“Le Brexit n’est pas un risque, c’est une certitude”

Jean-Michel Six, économiste en chef de Standard and Poor's pour l'Europe, le Moyen-Orient et l'Afrique. © EPA

Dangers liés au Brexit, défis du rééquilibrage de la Chine, processus de relocalisation en marche… Nos entreprises ont finalement la chance de faire partie d’un grand marché européen qui reste un îlot de stabilité dans un monde secoué.

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Montée des populismes, Brexit et crise des institutions européennes, changement de modèle économique en Chine, nervosité des prix des matières premières qui se répercute sur les pays producteurs, réveil de la guerre froide… On assiste ces derniers temps à une montée des risques politiques, qui devient la principale menace à la reprise alors que l’économie européenne semble peu à peu redresser la tête.

Quelle est l’importance de ces événements pour les exportateurs européens ? Economiste en chef de Standard and Poor’s pour l’Europe, le Moyen-Orient et l’Afrique, Jean-Michel Six passe en revue ces défis politiques. Et il souligne que dans cet environnement, l’existence d’un grand marché unique européen stable est un élément très précieux.

PROFIL

Jean-Michel Six est responsable des études économiques pour l’Europe, le Moyen-Orient et l’Afrique chez Standard and Poor’s (S&P) depuis2005. D’abord basé à Londres, il a rejoint le bureau de Paris de S&P en janvier 2008.

Avant d’assumer ces responsabilités, Jean-Michel Six a été pendant plus de 15 ans directeur de la société de prévisions économiques DRI, filiale du groupe McGraw-Hill, d’abord depuis Londres jusqu’en 1993 puis à Boston jusqu’en 2005.

Jean-Michel Six est titulaire d’un doctorat en sciences économiques de l’Université de Paris-X ainsi que d’une licence d’anglais.

TRENDS-TENDANCES. Le Brexit est-il l’événement majeur qui va déterminer les exportations ces prochains mois ?

JEAN-MICHEL SIX. Il est évident que le Brexit va dominer l’agenda européen dans les deux années qui viennent. Cela va s’accompagner d’une très grande volatilité, en particulier sur les changes et c’est un problème constant pour les entreprises exportatrices à partir du moment où il devient difficile de planifier les recettes et les dépenses du fait de variations de change importantes. Il existe bien sûr des techniques de couverture mais elles peuvent coûter cher, en particulier pour les petites entreprises.

Pourtant, cinq mois après le référendum, nous ne percevons pas beaucoup d’effets négatifs…

Nous allons assister dans le courant de l’année 2017 à un ralentissement important de l’économie britannique. On ne le perçoit pas encore parce que les effets positifs de la baisse de la livre sterling et le fait que la négociation n’ait pas encore commencé font qu’il y a eu certain état de grâce.

Mais les choses devraient évoluer considérablement dès lors que la baisse de la livre entraînera une forte inflation qui paraît absolument inévitable. En outre, la prudence des investisseurs internationaux concernant le financement de la balance britannique des paiements augmentera au fur et à mesure que les négociations avanceront. On sait par expérience que toute négociation de ce type, qui brasse des enjeux considérables, passe par des phases extrêmement contrastées. Vous aurez dans la presse des titres tels que “Nous aurons bouclé les négociations avant 2018”, puis une semaine plus tard “Nous sommes au bord de la rupture”.

Est-ce pour cela que, sur les marchés des changes, la livre sterling est devenue très nerveuse ?

Ce qui a provoqué voici quelque temps la forte chute de la livre de 6 % en quelques minutes a été causé, mise à part l’influence de quelques algorithmes, par des déclarations proprement incroyables comme celle du ministre de l’Intérieur britannique qui demande aux entreprises britanniques de faire la liste de leurs employés étrangers !

Alors, nous orientons-nous vers un Brexit dur ?

Certains supposent qu’étant donné que le Parlement britannique devra ratifier l’accord et que des parlementaires britanniques sont en faveur d’un Brexit soft, la séparation se fera donc finalement de manière douce. C’est de l’intox. Ce sont des manoeuvres de pré-négociation. Et nous allons les voir se multiplier à partir de l’année prochaine lorsque les négociations entreront dans une phase plus intense, après les élections françaises et les élections allemandes. Le Royaume-Uni devrait afficher une faible croissance (moins de 1 %) l’année prochaine. C’est très peu par rapport aux cinq dernières années.

Cette faiblesse durera-t-elle longtemps ?

En 2017 et 2018. Il est difficile de faire un pronostic raisonnable au-delà.

Quels seront les secteurs de l’économie britannique les plus touchés par la baisse de la livre et donc la hausse des prix à l’importation ?

Ce seront l’agriculture, le secteur des biens de consommation, l’automobile et le secteur des biens d’investissement dans un contexte où l’investissement productif devrait ralentir en raison de ces incertitudes.

Certains disent pourtant que l’on exagère beaucoup l’impact économique du Brexit.

Nous avons dit dès le mois de juillet que l’économie britannique devrait afficher cette année une croissance peu modifiée en raison de la baisse de la livre sterling qui a relancé les exportations. Dans les mois qui viennent, nous allons recevoir en provenance de Grande-Bretagne un certain nombre de signaux qui seront extrêmement trompeurs – ventes au détail, indices PMI des directeurs d’achat, etc. – et qui pourraient suggérer qu’en définitive tout se passe très bien, un peu comme la personne qui tombe d’une tour et qui, à mi-chemin, se dit : “Jusqu’à présent, tout va très bien”. Mais nous attendons des chiffres beaucoup plus mauvais pour les deux prochaines années. Pour nous, le Brexit n’est pas un risque, c’est une certitude.

Un autre danger potentiel pour le commerce mondial est le réveil des tensions entre l’Est et l’Ouest, et l’impact que cette nouvelle guerre froide peut avoir sur le prix des matières premières…

Il y a effectivement toute la question des matières premières dans un cadre de détérioration des relations entre la Russie et les Etats-Unis et d’une situation au Moyen-Orient qui reste dramatique. Cela étant, même s’il subsiste des risques importants, je crois que l’essentiel des matières premières a atteint un point bas au milieu de cette année. Pour les pays exportateurs, le pire est derrière eux. Nous pourrions assister l’an prochain à une remontée modeste des prix pétroliers. Les risques économiques – et cela peut paraître une réflexion cynique – d’une guerre en Syrie sont relativement faibles. Ils ont été pris en compte depuis longtemps par les marchés.

Mais il y a la réapparition de l’Iran sur le marché pétrolier. Cela devrait faire baisser le prix du baril, non ?

On pensait au début de cette année que la réapparition de ce nouvel acteur allait, en effet, exercer une pression baissière. Mais ce que l’on observe, c’est simplement une moindre remontée des prix.

Pourquoi ?

Parce que l’on a sous-estimé deux éléments. Le premier, c’est que même s’il y a eu une levée partielle de l’embargo américain, les banques occidentales restent extrêmement prudentes et hésitent encore fortement à prêter à l’Iran. Elles craignent de se voir infliger des amendes, un risque qu’elles ne veulent absolument pas courir. Le second problème est en partie lié à ce premier problème de financement. Une partie de l’industrie pétrolière iranienne a besoin de se ré-équiper. Et là encore les fournisseurs étrangers restent extrêmement prudents par rapport à l’Iran. Cela limite considérablement l’augmentation de la production pétrolière iranienne.

Comme l’a fait récemment remarquer la directrice générale du FMI Christine Lagarde, le monde est davantage protectionniste. Cela risque-t-il d’entraver le développement du commerce mondial ?

Cette tentation protectionniste et le rapatriement d’un certain nombre d’unités de production dans leur pays d’origine est déjà un fait observable. La croissance du commerce mondial s’élève à moins de 3 % cette année, ce qui correspond traditionnellement à une période de récession. Or le monde n’est pas en récession. Dans un discours assez surprenant voici quelques mois, le patron de General Electric, entreprise mondiale s’il en est, expliquait que sa vision globale avait changé. On ne peut émettre l’hypothèse que l’on peut produire dans un pays pour vendre ou exporter dans un autre. Il convient désormais d’être le plus possible producteur là où l’on est vendeur. Cette idée d’installer quelques grands pôles de production en Asie, par exemple, pour inonder le reste du monde est donc remise en cause.

Comment une entreprise doit-elle se positionner dans cette nouvelle donne ?

Il faut être positif de temps en temps ; c’est en effet la chance de l’Europe d’avoir un grand marché unique, qui est le deuxième plus grand marché mondial. Nous pouvons apercevoir par moments des résurgences de discours protectionnistes, qui constituent plutôt des discours politiques. Néanmoins, vous avez des flux commerciaux en Europe qui continuent de fonctionner. Pour les entreprises européennes, ce grand marché unique est tout à fait précieux. Et c’est pour cela que sur le plan de l’exportation, la zone européenne reste une zone privilégiée. Ce n’est pas la région du monde qui connaît la plus forte croissance, mais c’est celle qui connaît la plus forte stabilité. Pour une série de pays européens, les voisins restent les plus grands marchés à l’exportation, et ce sera d’autant plus le cas dans les années qui viennent.

Cela semble d’autant plus vrai que la Chine, qui a été pendant longtemps le moteur économique du monde, voit sa croissance ralentir et son endettement augmenter.

Le risque chinois est différent. L’an dernier, toutes les discussions en marge de la réunion d’octobre du FMI ont porté sur le risque de ralentissement en Chine. Cette année, la Chine est tombée très, très loin dans la liste des sujets de préoccupation. Les chiffres restent bons. La croissance a ralenti et c’est tant mieux parce qu’elle n’était pas soutenable. Mais nous restons néanmoins aux alentours de 6 ou 7 %. Par contre, la Chine est en train de rééquilibrer son modèle de croissance. Or les expériences à Singapour ou au Japon montrent qu’un rééquilibrage de l’investissement vers la consommation est un long processus. Nous avons tendance parfois à l’oublier.

La demande chinoise est donc véritablement en train de changer ?

Effectivement. La demande de biens d’investissement diminue par rapport à la demande de certains biens de consommation. Nous allons assister progressivement à l’augmentation de la demande pour des produits de plus en plus sophistiqués. Le risque, ou plutôt le défi, est de pouvoir s’adapter à ce rééquilibrage. Et à se positionner sur ces nouveaux créneaux de plus en plus porteurs. Un exemple, un peu lointain mais magnifique, est celui de la Nouvelle-Zélande. Ce pays s’est positionné par rapport à la Chine, qui est son principal client, sur le haut de gamme des produits de consommation et en particulier sur le bio. Il envoie en Chine du lait bio, des moutons bio, etc. et cela se vend magnifiquement bien. La Nouvelle-Zélande s’adresse aux 7 à 8 % de consommateurs chinois qui ne sont pas prêts à manger du porc chinois mais à payer davantage pour manger du porc bio. C’est cela le rééquilibrage.

UN COLLOQUE À BRUXELLES

Le défi des matières premières sera au coeur d’un colloque organisé le jeudi 17 novembre à Bruxelles par l’assureur-crédit Credendo et Trends-Tendances. Jean-Michel Six sera l’un des orateurs ainsi que Philippe Chalmin, professeur d’histoire économique à l’Université Paris-Dauphine et président fondateur de l’institut de recherches Cyclope, et Alison Rose, l’ambassadrice de Grande-Bretagne en Belgique. Cette dernière évoquera le Brexit et ses conséquences.

Plus d’informations sur : www.credendoforum2016. be

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