L’Europe des télécoms, géant fragmenté et nain boursier

Face à une consolidation qui tarde à se concrétiser depuis près de deux décennies, le secteur des télécoms a choisi la voie du partage des réseaux. Cette stratégie pourrait bien confirmer la récente dynamique positive du secteur qui a profité d’un environnement boursier favorable.
Malade chronique des marchés boursiers européens, le secteur des télécommunications cherche un nouveau souffle depuis l’éclatement de la bulle technologique au tournant des années 2000. Depuis, le même scénario se répète inlassablement. À chaque cycle, les opérateurs injectent des milliards dans leurs infrastructures, misant sur une hausse des revenus. Mais ils sont systématiquement rattrapés par la concurrence et l’évolution technologique. Le dernier épisode s’est révélé particulièrement coûteux, avec la combinaison d’investissements dans la 5G mobile et la fibre optique. Les espoirs de remontée des prix ont, une fois de plus, été douchés. Depuis la fin de 2018, les prix des services télécoms n’ont progressé que de 8,4% dans l’Union européenne, bien en deçà de l’inflation générale (+ 27%) qui influence les coûts des opérateurs, notamment via les salaires.
Contexte boursier
En Bourse, l’indice paneuropéen Stoxx 600 Telecom n’a échappé à de nouveaux plus bas que grâce à Deutsche Telekom. Le groupe allemand s’appuie depuis des années sur sa puissante filiale américaine T-Mobile US, dont il détient 51%. Aux cours actuels, cette participation vaut plus de 80% de sa capitalisation boursière, soit près d’un quart de celle du secteur tout entier. D’une certaine façon, le troisième opérateur mobile américain s’impose ainsi comme le poids lourd des télécoms européens.
Ces derniers mois, le vent a toutefois semblé tourner. Telecom Italia, Orange ou Proximus ont bondi de plus de 30% depuis janvier. Ce réveil est avant tout lié au contexte boursier. D’un côté, la détente monétaire de la BCE redonne de l’attrait aux rendements généreux du secteur, en moyenne 5,6%. De l’autre, la politique erratique de Donald Trump renforce l’appétit pour les valeurs européennes défensives, peu sensibles à la conjoncture et largement épargnées par les tensions commerciales.
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Enjeux fondamentaux
Sur le plan fondamental, les défis restent nombreux, comme le souligne Javier Correonero, analyste actions chez Morningstar. Il pointe notamment les enjeux suivants :
• La fragmentation du marché et la lourdeur réglementaire freinent les efforts de consolidation à l’échelle européenne ;
• Chaque pays dispose de son propre régulateur, avec des approches souvent divergentes ;
• Les États, souvent actionnaires des opérateurs historiques, conservent des droits de veto dans les opérations de fusions- acquisitions ;
• Des groupes paneuropéens comme Telefonica, Orange ou Vodafone peinent depuis deux décennies à dégager de véritables synergies transfrontalières ;
• Dans des marchés concurrentiels tels que l’Espagne ou l’Italie, la guerre des prix et le fort taux de résiliation continuent de peser sur les marges.

Consolidation avortée
Face à ces blocages structurels largement imputables à la fragmentation réglementaire, l’idée d’un marché unique des télécommunications refait régulièrement surface. Il s’agirait non seulement d’harmoniser les cadres nationaux, mais aussi de renforcer des acteurs encore trop dispersés. Selon Deloitte, un opérateur mobile européen compte en moyenne 4,5 millions d’abonnés, contre 95 millions aux États-Unis, 300 millions en Inde et 400 millions en Chine.
L’an dernier, Thierry Breton, alors commissaire européen au Marché intérieur, insistait d’ailleurs sur l’urgence de faire émerger de véritables champions continentaux, seuls capables d’absorber les 200 milliards d’euros d’investissements nécessaires dans le très haut débit d’ici 2030, et de rivaliser avec les géants mondiaux du numérique.
Un appel qui n’a pourtant rien de nouveau. Il y a plus de 10 ans, la suppression des frais d’itinérance devait déjà annoncer la création d’un marché unique. En 2015, la Commission Juncker en avait fait une priorité stratégique. Mais les avancées sont restées marginales, tant les réticences politiques se lèvent plus lentement que ne progressent les innovations technologiques.
Le sujet revient depuis régulièment à l’avant-plan – durant la pandémie de 2020, ou encore dans le rapport Draghi sur la compétitivité européenne publié en 2024 – mais sans jamais se traduire par des résultats tangibles. Le mouvement de consolidation du secteur des télécoms a ainsi connu autant de faux départs.
Rationaliser les investissements
Lassés d’attendre et accablés par de lourdes dettes, les opérateurs télécoms ont choisi une autre stratégie : la vente de leurs réseaux. L’année dernière, les TowerCo, véritables sociétés immobilières spécialisées, détenaient 70% des pylônes en Europe après une vague de rachats auprès des opérateurs. Ces TowerCo, comme Cellnex, peuvent ensuite louer ces emplacements à plusieurs opérateurs pour y installer leurs antennes.
Selon Deloitte, l’intensité annuelle des dépenses d’investissement pour le secteur continuera de diminuer pour se situer entre 15% et 16%, entre 2025 et 2029.
Cette évolution devrait contribuer à rationaliser les investissements. D’autant plus que les experts de Deloitte soulignent que “la partie onéreuse du développement du réseau 5G, à savoir l’achat de nouveaux équipements et l’acquisition des fréquences, est désormais achevée pour de nombreux opérateurs. Les dépenses en RAN (infrastructure active comme les antennes, ndlr), après avoir atteint un pic en 2022, sont maintenant en baisse significative. Et il n’y a aucun signe que la 6G arrivera avant 2030, si tant est qu’elle arrive. En conséquence, l’intensité annuelle des dépenses d’investissement pour le secteur (qui a atteint un sommet en 10 ans en 2022 à 17,8%) continuera de diminuer pour se situer entre 15% et 16%, entre 2025 et 2029.”
À noter que certains envisagent même d’aller plus loin dans le partage des réseaux en intégrant les infrastructures actives (antennes…).

Telecom Italia
Par ailleurs, le partage des infrastructures ne concerne pas uniquement le mobile, mais touche de plus en plus le fixe. Telecom Italia a adopté la stratégie la plus audacieuse en revendant son réseau fixe (cuivre et fibre optique) à un consortium dirigé par le fonds américain KKR pour 22 milliards d’euros, allégeant ainsi considérablement ses dettes. Selon l’opérateur, cette transaction lui a permis de renouer avec un (léger) bénéfice au second semestre 2024, après plusieurs années de pertes.
Cependant, cette approche drastique n’a pas entièrement convaincu. De nombreux opérateurs préfèrent s’associer entre eux ou avec des acteurs financiers pour financer le développement, particulièrement coûteux, de la fibre optique. Ce partage d’infrastructures vise à réduire les investissements et les coûts, dans un contexte où il reste difficile pour la majorité des opérateurs d’augmenter leurs prix.
Deux favoris
Toutefois, tout redressement des résultats sera lent. Javier Correonero recommande donc de privilégier les opérateurs “affichant une allocation efficace du capital, une rigueur dans la gestion des coûts et une politique de dividendes prudente”. Les investisseurs ont en effet essuyé de nombreuses déceptions en la matière. Par exemple, Proximus, qui versait un coupon de 2,18 euros, l’a réduit à 1,50 euro en 2014, puis à 1,20 euro en 2020 et enfin à 0,60 euro en 2024 (et probablement en 2025).
Parmi les groupes recommandés par Correonero figurent le britannique BT Group et le français Orange. Le premier “parvient à tirer son épingle du jeu dans un marché compétitif. D’une part, il réussit à maintenir la croissance de ses revenus grand public grâce à des hausses tarifaires qui compensent les revendications salariales syndicales.
D’autre part, sa filiale Openreach (réseau fixe) continue de dégager une solide rentabilité opérationnelle”. La valeur intrinsèque estimée de l’action est de 190 pence. “Orange a surpassé ses objectifs au cours des 24 derniers mois. En 2024, son EBITDAaL (résultat brut d’exploitation, ndlr) a progressé de 2,7%. Pour 2025, le groupe a relevé son objectif, visant désormais une croissance d’environ 3%. Nous saluons les efforts de réduction des coûts engagés par Orange, qui a réussi à abaisser ses deux principaux postes de dépenses – achats externes et charges de personnel – respectivement de 0,7% et 3,3%.” Orange a également livré des résultats et des prévisions légèrement meilleurs que prévu en termes de flux de trésorerie disponible.
Double précompte
Actuellement, ces deux valeurs présentent également un avantage fiscal pour les investisseurs belges. Les dividendes britanniques ne sont pas soumis à une imposition à la source, ce qui permet de ne payer que le précompte mobilier belge de 30%. En ce qui concerne Orange, les dividendes français échappent également au double précompte actuellement, la retenue à la source étant récupérable via la déclaration fiscale. Toutefois, cette situation est temporaire, jusqu’à l’entrée en vigueur d’une nouvelle convention fiscale, prévue pour 2026 ou 2027.
Dans cette même logique, Vodafone (Royaume-Uni), troisième opérateur mobile mondial, constitue une alternative intéressante. Du côté belge, les perspectives sont plus incertaines en raison de l’arrivée de Digi. Jusqu’à présent, Proximus semble avoir bien absorbé le choc, mais il pourrait être plus prudent d’attendre les résultats trimestriels du 9 mai avant d’envisager un investissement – un report qui pourrait d’ailleurs inciter la majorité des analystes, actuellement neutres, à se positionner.
Il convient de noter que les ETF ne sont pas le choix idéal pour parier sur une reprise du secteur, en raison de la forte pondération de Deutsche Telekom (très dépendant de sa filiale américaine) et des équipementiers (qui seraient affectés par une baisse des investissements) dans les indices.
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