Jozef De Mey (Ageas): “Nous résistons mieux à la pression des marchés financiers”

© KAREL DUERINCKX

“La crise financière aurait-elle pu être évitée ? Oui, peut-être, si les Américains n’avaient pas laissé tomber Lehman Brothers.” Selon Jozef De Mey, président d’Ageas, l’héritière de Fortis, ce fut le catalyseur de la plus grande crise financière de ce siècle. Mais les racines du mal étaient plus profondes.

Vendredi 26 septembre 2008. Chez Fortis, en conférence de presse, on tient des propos plutôt rassurants. Le lendemain, des investisseurs et des épargnants inquiets vident leur compte. C’est à l’issue de ce funeste week-end que la banque aura été nationalisée. A cette date, si Jozef De Mey n’exerce plus de fonction opérationnelle chez Fortis, il est toujours administrateur de différentes filiales de Fortis Assurances Notamment la joint-venture assurances de Fortis en Thaïlande.

” J’étais à l’aéroport de Bangkok lorsque j’ai reçu un appel, se souvient-il. Le message était clair : Fortis est dans de mauvais draps. Dur à avaler. Tout le monde a été surpris par la rapidité et l’importance de la crise, moi le premier. Je ne m’attendais pas à ce qu’elle prenne une telle dimension. En 2008, j’ai vécu la crise à distance. Ce n’est qu’en 2009 que je me suis trouvé à nouveau impliqué, lorsque le groupe chinois Ping An m’a demandé d’entrer dans le nouveau conseil d’administration de Fortis Holding, et de conduire les négociations avec l’Etat belge et BNP Paribas. ”

La suite appartient à l’histoire. Fortis a d’abord été sauvée par les Etats belge et néerlandais, mais la solution s’est vite avérée instable. La banque est alors tombée dans l’escarcelle de BNP Paribas, alors que la branche assurances prenait un nouveau départ. En 2009, Jozef De Mey devient président de Fortis Holding, qui sera rebaptisé Ageas quelques années plus tard. Il convainc Bart De Smet d’occuper le poste de CEO et Ageas a depuis lors réalisé un remarquable parcours : reprise, expansion et internationalisation.

Au point que l’entreprise suscite la convoitise de repreneurs potentiels. L’agence de presse américaine Bloomberg annonce fin juillet que le conglomérat chinois Fosun prépare une offre d’achat sur Ageas. Qui aurait imaginé cela voici 10 ans ?

TRENDS-TENDANCES. Etes-vous fier du parcours d’Ageas ?

JOZEF DE MEY. Le mot fier est sans doute exagéré, mais nous pouvons être satisfaits de ce que nous avons accompli. En 2008-2009, personne ne savait comment les choses allaient évoluer et sur quoi tout cela allait déboucher.

Quel a été le moment crucial dans cette période ?

Le point capital, c’est qu’en 2009, nous avons renégocié l’accord d’origine avec l’Etat belge et BNP Paribas. Il ne faut pas oublier que le premier plan prévoyait que l’assureur belge AG Insurance allait être complètement absorbé par BNP Paribas. Un de nos principaux objectifs, dans les négociations, était de récupérer les AG. Je savais très bien que nous avions besoin du cash-flow des AG pour développer Ageas dans les régions en croissance comme l’Asie. Sans cette base, il aurait été très difficile d’amener l’entreprise là où elle est aujourd’hui. Si nous voulions développer un projet industriel, nous avions besoin du cash des AG.

Lorsque vous vous penchez sur cette douloureuse période de 2008, que pensez-vous ?

Je me pose toujours deux questions. Premièrement, la crise financière aurait-elle pu être évitée ? La faillite de la banque d’affaires américaine Lehman Brothers a été cruciale dans la mesure où elle a entraîné une crise de confiance dans le secteur bancaire. C’était un catalyseur, les causes étaient plus profondes. Les années qui ont précédé ont été marquées par une très forte pression des marchés sur les entreprises et les institutions financières. On exigeait des rendements de 15 % et plus. Les banquiers ont créé des produits qui rendaient de tels rendements possibles et parallèlement, grâce à leurs modèles théoriques, ils étaient estampillés ” sans risque “. Mais les modèles rationnels, mathématiques, ne tiennent pas compte de la nature humaine. Certains en ont abusé et accordé des prêts hypothécaires à des personnes dont on savait pertinemment qu’elles ne pourraient pas les rembourser. Et si vous faites cela à grande échelle, il y a un problème.

Pour les actionnaires, la nationalisation, suivie de la vente de Fortis Banque aux Français, ce n’était naturellement pas le meilleur choix.

Et la seconde question que vous vous posez ?

Aurions-nous pu gérer la crise autrement ? Notamment dans le cas de Fortis. Je crois qu’au bout du compte, l’Etat belge n’a pas fait de mauvaise affaire avec Fortis. La banque et l’assureur ont été sauvés, probablement sans perte financière. Mais pour les actionnaires, la nationalisation, suivie de la vente de Fortis Banque aux Français, ce n’était naturellement pas le meilleur choix. J’ai longtemps défendu l’idée de conserver entier le groupe Fortis et de ne pas vendre la banque, mais je n’y suis pas parvenu.

Rétrospectivement, vous voyez cela comme une occasion manquée ?

Il est toujours facile de parler après coup. Il faut tenir compte du fait que certaines décisions, en 2008, ont été prises chaque fois en un seul week-end. Dans des circonstances normales, un tel processus de reprise exige plusieurs mois. Mais le temps faisait défaut et personne ne voulait courir le risque de voir les choses mal se passer avec la banque. Vu les circonstances…

Vous parlez de la pression des marchés financiers comme étant une des causes de la crise. Mais Ageas est toujours cotée en Bourse… Cette pression des marchés est-elle encore présente ?

Oui, et elle le sera toujours. Nous avons toutefois appris à mieux la gérer. Nous résistons mieux à cette pression aujourd’hui. Ageas a une stratégie claire et communique en toute transparence sur le sujet. Celui qui n’est pas d’accord avec cette stratégie ne doit pas acheter d’actions Ageas. Et que nous soyons comptables de la mise en oeuvre de cette stratégie, que les marchés exigent que nous fassions ce que nous avons annoncé, c’est normal. Mais nous n’allons pas définir nos objectifs financiers en fonction de leurs desiderata ou des performances d’un concurrent. Notre point de départ, c’est la spécificité d’Ageas, et nous y associons des objectifs financiers, ambitieux mais réalistes. Ageas ne se laisse pas prendre au jeu du concours où vous devez être le meilleur ou le plus beau de la classe. Nous nous efforçons de garder les pieds sur terre. Ageas est un assureur européen de taille moyenne. Et ce modèle a ses limites.

Jozef De Mey (Ageas):
© KAREL DUERINCKX

Les risques du secteur financier sont-ils davantage sous contrôle aujourd’hui qu’il y a 10 ans ?

Le temps, les ressources humaines, la vigilance et l’énergie que les organismes financiers investissent aujourd’hui dans la gestion des risques est sans rapport avec la situation il y a 10 ans. Mais ce n’est pas une garantie que rien ne peut arriver. Nous possédons de magnifiques modèles pour cartographier les risques, mais une fois encore, il faut être prudent avec les modèles. J’estime qu’il est beaucoup plus important de laisser parler le bon sens.

En tant que président, vous avez longtemps dû faire front face au mécontentement des actionnaires lors des assemblées générales. Cela s’est-il calmé ?

Les assemblées d’actionnaires sont devenues beaucoup plus calmes ces dernières années. On parle très rarement du passé. Toutes les questions portent sur le futur d’Ageas. Cela dit, je comprends parfaitement l’insatisfaction et la déception des anciens actionnaires de Fortis. Ce sont surtout les petits investisseurs qui ont perdu beaucoup d’argent. Même si nous n’avons jamais reconnu que des erreurs ont été commises, je comprends leur demande de compensation.

Ageas a décidé de conclure un règlement transactionnel de 1,3 milliard d’euros. Pourquoi ?

Lorsque vous êtes confronté à toute une série de procès et de demandes d’indemnisation, vous pouvez faire deux choses : attendre durant de nombreuses années une décision de justice, ou chercher un arrangement. Nous avons choisi la seconde voie. Ageas a négocié pendant quatre ans et a fini par conclure un accord avec la grande majorité des associations d’actionnaires. La cour d’appel d’Amsterdam a déclaré cet accord contraignant. Cette formule oblige les actionnaires qui le refusent à s’identifier. Pour Ageas, il est important de savoir combien d’actionnaires souhaitent continuer à procéder.

Nous pouvons à présent tirer un trait sur le passé, ce qui va faire beaucoup de bien à notre flexibilité stratégique et financière. La disparition des incertitudes liées aux affaires judiciaires pendantes doit normalement améliorer les ratings financiers d’Ageas. Lorsque nous aurons, le cas échéant, besoin de faire appel au marché pour trouver de l’argent, cela sera plus simple et moins cher.

Etes-vous surpris de l’intérêt manifesté récemment par le groupe Fosun ?

Si vous faites référence aux rumeurs diffusées par Bloomberg, tout ce que je peux vous dire, c’est que Fosun, comme beaucoup d’autres, est actionnaire d’Ageas à hauteur de 3 % environ et qu’il connaît donc l’entreprise. De notre côté, nous n’avons pas encore enregistré la moindre indication qui confirmerait ces rumeurs.

Deux groupes chinois, Fosun avec un peu plus de 3 % et Ping An avec 5 %, comptent parmi les plus importants actionnaires individuels d’Ageas. La fragmentation de l’actionnariat de Fortis a toujours joué en son désavantage. Cela pourrait-il à nouveau vous jouer des tours ?

Tout type d’actionnariat d’entreprise cotée en Bourse, qu’il soit très fragmenté ou mené par un actionnaire de référence, comporte ses avantages et désavantages. Nous avons toujours mis l’accent sur la bonne conduite des affaires, dans l’intérêt de toutes les parties prenantes.

Au cours des dernières années, Ageas a mis l’accent sur la création de valeur pour les actionnaires, probablement en réaction à la débâcle de Fortis. Est-ce toujours le premier moteur de l’entreprise ?

La création de valeur pour l’actionnaire est notre raison d’être. En 2009, Fortis Holding valait 1,2 milliard d’euros. Aujourd’hui, Ageas pèse environ 9 milliards. Au cours de cette période, nous avons également payé 2,9 milliards d’euros de dividendes et acheté pour 1,6 milliard d’actions. Soit, au total, une valeur de 4,5 milliards d’euros créée pour nos actionnaires. Le cash restant, nous voulons l’utiliser en premier lieu pour développer notre activité et faire des acquisitions. Mais en l’absence d’opportunités, nous reverserons ce cash à nos actionnaires. C’est un principe très sain, que nous appliquons avec discipline et à propos duquel nous sommes totalement transparents.

Ageas peut-il un jour redevenir un groupe comme Fortis ?

Impossible. Primo, parce que nous avons fait le choix stratégique d’être et de rester assureur. Secundo, parce que Fortis était bien plus grand qu’Ageas aujourd’hui. La capacité bénéficiaire que Fortis possédait par le passé, nous ne pourrons jamais l’égaler – vraiment jamais. N’oubliez pas que l’activité assurance ne représentait que 30 % du groupe Fortis. Ageas devrait donc être presque quatre fois plus grande qu’aujourd’hui. Non, je ne vois pas comment nous pourrions y parvenir.

Profil

1943. Naissance à Gand

– Etudes en mathématiques à l’université de Gand et en actuariat à la KU Leuven.

1967. Début de carrière à l’organe de contrôle des assurances du ministère des Affaires économiques.

1969-1990. Kredietbank, puis, à partir de 1971, exerce diverses fonctions chez le fournisseur de services financiers John Hancock.

1990. Fortis, où il est nommé directeur général de Fortis International, et en 1995, CEO de Fortis AG.

– 2000. Membre du comité exécutif de Fortis, responsable des activités d’assurances belges et internationales.

2007. Départ de Fortis, en conservant plusieurs mandats non exécutifs au sein du groupe.

2009. Président du conseil d’administration de Fortis Holding, rebaptisé Ageas par la suite.

Quid de la succession ?

Votre mandat d’administrateur s’achève en 2019. Vous aurez alors 76 ans. Le bon moment pour quitter la présidence d’Ageas ?

Nous devons encore en discuter. Mais ne vous inquiétez pas : je n’ai pas l’intention de rester ici encore 10 ans. J’ai en tête les noms de quelques successeurs potentiels. Du reste, il n’y a pas que le nom de mon successeur qui compte. Il y a aussi le calendrier. Cela peut être 2019, mais aussi un peu plus tard.

Le mandat de CEO de Bart De Smet s’achève en 2021. Pourrait-il être le successeur adéquat ?

Il peut assurément être candidat, mais je ne sais pas ce qu’il en pense. Je ne le lui ai pas encore demandé.

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