“Nous vivons désormais dans le tribunal du buzz”
Aux avant-postes des développements du numérique, Denis Olivennes, le patron de Lagardère Active perçoit les bienfaits, mais aussi les dangers d’un monde digital envahissant. Et il met en garde.
Il dit qu’il n’a pas vocation à écrire des livres. Mais que le sujet était tellement important qu’il lui fallait ” ouvrir le débat “. Denis Olivennes, l’ancien patron de Canal Plus ou du Nouvel Observateur et aujourd’hui patron du groupe de médias Lagardère Active, vient de publier, avec l’avocat Mathias Chichportich, Mortelle transparence (*). Un essai qui dénonce les effets délétères de l’idéologie de la transparence associée au monde du big data.
L’hyper transparence et les technologies numériques constituent en effet un couple démoniaque lorsqu’il détruit la sphère privée, nous livre au ” tribunal du buzz “, éradique le droit à l’oubli ou détruit des principes essentiels du vivre ensemble. Qu’on ne s’y trompe pas : cette charge contre les dérives du monde numérique n’est pas une attaque frontale contre les GAFA (Google, Amazon, Facebook, Apple). ” Je n’ai pas envie de les transformer en boucs émissaires “, avertit Denis Olivennes. Je crois que c’est nous, citoyens, qui leur donnons ce pouvoir, qui acceptons un cadre trop souple, trop permissif “. La pierre est dans notre jardin.
TRENDS-TENDANCES. Qu’avez-vous voulu dénoncer ? Une mutation de la société ? Une technologie dangereuse ?
DENIS OLIVENNES. La rencontre des deux. Nous assistons au développement d’une idéologie de l’hyper transparence, qui nous vient des Etats-Unis. Et cette idéologie entre en résonance avec une technologie très puissante et invasive. Ces deux éléments se potentialisent mutuellement : la révolution numérique offre des outils inouïs à l’idéologie de la transparence et cette idéologie autorise culturellement cette intrusion dans notre vie privée.
Profil
– Né le 18 octobre 1960
– A d’abord été haut fonctionnaire (notamment au cabinet de l’ancien Premier ministre français Pierre Beregovoy).
– Puis est devenu chef d’entreprise : entre 1993 et 2011, il est directeur général adjoint d’Air France, président de Numericable, directeur général de Canal +, président directeur général du Nouvel Observateur, de la Fnac, d’Europe 1.
– Il est depuis novembre 2011 le président de Lagardère Active ( Paris Match, Elle, Le JDD, Europe1, etc.), le pôle média du groupe Lagardère.
D’où vient cette idée de transparence ?
En Europe, durant le Siècle des lumières ( 18e siècle, Ndlr), nous avons inventé une idéologie de la transparence contre le secret à l’abri duquel se cachait le despotisme. Les pouvoirs économiques ou politiques doivent rendre compte afin que nous puissions éviter leur turpitude. Mais nous avons également inventé, afin de protéger les citoyens, l’idée de vie privée. Nos goûts, nos préférences, nos relations amicales ou sentimentales re- lèvent de notre seule souveraineté. Non que nous ayons quelque chose à cacher : il est normal que si des délits sont commis à l’abri de cette protection, des juges ou des journalistes enquêtent. Mais c’est notre jardin secret. Or cette vision de la transparence n’est pas celle des Américains. Ceux-ci ont l’idée que chacun d’entre nous doit être nu devant ses semblables. Si tu n’as rien à te reprocher, tu peux tout mettre sur la place publique. Aux Pays-Bas, les rideaux sont ouverts afin que chacun puisse vérifier que tu te comportes bien. Avec la mondialisation, cette idée de la transparence nous revient, alors qu’elle n’est pas la nôtre.
Et les réseaux sociaux, les développements du numérique exacerbent cette évolution…
Et il se trouve qu’avec le numérique, nous avons développé des technologies fantastiques, qui constituent un immense progrès mais qui permettent aussi d’avoir accès à une quantité d’informations sans que nous le sachions forcément. Facebook dispose en moyenne de 98 données personnelles sur chacun de ses utilisateurs. A travers les messages ou les photos que vous postez et les amis que vous avez, Facebook sait ce que vous mangez, quel est votre statut matrimonial, quelle est votre religion… La rencontre de ces deux éléments menace notre civilisation.
Pourquoi ?
En raison de l’utilisation qui sera faite de vos données. Vous portez par exemple une montre connectée qui vous permet de bien gérer votre régime, d’estimer votre activité physique, d’éviter éventuellement un AVC, etc. Mais ces données peuvent aussi être utilisées par votre assureur. Quel usage va-t-il en faire ? Va-t-il vous éjecter de sa compagnie parce que vous présentez un risque trop important pour lui ? Si, demain, les assureurs peuvent déterminer avec une précision inégalée votre profil de risque, le système même de l’assurance, de la mutualisation des risques, disparaîtra.
Nous assistons à un prétoire à ciel ouvert, qui peut vous clouer au pilori numérique sans autre forme de procès. Ce sont les ‘réseaux de la colère’.
C’est l’ensemble de l’organisation sociale qui risque d’être fortement perturbée…
Oui. Les piliers de notre vie commune sont atteints. Le premier est la vie privée qui est un élément essentiel. Je ne suis pas sûr qu’une société entièrement transparente soit vivable. Nous en avons fait l’expérience avec les sociétés totalitaires. La présomption d’innocence est également menacée. Nous vivons désormais dans le ” tribunal du buzz ” où règne la présomption généralisée de culpabilité. Le droit à l’oubli est également atteint. Pourtant, depuis la Rome antique, la prescription est un élément essentiel de notre vie commune, tout simplement parce que nous ne sommes pas le même homme à 20 ou à 40 ans. Si vous êtes poursuivi toute votre vie pour des bêtises que vous avez commises à 20 ans, est-ce une société vivable ?
Le lien social est également touché. Cette société aggrave notre tendance naturelle au narcissisme voire à l’égoïsme ou à l’exhibitionnisme. Notre vie collective est fondée sur un certain degré d’ignorance et de mutualisation. Des villes pauvres sont subventionnées par des villes riches. Des malades sont subventionnés par des bien portants… Le principe de la vie collective est la mutualisation. Or avec les quantités gigantesques de données qui sont désormais à disposition et avec les techniques de profilages très précises qui sont à l’oeuvre, cette mutualisation risque de disparaître.
Ces techniques de profilage ne signifient-elles pas la mise à mort du singulier ?
En effet. Les sites de rencontre qui permettent, à partir de critères et de calculs algorithmiques, de profiler la personne qui vous correspond, constituent un autre exemple frappant de cette mathématisation du monde. N’est-ce pas le contraire de l’amour ? L’idée d’une société où tout est nécessité, où le hasard n’existe plus, est le contraire d’une société humaine. L’histoire de l’humanité est remplie de gens qui n’étaient pas fait pour se rencontrer et se rencontrent néanmoins. Nous sommes en train de fabriquer une société dans laquelle nous ne serons qu’avec des gens qui pensent comme nous, qui nous ressemblent, c’est l’abolition de l’altérité, de la différence, de la singularité.
Mais dans d’autres domaines, cette hyper transparence n’a-t-elle pas été positive ? Tels ces ” leaks ” qui ont mis à mal certains paradis fiscaux ou certains comportements des autorités….
Les révélations d’Edward Snowden sur les écoutes de la NSA ( l’agence américaine de sécurité intérieure, Ndlr) sont extrêmement positives. Mais Edward Snowden a été aidé par deux journaux ( The Guardian et le Washington Post), qui ont réalisé une enquête approfondie permettant d’aboutir à ces révélations. C’est la bonne transparence. Mais elle repose sur l’un des principes fondamentaux de notre société : l’enquête contradictoire, qu’elle soit faite par un juge ou un journaliste. A l’inverse, la révélation de documents internes à la CIA par Julian Assange est beaucoup plus problématique. Elle a mis en danger des agents des systèmes de sécurité pour apporter des informations qui n’étaient pas nécessairement utiles à la société. Les Panama Papers se situent entre ces deux extrêmes. La fuite a apporté des informations utiles, qui mettent l’accent sur l’utilisation abusive de systèmes légaux. Mais il y a aussi des informations personnelles sur des gens qui ont simplement utilisés des dispositifs en toute légalité.
Il existe cependant des mécanismes pour trancher cette question : la Cour européenne des droits de l’homme fixe des principes généraux qui permettent d’arbitrer entre la protection du secret des affaires et du secret professionnel des avocats d’un côté, et les nécessités de la liberté d’informer de l’autre.
Cela voudrait dire que la presse reste utile…
Plus que jamais. L’univers de la presse permet de faire des révélations parfois très gênantes pour le pouvoir et contribue à protéger le citoyen. Le journaliste doit sans cesse se demander si la violation des secrets est proportionnée à la défense de l’intérêt général. C’est le vrai sujet : la presse n’a pas à protéger les gouvernements mais les citoyens et effectue son travail dans un cadre fixé par les règles déontologiques et le droit. L’univers des réseaux sociaux, en revanche, est anarchique. Nous assistons à un prétoire à ciel ouvert, qui peut vous clouer au pilori numérique sans autre forme de procès. Ce sont les ” réseaux de la colère “. Et c’est dangereux.
Dans certaines affaires, on a aussi vu la presse jouer avec l’émotion…
Je ne blanchis pas la presse qui est capable de se tromper et de commettre des erreurs de jugement. En tant que responsable de publications, j’ai un casier judiciaire long comme le bras… Mais la grande différence est que notre liberté de presse est couplée à notre responsabilité juridique, alors que l’univers des réseaux sociaux est anonyme et irresponsable. Je ne noircis pas non plus les réseaux sociaux, qui produisent de l’expression libre et citoyenne. Et qui, dans certains cas, exercent une pression légitime sur les pouvoirs pour agir. Les réseaux sociaux ont fait en sorte que le sujet des agressions sexuelles devienne d’intérêt commun et c’est un énorme progrès.
Quelle est votre position, en tant que dirigeant d’une grande entreprise de médias ?
Je suis schizophrène. D’un côté, je mesure les risques de cette société numérique et, de l’autre, j’accélère un développement qui permet à des groupes de presse traditionnels d’entrer dans le numérique, les data. J’ai participé à la fabrication d’une alliance à l’échelle française de groupes de médias pour mieux valoriser les données ( Gravity, qui réunit une quinzaine de groupes, dont Lagardère, Ndlr). Mais j’essaie d’entrer dans ce monde numérique en étant le plus vigilant possible sur la protection des individus. Et je mesure l’importance renouvelée de respecter les règles traditionnelles de la presse. Avoir une presse professionnelle, respectant les règles déontologiques d’enquête est encore plus vital aujourd’hui.
L’idée d’une société où tout est nécessité, où le hasard n’existe plus, est le contraire d’une société humaine.
Comment alors à la fois prévenir le danger de la transparence et ne pas entraver un développement économique ?
Je n’ai pas de réponse simple à cette question complexe. C’est Laurent Alexandre (chirurgen et spécialiste de l’intelligence articielle, Ndlr) qui avait souligné la différence de conception entre l’Europe et les Etats-Unis en disant que les Américains avaient les GAFA et que nous avions la CNIL ( Commission nationale de l’information et des libertés, qui est l’équivalent français de notre Commission de la protection de la vie privée, Ndlr). Je suis très conscient en tant que chef d’entreprise qu’une régulation excessive tuerait l’innovation et nous mettrait dans une situation concurrentielle asymétrique par rapport aux Etats-Unis qui sont plus souples que nous.
Il faut trouver un arbitrage entre la nécessité des citoyens et celle de l’innovation. Il faut avancer vers un consensus, un compromis entre pays occidentaux sur ce que nous pouvons accepter ou pas. Cependant, la condition première est d’être conscient des enjeux, des risques sur la vie privée, mais aussi des risques économiques si nous freinons l’innovation. L’acte un, c’est le débat. Le règlement européen sur la protection des données est ainsi en train d’être introduit en droit français. Le texte est franchement illisible. Personne, quelques spécialistes exceptés, ne peut comprendre de quoi il s’agit. A l’abri de ce débat d’expert peuvent se dissimuler des choix qui ne seraient pas ceux que ferait la majorité de la population.
Certains citoyens seraient en effet prêts à abandonner davantage sur le terrain de la vie privée en échange de davantage de sécurité. Mais ils pourraient vouloir revenir en arrière par la suite….
Il faut donc procéder avec prudence. Nous l’avons fait en matière d’environnement, de bioéthique. Il faut alimenter le débat public avec des points de vue de personnes éclairées. La gouvernance des sociétés modernes suppose d’arriver à maintenir la démocratie représentative traditionnelle, mais à laquelle nous incorporons la démocratie d’opinion que les réseaux sociaux ont développée. C’est la wiki société, dans laquelle, sur des sujets aussi complexe que le nucléaire, mon avis de néophyte équivaut à celui d’un expert du MIT… Il faut arriver à faire dialoguer les experts et les citoyens.
Un dialogue, mais dans quel cadre ? Les assemblées parlementaires classiques ne suffisent plus, non ?
Il faut inventer d’autres systèmes. Des expériences ont déjà été réalisées dans ce qu’on appelle les conférences de consensus, les sondages délibératifs… Alors bien sûr, cela paraît aujourd’hui aussi saugrenu que lorsque les esprits éclairés du 18e siècle disaient qu’il fallait un parlement représentatif et que l’exécutif soit con- trôlé par le législatif. Affirmer aujourd’hui la nécessité d’inventer une nouvelle gouvernance qui combine une démocratie représentative à l’ancienne et l’utilisation de la démocratie directe que permet le numérique, peut apparaître incongru. Mais c’est une exigence des décennies qui viennent.
La crise actuelle de la démocratie n’est pas une crise de la décision, mais de la délibération. François Hollande, à la fin de son mandat, avait une cote de popularité au plus bas . Il était complètement déconsidéré, mais personne n’a jamais remis en cause la légitimité de son élection. En revanche, le président Macron a été élu sur un programme et chaque fois que l’on met en oeuvre une des mesures de son programme, on rediscute. Désormais les citoyens font la distinction entre l’élection d’un chef d’Etat et la discussion de ses décisions. Nous le voyons nous aussi, les chefs d’entreprise. Nous sommes payés pour prendre des décisions. Toutefois, nous ne pouvons plus les prendre sans associer les collaborateurs de l’entreprise. Nous sommes dans une ” société des égaux “, dans laquelle les citoyens surinformés ne laissent pas leur conscience à l’entrée de l’entreprise. Ce que nous faisons en entreprises via la constitution de forums de salariés, il va falloir le faire aussi à l’échelle de la nation.
Pourtant, ce qui était frappant chez Macron candidat, c’est que son programme avait justement été construit à partir d’ateliers d’électeurs. Les idées venaient de la base…
Emmanuel Macron, dans la construction de sa campagne, et Barack Obama, dans l’utilisation des réseaux sociaux, ont été les premiers à prendre conscience que quel- que chose avait changé dans les systèmes de gouvernance et à prendre en compte cette dimension horizontale de la démocratie. Une fois au pouvoir, toutefois, la verticalité reprend le dessus. Il faut agir, faire des choix. Mais il faut arriver à combiner ces deux dimensions, non seulement dans l’élection, mais aussi dans la mise en oeuvre. Je suis prêt à prendre le pari que les gens qui, dans 100 ans, regarderont notre système politique le considéreront comme étonnement archaïque.
(*) Denis Olivennes et Mathias Chichportich, “Mortelle transparence”, éditions Albin Michel, 17 euros.
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