Des bouchons d’oreille belges, rentables et sexy
L’audition est précieuse et contrairement à ce que l’on croit souvent, les bouchons d’oreille peuvent avoir un côté sexy. La société belge Loop Earplugs en a écoulé 2 millions l’an passé, pour un chiffre d’affaires de 42 millions d’euros. Ce partenaire officiel de Tomorrowland a enregistré en quatre ans une croissance de plus de 15.250%.
Pas facile de rencontrer ensemble Dimitri O et Maarten Bodewes, le duo à la tête de Loop Earplugs. Le premier est basé au siège d’Anvers, le second, à celui de New York. L’entretien est donc organisé par vidéoconférence.
“Quand deviendrons-nous une licorne (une start-up valant plus de 1 milliard de dollars, Ndlr)? On nous a mis en garde contre cette question!”, rit Dimitri O. Nous nous abstiendrons de rappeler à nos interlocuteurs qu’ils en ont eux-mêmes évoqué la possibilité. “D’après nos calculs, nous devrions y être dans trois à cinq ans, précise Maarten Bodewes. Sauf erreur, nous serions alors la première licorne de Belgique dans le secteur du matériel commercialisé directement auprès du grand public.”
Loop Earplugs est la preuve que même des bouchons d’oreille peuvent être un business à plusieurs millions d’euros. Trois modèles, 15 couleurs et parfois des éditions limitées: il n’en fallait pas plus pour transformer un produit élémentaire en un accessoire élégant. Et ce n’est pas fini puisque plus de 10 lancements (de nouvelles couleurs, de nouveaux matériaux ou de gadgets) sont prévus pour cette année.
Un accessoire de style
“Loop évolue et passe d’un produit fonctionnel à un accessoire de style qui fait intervenir l’affect, détaille Dimitri O. C’est pourquoi nous faisons de plus en plus attention au look. Nous surfons sur les tendances pour mettre le produit en avant autrement.”
Bourdonnements gênants
“Nous investissons 7 millions d’euros dans la R&D, ajoute Maarten Bodewes. En plus des bouchons passifs, nous étudions la possibilité de commercialiser des produits actifs qui font appel à l’électronique ou un modèle dont la capacité d’atténuation serait réglable en fonction du contexte. Si nous voulons poursuivre notre croissance sur la durée, nous devons offrir des produits aptes à résoudre les problèmes des utilisateurs.”
La création de Loop Earplugs en 2016 s’est déroulée d’une manière on ne peut plus traditionnelle. L’idée est née du constat que si une soirée est toujours amusante, les bourdonnements dus aux basses et à la puissance sonore avec lesquels on se réveille le lendemain le sont beaucoup moins. Alors que la protection de l’audition devrait aller de soi, les bouchons se trouvent malheureusement tout en bas de la liste des accessoires auxquels on pense quand on se rend à un festival ou en boîte.
“Les bouchons d’oreille n’ont jamais séduit, admet Dimitri O. Même pas nous. Personne ne veut se promener avec ces espèces de cônes aux couleurs criardes et tout le monde n’a pas plusieurs centaines d’euros à débourser pour une paire faite sur mesure par un audicien. Nous avons donc voulu mettre sur le marché une solution à la fois abordable et esthétique. Ce qui crée un cercle vertueux puisque lorsque l’accessoire est agréable, on a davantage tendance à le porter. De nos jours, on croise dans les festivals plus de visiteurs avec des protections que sans. Ce devrait être un réflexe, comme celui qui consiste à mettre des lunettes de soleil pour protéger ses yeux contre les UV.”
350%
La croissance de Loop Earplugs entre 2021 et 2022.
Le duo cherche à inciter le grand public à porter des bouchons d’oreille. Ou plutôt à rendre l’accessoire sexy pour que tout le monde ait envie de l’utiliser. Au départ, Loop Earplugs se concentrait uniquement sur la vie nocturne. Les bouchons avaient pour but d’atténuer le volume de la musique de quelques décibels, sans gâcher l’expérience ni empêcher les conversations. C’est ainsi qu’à très petite échelle et avec un budget limité, une première collection a vu le jour. Comme, en plus d’être efficace, le produit était élégant, la stigmatisation et la gêne sur les pistes de danse ont disparu.
Croissance explosive
Ambitieux, le duo a toujours visé la croissance. Le premier coup de pouce remonte à 2019, quand le New York Times a qualifié son produit de “meilleur bouchon d’oreille pour concerts”: après la sortie de l’article, la start-up a vu son chiffre d’affaires progresser de 20% à 40% par mois. La majorité de sa clientèle est d’ailleurs toujours concentrée aux Etats-Unis et au Royaume-Uni. La petite entreprise s’est ainsi transformée en une scale-up que le paysage entrepreneurial belge ne peut ignorer. Son chiffre d’affaires journalier avoisine aisément les 200.000 euros ; en période de Black Friday, c’est 750.000 euros qu’elle engrange quotidiennement.
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La société a reçu en octobre dernier le Technology Fast 50 de Deloitte, un prix décerné à l’entreprise technologique belge dont la croissance a été la plus rapide au cours des quatre dernières années – une croissance de 15.250%, donc. L’an dernier fut au demeurant une année record pour Loop, dont le chiffre d’affaires a bondi de 350% par rapport à l’année précédente, pour atteindre 42 millions d’euros. L’Ebit s’est établi à 7% du chiffre d’affaires, soit un bénéfice de 3 millions d’euros.
Les années de croissance explosive se sont aussi déroulées sur fond de pandémie, à laquelle Loop Earplugs n’a pas échappé: lorsqu’en mars 2020, la vie nocturne s’est arrêtée, les ventes de protections auditives se sont effondrées. Enfin, pas complètement puisqu’une étude de marché a permis à Loop de dresser une liste d’utilisateurs qui passaient encore commande.
La crise sanitaire nous a appris que contrairement à ce que l’on croit souvent, les bouchons d’oreille servent à se protéger contre les bruits parasites.
Ainsi, le modèle Experience est-il désormais conseillé non seulement aux clubbeurs et aux festivaliers mais aussi aux motards, pour sa capacité à atténuer dans les mêmes proportions toutes les fréquences. Le modèle Engage, lui, est plutôt conseillé aux parents… entre autres. “Il faut peut-être nuancer un peu, précise Dimitri O: Engage n’est pas une protection contre les cris des enfants mais notre étude a montré qu’énormément de parents contraints de travailler de chez eux pendant la pandémie avaient besoin d’un minimum d’atténuation. Ces bouchons ne suppriment rien d’autre que l’excès de bruit, ce qui améliore la concentration.”
La politique de segmentation de la clientèle est née avant que le monde entier ne soit paralysé. “Si bien qu’en six à neuf mois, nous avons pu toucher de nombreux publics nouveaux, se remémore Maarten Bodewes. La crise sanitaire nous a appris que contrairement à ce que l’on croit souvent, les bouchons d’oreille servent à se protéger contre les bruits parasites, beaucoup plus fréquemment que contre une musique trop forte.”
Les festivals n’en restent pas moins un marché d’importance majeure pour l’entreprise, qui a signé un contrat de trois ans avec Tomorrowland. Après une première édition très réussie, ses produits y seront à nouveau en vente cet été. Loop fabrique systématiquement une version spéciale, aux couleurs du thème du festival. “Nos protections contribuent à la magie de l’événement, sourit Dimitri O. De telles occasions sont pour nous une excellente opportunité de fidéliser la clientèle. Cette année, nous voulons aller encore plus loin et participer à l’intégralité de l’expérience. Je ne peux pas en révéler plus.”
Paris risqués
Leurs bouchons d’oreille sont aujourd’hui portés dans plus de 100 pays. Dans les bureaux d’Anvers, de New York, d’Amsterdam et de Shanghai s’activent 100 équivalents temps plein, un chiffre qui devrait avoisiner 200 d’ici à fin 2024. “Nous cherchons principalement des développeurs de produits et des spécialistes du marketing numérique”, énumère Dimitri O. “Plus la croissance s’accélère, plus le recrutement doit se faire rapidement”, ajoute Maarten Bodewes. Loop semble donc être pour la première fois confrontée à la guerre des talents, même si l’environnement de travail n’y est pour rien, tant s’en faut: la scale-up a été récompensée par plusieurs awards pour la gestion de ses ressources humaines.
Il faut dire que les conditions d’emploi y sont peu banales. Ainsi les salariés bénéficient-ils d’un mois de congé de work away, une offre dont bon nombre profitent pour travailler à l’étranger, parfois, même, à plusieurs. Tous les membres du personnel, quel que soit leur niveau, reçoivent en outre des options sur les actions de l’entreprise. Enfin, chacun participe à un risky bet, dans le cadre de quoi une somme d’argent est confiée à un ou plusieurs salariés afin de tenter quelque chose de nouveau.
“Nous attendons en échange une idée originale, pas nécessairement parfaite, dont le retour sur investissement a été réfléchi, déclare Dimitri O. Si elle est bonne et qu’elle peut être extrapolée, c’est super. Si ce n’est pas le cas, il faut apprendre à faire mieux la fois suivante. Cette année, nous aimerions récolter une centaine de projets de ce type.” “L’initiative vise à entretenir l’esprit de start-up, embraye Maarten Bodewes. Créer une entreprise est un pari calculé. Nous sommes désormais en mesure de permettre à notre personnel de faire la même expérience. En procédant de la sorte, nous cherchons à continuer à promouvoir la rapidité et l’innovation.”
Pas d’investisseurs
Loop mise pour cette année sur une multiplication par deux de son chiffre d’affaires et sur le maintien de sa rentabilité, une croissance pour laquelle elle n’a pas besoin de faire appel à des capitaux extérieurs. A la mi-2020, elle avait levé plus d’un million d’euros auprès d’investisseurs existants et nouveaux, dont Akiles, le fonds de Christophe Rousseaux, le créateur d’Immoweb.
A cela s’étaient également ajoutés des emprunts bancaires. “L’intérêt d’être une entreprise rentable, c’est que l’on peut se payer le luxe de l’autonomie. Nous n’avons actuellement pas besoin d’investisseurs extérieurs, se réjouit Dimitri O. La relative brièveté du cycle de conversion de la trésorerie nous y aide: nous encaissons l’argent au moment même où le client paye. C’est confortable, puisque nous ne sommes jamais à court de capitaux.” Ce qui n’empêche pas les investisseurs et les acheteurs potentiels de se présenter à Anvers, prêts à mettre beaucoup d’argent sur la table. En vain, donc, pour l’heure.
“Nous nous concentrons pleinement sur la mission qui consiste à rendre les protections auditives indispensables, déclare Dimitri O. Pour l’instant, c’est là que va notre attention, pas vers les acquéreurs potentiels. Cela ne veut pas dire que ça n’arrivera jamais.”
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