Emna Everard (Kazidomi) et Olivier Beghin (IsoHemp): “En Belgique, il y a beaucoup de bienveillance envers les jeunes entrepreneurs”
Ils ont lancé leur boîte il y a respectivement dix et cinq ans. Si c’était à refaire, choisiraient-ils à nouveau d’entreprendre en Belgique? Et la croissance de leur entreprise, la voient-ils toujours ici ou à l’international? Emna Everard et Olivier Beghin débattent des forces et faiblesses de l’entrepreneuriat en Belgique.
Pénurie de talents, aversion au risque, complexité administrative, etc. L’économie belge affiche une série de handicaps qui brident très certainement la reprise. Mais elle présente aussi des atouts comme sa position géographique ou la proximité presque naturelle entre les acteurs (petit pays, grand réseau). Deux jeunes entrepreneurs évoquent les racines de leur envie d’entreprendre au départ de la Belgique.
Emna Everard
- Née en 1992
- Ingénieure commerciale (Solvay Brussels School of Management)
- Fonde Kazidomi en 2016, à la fin de ses études. Il s’agit d’un site de vente de produits sains.
- Kazidomi emploie 70 personnes. L’entreprise vient de recevoir la certification environnementale B Corp et d’être désignée “Sustainable Retailer of the Year”.
Olivier Beghin
- Né en 1988
- Ingénieur de gestion (UCLouvain)
- Fonde IsoHemp en 2012, à la sortie de ses études. L’entreprise emploie aujourd’hui 35 personnes.
- Les blocs isolants en chanvre d’Isohemp sont labellisés par la Fondation Solar Impulse de Bertrand Piccard, parmi les “1.000 solutions rentables” au défi climatique.
- En 2021, Isohemp investit 5 millions pour construire une nouvelle usine à Fernelmont et multiplier par cinq sa capacité de production.
TRENDS-TENDANCES. Qu’est-ce qui vous motive, vous “drive” pour entreprendre ici en Belgique?
EMNA EVERARD. Ce qui me drive, ce n’est pas gagner des millions ou construire la boîte la plus grande possible, c’est l’impact que je vais avoir. Je veux aider les gens à consommer mieux, à la fois pour améliorer leur santé et pour préserver l’environnement. Un autre élément qui me donne beaucoup d’énergie, ce sont les gens que je côtoie, que ce soit d’autres entrepreneurs, mes équipes, des partenaires. Le fait de travailler avec des personnes bienveillantes et qui se battent pour les mêmes causes que toi, ça donne de l’énergie. Je ne me vois pas travailler un jour dans une boîte où les gens ne se parlent pas, où l’on ne partage pas.
OLIVIER BEGHIN. Moi, ce qui me drive, c’est de créer et développer quelque chose de nouveau. Et surtout, quelque chose de nouveau qui a du sens: je n’aurais pas pu créer une entreprise qui n’est pas en lien direct avec mes valeurs personnelles. Le deuxième élément, ce sont les gens. Parvenir à créer de l’emploi, c’est pour moi une grande fierté. Cela peut sembler un peu bête mais je trouve ça génial de parvenir à développer une boîte qui offre de l’emploi à d’autres, qui plus est dans un secteur industriel qui était plutôt en déclin chez nous. Nous montrons que réindustrialiser la Belgique, c’est possible. Nous ne sommes pas obligés de tout importer de Chine ou d’ailleurs.
Dans un petit pays, on peut assez vite faire des connexions avec pas mal de gens et cela aide beaucoup.
Olivier Beghin
Vous êtes deux jeunes entrepreneurs. Quand vous êtes arrivés, comment vous ont regardés vos aînés? Avec un peu de condescendance?
E. E. Non, nous avons vécu beaucoup de bienveillance, de curiosité aussi. Ils ont envie d’aider, de donner des conseils mais aussi d’apprendre, de comprendre. Ils nous ont éclairés sur la gestion des ressources humaines, sur la manière de mener des discussions difficiles avec certains employés. Mais ils se renseignent sur nos outils, sur la manière dont nous essayons de stimuler l’innovation. Vraiment, il y a une belle collaboration, on ne nous regarde pas de haut. Et c’est probablement un atout par rapport à d’autres pays.
O. B. Je partage totalement cette constatation. Il y a eu énormément de bienveillance à notre égard, que ce soit de la part de grandes entreprises, de PME ou du monde bancaire. Je ressens une profonde envie de transmettre. Des gens apprécient ce que nous faisons et consacrent du temps à nous aider. C’est le côté “petite Belgique, grand réseau”. Dans un petit pays, on peut assez vite faire des connexions avec pas mal de gens et cela aide beaucoup.
Nous sommes une toute petite entreprise, nos concurrents sont des géants du type Saint-Gobain et malgré ça, il y a de l’intérêt pour nos produits, pour nos innovations. Je ne dis pas que demain, on ne va pas tenter de nous pousser dans le coin pour gagner des parts de marché – c’est le jeu – mais il y a de la reconnaissance pour nos produits, de la bienveillance à notre égard.
Au-delà de cette bienveillance, l’esprit d’entreprise est-il suffisamment mis en avant en Belgique, notamment durant les études supérieures?
O. B. Il existe aujourd’hui plein de programmes pour stimuler l’esprit d’entreprise, pour encadrer les start-up. Tout cela n’existait pas il y a dix ans. C’est très bien mais sans doute pas suffisant. Nous avons eu plein de beaux cours théoriques mais quand on arrive sur le terrain, on ne comprend rien. En première année de master, j’ai effectué un stage en plus – six mois à mi-temps – car j’avais envie de connaître la vie de l’entreprise, j’étais en manque de cela. Je pense qu’avoir une meilleure vue de la réalité du monde du travail et de l’entreprise au cours des études inciterait plus de jeunes à se lancer. A cet âge-là, on n’a rien à perdre, c’est le moment d’entreprendre.
E. E. Lancer sa boîte, c’est clairement plus “stylé” aujourd’hui. Quand j’ai lancé Kazidomi, il n’y avait pas grand monde qui y croyait. Sur les 250 étudiants de ma promotion – dans une école de commerce! – je pense que nous sommes trois à être aujourd’hui entrepreneurs. Nous n’avons quasiment eu aucun cours sur l’entrepreneuriat. La voie royale, c’était de rejoindre un grand groupe de consultance, pas de créer sa boîte. Et ce dont je vous parle date à peine de cinq ans!
Les choses sont en train de changer. Ils ont créé le start-lab, des dizaines de boîtes postulent chaque mois. Il y a de bons projets, les gens ont plus confiance en eux. Et puis, il y a plus de role-models ici en Belgique pour les jeunes entrepreneurs, de belles start-up dont ils peuvent s’inspirer.
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Qu’est-ce qui vous donne envie de développer votre entreprise ici plutôt qu’ailleurs?
E. E. La Belgique, c’est un marché dans lequel il n’y a pas beaucoup de champions et pas beaucoup de concurrence, en tout cas pour mon secteur de l’e-commerce. Si j’avais développé Kazidomi sur la France, ça aurait été autre chose… Etre en Belgique était une opportunité de pouvoir atteindre assez rapidement une certaine taille. Bien sûr, il y a aussi des inconvénients, comme la barrière de la langue. Pour faire de l’e-commerce en Belgique, il faut un site dans plusieurs langues, de la communication dans plusieurs langues. Sur ce plan, la France, c’est beaucoup plus simple!
O. B. Deux langues pour un si petit marché, c’est vraiment problématique. Arriver à trouver les gens qui ont les compétences techniques et linguistiques, c’est parfois super compliqué. Par ailleurs, la recherche des talents est une vraie problématique en Belgique. Nous sommes dans un secteur encore assez traditionnel et je rame pour trouver des ouvriers qualifiés ou des caristes suffisamment motivés. Je pense pourtant que nous offrons une ambiance de travail jeune et dynamique. Mais nous avons du mal à trouver des gens qui ont envie de travailler. Peu importe les diplômes et le background, à partir du moment où on a l’envie, et la tête bien faite, on peut y arriver. Nous avons constamment des postes ouverts et cela freine la croissance de l’entreprise.
E.E. Nous avons du mal à trouver les compétences technologiques, que ce soit pour le développement ou pour le marketing digital, l’e-commerce, etc. Mais même pour les profils non qualifiés, ce n’est pas simple. Nous avons placé une annonce pour un chef d’entrepôt et pour un camionneur en juillet et nous ne trouvons pas. Des gens se satisfont de ce qu’ils gagnent au chômage et ne voient pas pourquoi ils feraient des allers- retours en camion toute la journée.
O.B. Pour venir aux éléments positifs, nous avons en Belgique un marché très structuré, régulé, et cela apporte une certaine sécurité d’entreprendre. Il y a par ailleurs énormément d’incitants publics pour l’innovation, l’investissement, etc. A la limite, il existe même trop de dispositifs d’aide, on ne s’y retrouve plus toujours très bien.
Vous avez évoqué les soutiens publics. Mais qu’en est-il du privé? Quand vous êtes arrivés avec votre idée, quel a été l’accueil du secteur bancaire?
O. B. C’est toujours compliqué quand on est jeune et qu’on a juste une idée. Mais nous avons une chance: en Belgique, il y a de l’argent. Quand on a un bon projet, porté par de bonnes équipes, on peut trouver les moyens de se développer. De mon expérience, les banques jouent assez bien le jeu et nous accompagnent aux différentes étapes du développement de l’entreprise.
E. E. Pour moi, au début, ce fut plus difficile d’un point de vue bancaire car nous sommes dans un secteur tout à fait neuf, où la prise de risque est sans doute plus grande. Chez Isohemp, vous avez des actifs tandis que nous, nous demandions de financer du marketing et du stock de produits qui périment. Heureusement, nous avons été soutenus par un organisme public comme finance.brussels, certes avec des taux d’intérêt non négligeables, mais cela nous a permis de commencer. J’ai le sentiment qu’en Belgique, on a un peu peur d’investir dans des boîtes innovantes qui vont apporter les plus fortes croissances. Je ne pense pas que des Amazon, des Deliveroo ou des Facebook auraient pu se développer ici car en Belgique, on veut que les entreprises atteignent rapidement un Ebitda positif, on n’ose pas investir dans celles qui vont brûler beaucoup de cash au début. On a une approche avec plus d’aversion au risque.
Pour un site d’e-commerce, le gros avantage de la Belgique, c’est sa position géographique.”
Emna Everard
Est-ce un problème d’investisseurs ou d’entrepreneurs?
E. E. Un peu des deux sans doute. L’ambition, ce n’est pas vraiment dans la culture belge. L’effet de taille joue aussi. La Belgique, c’est forcément un plus petit marché. Alors quand on vise une niche, comme les personnes qui recherchent une consommation saine et responsable, on ne touche pas les 11 millions d’habitants mais de fait un public plus restreint.
O. B. Pour nous, l’approche est différente car nous sommes dans un business par nature plus local, qui mise sur les produits locaux, la fabrication locale, le circuit court, etc. C’est vraiment l’ADN de notre entreprise. Le secteur de la construction est, de base, globalement assez local car les matériaux ne s’exportent pas bien, ils sont souvent lourds et ne valent pas grand-chose. La taille du pays n’est donc pas un obstacle pour nous, la coexistence de différentes réglementations régionales est bien plus contraignante.
Avez-vous été associés à un stade ou à un autre aux plans de relance qui mettent très en avant l’isolation des bâtiments?
O. B. Associés, non bien sûr. Mais ce sont effectivement des opportunités pour nous. Les législations vont dans notre sens. Il y a une volonté politique d’aller plus vite et plus loin, tant mieux. Avec notre nouvelle usine, inaugurée en septembre, nous multiplions par cinq notre capacité de production et nous pourrons ainsi répondre à une hausse de la demande. Notre ambition est de réaliser 30 à 40% de croissance dans les cinq prochaines années. Mais derrière, il faut la main-d’oeuvre. Or, il y a d’énormes pénuries dans notre secteur.
La croissance de vos entreprises, la voyez-vous toujours en Belgique, malgré toutes les difficultés dont nous venons de parler?
O. B. Oui, nos produits sont par nature destinés à un marché local, sur un rayon de quelques centaines de km. Cela ne nous empêche pas d’avoir des ambitions européennes, qui passeraient alors par l’implantation d’autres unités de production ailleurs à moyen et long terme. Nous vendons nos produits aux Etats-Unis, en Israël, il y a même une maison qui a été construite avec nos produits en Tasmanie. Nous pouvons le faire car nous avons un produit unique et des gens sont prêts à payer pour cela. Mais cela n’a guère de sens d’un point de vue écologique ou économique.
Votre stratégie serait-elle alors de vendre des licences de production sur d’autres continents?
O. B. Nous avons effectivement beaucoup de demandes en ce sens. Vendre de la technologie et du know-how plutôt qu’un produit, ce serait un tout autre business. Mais nous regardons cette option car clairement, il y a de l’intérêt.
E. E. Pour un site d’e-commerce comme le nôtre, le gros avantage de la Belgique, c’est sa position géographique centrale. Nous n’avons pas vocation à vendre uniquement en Belgique ou en France mais partout en Europe. Tous les pays limitrophes sont de bons marchés pour Kazidomi et notre localisation est donc excellente. Il y a un deuxième élément qui est le prix: la main-d’oeuvre coûte moins cher en Belgique.
C’est bien la première fois qu’on entend cela…
E. E. Avec la France, il n’y a pas photo, en particulier dans les grandes villes et si vous recherchez des profils technologiques ayant déjà une certaine expérience. En outre, en termes de loyers et de frais logistiques, la Belgique est aussi beaucoup moins chère. Maintenant, expédier nos produits dans le monde entier depuis la Belgique n’a pas beaucoup de sens d’un point de vue écologique. Si un jour – j’insiste sur le côté hypothétique – nous devions développer Kazidomi sur un autre continent, nous le ferions avec un ancrage sur ce continent. En revanche, aujourd’hui en Europe, nous n’avons pas besoin d’avoir un autre entrepôt. Si nous nous développons plus dans le sud, la question se posera, notamment en raison de l’importance des coûts de livraison.
La réglementation belge sur le travail de nuit n’est-elle pas un handicap pour le développement de Kazidomi?
E. E. Pour être compétitifs, nous devons travailler sept jours sur sept, et si nous ne travaillons pas toute la nuit, nous commençons tôt le matin pour finir tard le soir. En grandissant, Kazidomi entrait automatiquement dans une commission paritaire “grande distribution” qui ne nous permettait plus de conserver ces horaires. Nous avons heureusement réussi à changer de commission paritaire mais cela a pris trois à quatre mois de discussions et 50.000 euros de frais d’avocat. C’est du temps et des moyens perdus pour agir sur la croissance de l’entreprise. Si je devais recommencer de zéro, honnêtement, je ne sais pas si je le ferais depuis la Belgique. Il y a trop de barrières. Mais nous avons cet ancrage, ce fonctionnement. Déménager, cela a aussi un coût.
O. B. Moi, je pense que je recommencerais en Belgique. J’y ai mes racines, il y a un marché pour nous produits, les matières premières dont nous avons besoin (le chanvre et la chaux) sont disponibles. On extrait la chaux dans des carrières à quelques dizaines de kilomètres à peine de notre usine. Le chanvre ne vient pas de Belgique (ce sera bientôt le cas) mais du nord de la France, ce qui reste très proche. En outre, dans l’industrie, pour qu’une usine fonctionne, elle a besoin que tout un environnement soit actif autour, avec des fournisseurs, des ateliers de mécanique, etc. Cet environnement, nous l’avons ici. Je ne pourrais pas installer l’entreprise demain en Espagne ou en Pologne, cela n’aurait aucun sens. Alors oui, les coûts salariaux sont importants. Mais nous essayons de limiter l’impact par l’automatisation des processus à faible valeur ajoutée.
Vous avez tous les deux pointé que certaines pistes n’auraient “aucun sens du point de vue écologique”. Pensez-vous que vos aînés avanceraient le même argument?
O. B. Nos deux entreprises sont inscrites dans cette logique, je ne sais pas si c’est le cas de tout le monde.
E. E. Aujourd’hui, on n’a pas le choix. Beaucoup de business doivent se réinventer en fonction des contraintes écologiques. Nous sommes dans du B to C. Le consommateur est de plus en plus attentif à cela: il y a cinq ans, nous livrions nos colis avec des protections en plastique. Aujourd’hui, une commande expédiée avec un emballage plastique se retrouverait aussitôt sur Instagram en mode “Qui veut boycotter Kazidomi avec moi?”. Le consommateur dicte l’exemple.
Une autre différence avec nos aînés, c’est peut-être la hiérarchie. Je pense que les jeunes entrepreneurs ont un fonctionnement plus collaboratif, les décisions reviennent moins à une seule personne. La culture de l’entreprise change. Les jeunes ont davantage l’envie de changer, de passer d’un job à l’autre. Nous devons vraiment travailler sur l’engagement pour qu’ils restent chez nous. Ça reste un défi pour une boîte comme la nôtre.
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