Comment l’horeca compte faire revenir le client: “Il va falloir se montrer créatifs!”
Premiers à fermer le 13 mars dernier à minuit, les restaurants et les bars rongent leur frein et mangent leurs trésoreries. En l’absence d’un plan de relance concret, ils se demandent à quelle sauce ils vont être dévorés et dans quelles conditions ils vont pouvoir rallumer leurs fourneaux ou refroidir leurs pompes à bière.
Lire également notre dossier complet “Tour d’horizon des secteurs qui doivent se réinventer” et “Comment faire revenir le client”
” Aujourd’hui, je sais ce que je perds. Quand je vais rouvrir, je ne sais pas ce que je vais perdre. ” Cette phrase, nous l’avons entendue des dizaines de fois ces 15 derniers jours. Face au flou ambiant, les chefs et les patrons de bar se demandent de quoi demain sera fait. En effet, à l’heure d’écrire ses lignes, rien n’est sur la table. Aucune date de réouverture formelle n’a été annoncée. Et si on excepte le projet de loi déposé par les députés de l’ancienne ” suédoise ” qui ramène temporairement le taux de TVA à 6 % dans l’horeca (mesure que nous évoquions dans notre dossier de couverture de la semaine dernière), aucun plan de relance fédéral n’a été approuvé. Au niveau opérationnel, les restaurateurs en sont réduits à suivre ce qui a été mis en place en Italie ou en Suisse : deux mètres entre chaque table ou utilisation de plexi en guise de séparation, climatisation interdite, serveurs masqués, etc.
” Nous sommes abandonnés, assène la cheffe Karin Burton qui, avec son mari Claude, exploite le Lou Fèrri à Uccle, un petit établissement spécialisé dans la cuisine du sud de la France. Rien ne bouge et le droit passerelle nous maintient juste à flot au niveau privé. J’ai calculé que la distanciation sociale à la suisse me coûterait 19 couverts. Il m’en resterait 16, soit le nombre moyen par service. Donc, si le ticket moyen ne change pas, ce qui reste à voir, je pourrais tout juste m’en sortir, pour autant que j’affiche complet ! Je ne pourrais plus servir qu’un menu-carte de sept services où chaque plat pourra être pris seul. Et je garderais ma bouillabaisse, que mes clients adorent. Mon établissement doit rester un lieu de plaisir et de convivialité. Donc, du plexi sur la table, sûrement pas ! Entre les tables, s’il le faut mais alors décoré. Et les prix sont hallucinants : 150 euros par panneau ! Pour le reste, tout est une question d’organisation : placer les clients en commençant par le fond de salle pour limiter les passages, servir une table en entier pour éviter les croisements d’assiettes, etc. Les contacts que j’ai eus avec mes clients sont encourageants : ils veulent revenir. ”
Du côté de Nadia Bruno, qui tient la Fico Osteria, dans le quartier du Châtelain à Bruxelles, le son de cloche est différent. ” Mes habitués, qui profitent du take-away que j’ai mis en place pour survivre, ne sont pas pressés de revenir. En tout cas pas si on a l’impression de manger dans un hôpital. Je n’en aurais pas envie moi-même. Je ne sais pas si je vais rouvrir en juin ou après dans ces conditions. Seize couverts au lieu de 46, sans aide, ça ne va pas être possible. Ou alors, je fais faillite avant la fin de l’année. ”
Un livre blanc controversé
Depuis quelques jours, le landerneau est vent debout contre le livre blanc publié par Horeca Magazine. Celui-ci contient des lignes directrices pour la réouverture et n’est pas piqué des hannetons : travail sur un seul plat, des fours mixtes plus petits plutôt qu’un grand pour toute la cuisine, utilisation de nappes et serviettes en papier, pas de décoration sur les tables, ni salière, ni poivrier, ni huile, ni vinaigre, etc.
” Excusez-moi, mais ce sont des incompétents, tempête Giovanni Bruno, chef du Senza Nome, l’étoilé italien du Sablon. Ils savent ce que coûte un four ? Ne pas travailler à plusieurs sur une assiette ? C’est du grand n’importe quoi ! Ils parlent d’encore plus appliquer les règles HACCP ( standard international de sécurité sanitaire pour les denrées alimentaires, Ndlr) ? Mais, et dites-le bien à vos lecteurs, l’hygiène est déjà la règle numéro un en cuisine. ”
Comme bon nombre de ses confrères, Giovanni Bruno est en pleine introspection. ” En Italie, les restaurants tournent à 10 % depuis la réouverture. Ce n’est pas réjouissant. Reprendre le resto, l’équipe et faire un petit chiffre d’affaires n’a aucun sens. Je vais me faire une montagne de dettes. Il faut rester réaliste. Si mon équipe décide de prendre ses congés d’été comme elle en a le droit, je n’ouvrirai pas avant la fin août. Pour tenir le coup jusque-là, je me lancerai seul dans le take-away au départ du resto. ”
Les uns et les autres sont tout aussi conscients que l’expérience au restaurant ne sera, temporairement, plus du tout comme avant. Que l’on soit une petite adresse de quartier ou un grand étoilé.
” Il va falloir se montrer créatifs, assure Audrey Thiriar, cofondatrice de Tribe Agency, spécialisée dans les métiers de bouche. D’abord, bien communiquer et rassurer. Les chefs ne font pas n’importe quoi et il n’y aucune raison de flipper en se demandant ce qu’il se passe en cuisine. Pour le reste, plein de choses sont possibles : on le voit avec les petites serres à Amsterdam ( qui accueillent séparément les clients, Ndlr) ou les formules pique-nique. J’aime bien l’idée d’envahir l’espace public comme cela se fait à Vilnius notamment. Bruxelles et Liège sont partants pour agrandir les terrasses ou en créer de nouvelles mais ce ne serait pas possible partout. Et il y a de chouettes trucs possibles à imaginer avec des chaufferettes évidemment ! Mais, tout cela demande de l’investissement à l’heure où l’argent manque cruellement. ”
Salons particuliers
Pas question de terrasse éphémère place Rouppe pour le Comme chez soi mais l’établissement a d’autres ressources. ” A la dernière rencontre des grandes tables du monde, un collègue asiatique, qui a des adresses à Hong Kong, où il n’a jamais fermé, et à Bangkok, soulignait le fort engouement de sa clientèle pour les salons particuliers, confie Laurence Rigolet. Nous en avons quelques-uns qui sont finalement très peu utilisés. Ils vont venir à point, comme la nouvelle salle dans la cave, pour compenser les pertes de tables dans la salle Art Nouveau. Nous allons recommencer avec la même carte que l’an dernier à la même époque pour plus de facilité et, surtout, continuer le take-away du week-end “.
Aucun doute, le personnel de salle du Comme chez soi, payé au pourcentage du chiffre d’affaires, sera content de reprendre du service…
Aller prendre un verre au bar d’un lieu bondé où la moitié des gens sont debout est à ranger, temporairement, au rayon des souvenirs. Ce qui ne va pas sans poser de problèmes aux bars à vin ou aux bars à cocktails, par exemple. Certains pensent à ne pas rouvrir tout de suite, d’autres sont plus confiants. C’est le cas de La famille, une adresse prisée des moins de 40 ans dans le quartier du Châtelain, à Bruxelles. Certains soirs, le bar était pris d’assaut et les clients s’agglutinaient en masse sur la terrasse. Arnaud Mestdag, l’un des propriétaires qui possèdent aussi La meute, un resto de viandes bien connu du quartier Flagey qui connaîtra une deuxième adresse en septembre, a bien réfléchi à la question.” Certains soirs, c’est vrai, c’était la guerre, sourit-il. Je ne suis donc globalement pas inquiet : les gens de ma génération (j’ai 31 ans) aiment faire la fête et, chez nous, ils se plaisent bien. Ils vont revenir. Mais je vais perdre la moitié de mes tables et la clientèle debout à l’intérieur. Ce qui me laissera 25 places en terrasse et 20 à l’intérieur. Nous allons rouvrir le bar en mode tapas en nous appuyant sur le talent de notre nouveau chef. Nous placerons les gens à table, y prendrons les commandes avec une tablette et nous ferons ce qu’il faut pour désinfecter quand les clients changeront. Reste le souci de la composition des tables. Je me vois mal comme en Italie demander si ces gens sont de la même famille. Il ne faut pas exagérer non plus ! ” A La famille, comme ailleurs, réouverture ne doit pas rimer avec montagne de dettes. Les propriétaires ont ainsi établi un nouveau business plan pour voir où se situent les marges de manoeuvre. ” Vous savez, nous, les jeunes propriétaires de l’horeca, savons gérer une affaire, confie Arnaud Mestdag. Je suis diplômé d’une école de commerce britannique… Réduire les coûts pour rester rentable, nous pouvons faire. Mais ce n’est pas facile en Belgique de se faire une trésorerie. Les charges sociales sont énormes et ne poussent pas à engager. A La famille, je démarre l’année avec 240.000 euros de frais ONSS, pécules de vacances, etc. Donc, à la reprise, nous reprendrons avec trois ou quatre personnes en salle dont un des patrons, soit moitié moins. Nous allons nous battre. Et tant pis si nos familles nous voient moins ! Il faudrait pouvoir travailler pour vivre et pas pour survivre… ”
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