Dans un contexte qui force les entreprises à se réinventer, le changement, ça se pense

© GETTY IMAGES

Autrefois chasse gardée de bureaux spécialisés, la consultance en gestion du changement attire désormais aussi les “Big Four”. Et pour cause, c’est un domaine qui a le vent en poupe vu la révolution en cours dans le milieu du travail. Petit tour d’horizon des méthodes en vigueur.

Comme le dit si justement Frédéric Olivier, responsable de la RTBF Academy, de la communication interne et de la gestion du changement à la RTBF, il y a quelques années, des termes comme gestion de projet ou change management faisaient figure de gros mots. Aujourd’hui, plus aucune entreprise digne de ce nom n’imagine fonctionner sans eux. Rares sont celles qui entreprennent des modifications structurelles ou opérationnelles impactantes sans avoir recours à un accompagnement spécifique. Ce change management vise à adoucir les conséquences humaines de transformations parfois profondes mais aussi à limiter le creusement de ce qu’on appelle la vallée du désespoir ou le gouffre des larmes, à savoir la baisse logique des performances individuelles et collectives lors du changement.

Former son client permet de jeter les bonnes bases pour pouvoir appréhender les futures transformations.” Laurence Vanhée (Happyformance)

Compte tenu de la digitalisation mais aussi de la disruption causée par des concurrences inattendues ou par de nouveaux besoins exprimés par les collaborateurs, le change management est un secteur qui a le vent en poupe. Au point que les boîtes du Big Four en sont aujourd’hui très friandes. En Belgique, plusieurs ” petites ” sociétés sont très actives dans le secteur. A commencer par Nexum, fondée en 2001 par Vincent Halluent et Luc De Jaeger. Elle a déjà travaillé pour quelques-uns des fleurons de notre économie, tous secteurs confondus.

Luc De Jaeger (Nexum)
Luc De Jaeger (Nexum) ” La réussite du changement passe par son appropriation en interne. “© PG

” Contrairement à d’autres, nous n’avons pas vocation à installer des consultants pour une longue durée chez nos clients et instaurer le changement nous-mêmes, explique Luc De Jaeger. Cela ne marche pas car la gestion du changement est un processus profondément humain. Nous sommes plutôt des facilitateurs, des catalyseurs : nous formons, consultons et coachons, et avons pour vocation de développer les compétences voulues chez nos clients. Pourquoi ? Parce que la réussite du changement passe par son appropriation en interne. D’ailleurs, si le client ne veut pas développer ses compétences, le projet ne nous intéresse pas. ”

Insérer dans l’ADN du client

Laurence Vanhée, ancienne DRH du SPF Sécurité sociale et, aujourd’hui, CEO d’Happyformance, spécialisée dans les transformations RH et dans le bonheur au travail, ne dit pas autre chose. ” Honnêtement, je donne les clés pour que mes clients puissent continuer sans moi. Insérer les valeurs et les compétences du changement dans l’ADN des entreprises, c’est beaucoup plus porteur, profond et enrichissant. Il ne sert à rien de phagocyter les clients, il y a d’ailleurs suffisamment de projets sur le marché pour ne pas y laisser des consultants à demeure. Il faut collaborer, co-créer et faire grandir. ”

Cette démarche de partage et d’appropriation dans le change management part aussi du postulat que, désormais, vu le contexte des entreprises, à chaque changement succédera un autre. ” Former son client permet de jeter les bonnes bases pour pouvoir appréhender les futures transformations, poursuit Laurence Vanhée. Ceci dit, dans tout accompagnement du changement, il faut un cadre de référence. Il ne faut pas réaliser une transformation pour faire le bonheur des RH mais pour répondre aux besoins de la communauté, des managers, des futurs candidats. La vision doit être porteuse de sens et de valeurs et s’appuyer, d’une part, sur des indicateurs de changement pour en mesurer l’impact et, d’autre part, sur une gouvernance qui, le cas échéant, doit pouvoir sortir des clous du cadre classique. ”

Cinq types de résistance

Un changement est, simplement, défini comme une modification de la façon de travailler. Qu’il soit impactant pour les collaborateurs (un nouveau process) ou pour les managers (le télétravail, par exemple), tout changement, même mineur, charrie fatalement son lot des résistances. Surtout chez ceux qui n’en ont jamais connu.

” Il y a cinq réactions typiques, toujours les mêmes, assure Laurence Vanhée. Certaines pouvant être plus exacerbées suivant qu’on se trouve dans le secteur public et privé. Premièrement, les ancrages et les certitudes. C’est le ‘On a toujours travaillé comme ça, alors pourquoi changer ?’ Deuxièmement, les peurs. Soit parce que le collaborateur déteste le changement, soit parce qu’il a très mal vécu un changement précédent. Troisième, la limite du raisonnement. C’est le ‘Chez nous, on ne peut pas faire cela’ ; le collaborateur qui vous dit que ce qui est envisageable au siège n’a aucun sens sur le terrain. Quatrièmement, l’ego du management : ‘Je suis le chef et ça fait 25 ans’ ou ‘Moi, madame, je suis universitaire et je ne change pas’. Cinquièmement, la pression sociale. On ne vainc ces résistances qu’à force de communication, d’accompagnement, de coaching et de participation au processus. ”

Laurence Vanhée (Happyformance):
Laurence Vanhée (Happyformance): “Il ne faut pas réaliser une transformation pour faire le bonheur des RH.”© PG

En Belgique, Nexum représente une vingtaine de collaborateurs, pour partie des indépendants et des salariés. L’entreprise table (c’était avant la crise du coronavirus…) sur un chiffre d’affaires de 2,6 millions d’euros en 2020. Typiquement, un gros contrat d’accompagnement implique trois collaborateurs et vaut un demi-million d’euros. A la fin janvier, la société a fusionné avec Proacteur, un cabinet spécialisé dans le change management situé au Danemark et, comme Nexum, réputé au niveau européen. La fusion qui donne naissance au Nexum Group voit l’arrivée à la tête de l’ensemble de Caroline Mørck Jensen, une Danoise qui était jusqu’ici le troisième partenaire de Nexum.

Ce rapprochement a trois buts. ” Nous voulions prendre de la consistance par rapport à d’autres concurrents, explique Luc De Jaeger. Et notamment, les Big Four. Ensuite, nous sommes de plus en plus sollicités par les grands comptes. Etre plus européen et plus anglophone grâce aux Danois va nous aider. Enfin, nous sommes tous les deux affiliés Prosci. Et l’association élargit donc notre influence pour installer cette méthode chez les clients. D’ailleurs, bpost est arrivée à cette méthode via Proacteur puisqu’à l’époque nous n’étions pas affiliés. ”

Le modèle Adkar

Prosci est une société américaine qui a créé une méthode qui sert de référence à la gestion du changement dans le monde entier. Elle propose le modèle Adkar pour ” Awareness ” (conscience du besoin de changement), ” Desire ” (désir de supporter le changement), ” Knowledge ” (connaissance des moyens de changer), ” Ability ” (capacité de démontrer des compétences et attitudes adaptés) et ” Reinforcement ” (renforcement pour que le changement soit durable). Il s’agit de la boîte à outils la plus complète et la plus intuitive présente sur le marché.

” Prosci la distribue, elle-même, sur les marchés américain, canadien et australien, confie Luc De Jaeger. Nexum est la seule société affiliée en Belgique et nous disposons de la licence pour les formations publiques en Belgique, en France, en Suisse et au Luxembourg. Dans l’optique du partage des compétences dont je parlais plus haut, nous formons donc le personnel des clients et les certifions. Nous avons ainsi un accord avec Microsoft, le plus gros client de Prosci au niveau mondial. Nous formons les partenaires de Microsoft dans les régions Europe, Moyen-Orient et Afrique pour qu’à leur tour, ils l’introduisent chez leurs clients. ”

Nexum n’est spécialisée dans aucun secteur, elle se focalise sur l’humain et ne fait pas de design opérationnel ou du process reingeneering. La méthode Prosci a ainsi été choisie récemment par un grand acteur du secteur hospitalier pour accompagner un déménagement. Elle est aussi la méthode choisie par la RTBF pour accompagner les différents plans de transformation mis en place par la direction.

” Nous travaillons boulevard Reyers depuis 2013, poursuit Luc De Jaeger, au gré des appels d’offre que nous avons remportés. Nous accompagnons le changement de culture. Depuis le mois de septembre, nous implémentons le nouveau modèle de travail orienté public. Nous développons, via des formations et de l’accompagnement, les compétences des managers de proximité, des top managers et des change managers. La certification dure trois jours et ensuite nous dispensons du coaching spécifique et fournissons le suivi de la formation. Pour réussir le changement, il faut un triangle magique : un sponsor, la plupart du temps un membre du comité de direction, un change manager et un project manager. Nous les accompagnons tous les trois. Quand la transformation a un impact fort, nous assurons aussi du coaching des managers de proximité qui sont ceux qui gèrent le changement avec les équipes. Cela leur permet de se familiariser avec quelques outils et d’apprendre des postures spécifiques. Gérer les résistances et coacher sont les deux rôles les plus compliqués dans un processus de changement. Cela demande des compétences humaines que tout le monde ne possède pas. C’est là que nous intervenons. ”

Un impact index à la RTBF

A la RTBF, on se félicite d’avoir choisi la méthode Prosci pour accompagner les différents projets stratégiques qui rythment l’entreprise. ” Je voudrais d’abord dire que je suis fier de notre entreprise, assène Frédéric Olivier. Contrairement à d’autres, nous avons choisi de passer à ce nouveau modèle centré sur le public avec une équipe de vétérans. La moyenne d’âge oscille entre 40 et 45 ans chez nous. C’est un moment très excitant car toute l’Europe nous regarde. Et je suis d’autant plus fier que nos vétérans ont parfois été fort chahutés puisque beaucoup ont dû repostuler pour leur job. Il y a actuellement une quinzaine de gros projets stratégiques qui vont de la construction du nouveau siège au télétravail où, soit dit en passant, la résistance est du côté des managers. Nexum permet d’éviter les pièges et de communiquer avec bienveillance. Je pense que la RTBF est l’entreprise belge qui possède le plus de certifiés Prosci. Cette méthode donne de bons réflexes aux managers. Pour que, oui, un jour, nous n’ayons plus besoin de Nexum. Nous capitalisons sur l’aspect pérenne de son action et sur les formations. Ces managers sont, par ailleurs, aussi engagés dans Leadershift, un programme qui vise au changement de l’attitude managériale. Du control and command au lâcher prise. A la RTBF, nous sommes parvenus, je pense, à donner du sens au changement alors que l’avenir reste flou. ”

Gérer les résistances et coacher sont les deux rôles les plus compliqués dans un processus de changement.” Luc De Jaeger (Nexum)

Ce qui est certain, c’est que les années passées par Nexum dans les couloirs de Reyers ont laissé des traces indélébiles. ” Aujourd’hui, clairement, le changement est une composante importante, poursuit Frédéric Olivier. Il y a du reporting vers le comité exécutif sur une cinquantaine de projets. Ce reporting qui indique le sponsor et le project manager dispose désormais d’une troisième case : le change manager. Nous calculons aussi désormais l’impact index de chaque projet. C’est un outil Prosci qui, sur base d’un questionnaire, permet de déterminer le risque de non-adhésion d’une équipe si on n’accompagne pas le changement induit. ”

Frédéric Olivier (RTBF Academy):
Frédéric Olivier (RTBF Academy): “Aujourd’hui, clairement, le changement est une composante importante de notre entreprise.”© PG

Facilitateur de la transition durable

Happyformance a conclu au printemps dernier une longue mission d’accompagnement du changement à Bruxelles Environnement, ex-IBGE (Institut bruxellois de gestion de l’environnement). Il s’agissait de co-construire une nouvelle stratégie RH qui réponde à la nouvelle vision des missions de cet organisme d’intérêt public. Un projet qui a été lancé à un moment particulier.

” Quand je suis arrivé à l’automne 2013, j’ai trouvé un paquebot ingouvernable, confie Frédéric Fontaine, le directeur général. La désorganisation était générale, la notion de management inexistante. Comme les outils de gestion. Le personnel était motivé par ses missions mais l’institut était trop fermé sur son expertise. On a donc profité du déménagement vers Tour & Taxis pour faire un premier changement au pas de charge. Nous avons modernisé la base en passant, en autres, à un management par objectifs et en adoptant de nouvelles manières de travailler. Ce cycle fini, nous nous sommes attablés à un changement plus profond. Les missions de l’IBGE ont évolué au fil du temps. A l’origine, il s’agissait de protéger la nature. Aujourd’hui, il nous faut aussi faciliter la transition durable, soit le passage d’une économie linéaire à circulaire, et la transition énergétique. Or, ce n’est plus du tout le même métier. Il faut être plus pluridisciplinaire, travailler en partenariat et proposer de la transversalité interne. Pour y arriver, trois mots-clés sont apparus : agilité, digital et inclusion. Mais quelle est la vision humaine qui relie tout cela ? Pour faire les choses convenablement, nous avons choisi de nous faire accompagner par Laurence Vanhée et son équipe. Pour un vrai projet d’appropriation. ”

Le défi n’était pas mince. Il s’agissait de transformer l’IBGE en une organisation ouverte, attractive, apprenante, performante et heureuse. Soit du lourd pour une entreprise publique. Recréer une culture d’entreprise en alignant la politique RH sur les valeurs choisies. ” Pour favoriser l’adhésion au projet et favoriser le changement, je suis partie de la base, raconte Laurence Vanhée. Nous avons demandé aux managers leurs attentes par rapport aux RH mais aussi celles de leurs équipes. A partir des résultats, le staff RH de l’IBGE s’est mis en action. Six axes stratégiques ont alors été dégagés : l’ouverture vers l’extérieur, l’évolution des métiers, la simplification-digitalisation, la flexibilité, le manager de demain et le développement des talents et des communautés. Après des ateliers supplémentaires, nous avons identifié des projets concrets : du moyen terme, du court terme et des quick wins. Avec de la visibilité et la lisibilité dans tout. Et de la progressivité. Une fois que tout cela a été défini, mon travail était terminé et l’IBGE avait tout en mains pour s’approprier le changement. ”

Frédéric Fontaine (Bruxelles Environnement):
Frédéric Fontaine (Bruxelles Environnement): “Il y a clairement eu osmose.”© PG

Des effets de débordement

Tout le travail préparatoire d’écoute, de coaching et d’ateliers a généré une adhésion à la vision recherchée. En outre, la dynamisation créée a engendré des effets de débordement inattendus. ” Il y a clairement eu osmose, se souvient Frédéric Fontaine. Ainsi qu’un effet éponge qui a conduit à notre autonomie. Chacun des six axes est entouré par un sponsor du comité de direction et un chef de projet et conduit par une équipe transversale pour avoir des regards croisés. Le réseau des managers que j’avais instauré à mon arrivée s’est développé et porte vraiment les projets. En outre, le changement a conduit à la naissance d’un collège des jeunes. Un cénacle terriblement dynamique destiné à contrebalancer l’effet “vieux” du comité de direction : des dirigeants qui prennent des décisions pour l’avenir alors qu’ils ne le vivront pas, cet avenir. Enfin, tout le processus a engendré une réactualisation de nos valeurs qui, désormais, sont la responsabilité, l’innovation et le respect. Avec un mantra puissant : responsabilité + autonomie = plaisir + performance. “

Partner Content