous avons construit des modèles pour cibler leurs démons intérieurs.

L’intrusion d’acteurs malintentionnés dans notre vie numérique est une réalité. L’événement dépasse de très loin un simple problème d’image pour Facebook, image déjà écornée par les faux comptes ouverts en Russie et diffusant des fake news juste avant les élections américaines et par les révélations du magazine Wired sur la vie totalitaire dans l’entreprise ( voir ” Trends-Tendances ” du 8 mars). Il remet en cause le fonctionnement d’une élection et donc, au final, la crédibilité de notre régime politique. Les analystes de Cambridge Analytica effectuent en effet des profilages de plus en plus fins qui permettent de savoir sur quel bouton idéologique appuyer pour nous faire réagir et nous faire voter dans tel ou tel sens, tels des chiens de Pavlov. ” Nous nous sommes servis de Facebook pour récupérer les profils de millions de personnes, avoue un ancien employé de la firme. Nous avons construit des modèles pour exploiter ces connaissances, et cibler leurs démons intérieurs. ” Ces opérations de marketing politique ciblées peuvent, lors d’un scrutin, pousser les indécis et faire pencher la balance de 3 à 6 %. Un coup de pouce suffisant pour faire gagner le Brexit ou élire Donald Trump.

Face à ce problème,comme nous l’avouait récemment le patron de Largardère Active, Denis Olivennes ( voir son interview dans ” Trends- Tendances ” du 15 mars), le monde de l’entreprise est devenu schizophrène. Il est pris entre, d’un côté, la volonté d’exploiter ces données personnelles qui constituent le minerai de l’industrie numérique de demain. Et de l’autre, le désir de sauvegarder notre sphère privée, qui constitue le socle politique et économique de nos démocraties.

La prochaine mise en place, en mai, par l’Union européenne du règlement général sur la protection des données (RGPD), est à ce sujet très bienvenue. Le texte devrait protéger de manière plus efficace et dissuasive nos données personnelles. Une infraction pourra être sanctionnée par une amende atteignant 4 % du chiffre d’affaires du groupe. Pour Google ou Facebook, cela se traduirait par une ” prune ” de plusieurs milliards d’euros.

La soudaine réaction de Facebook bannissant Cambridge Analytica pour un événement qui date de près de trois ans s’explique en grande partie par la prise de conscience de ce nouveau risque industriel. On espère que la peur du gendarme suffise pour forcer certains acteurs à davantage d’éthique.

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