BlackRock, Trump et l’accord de Panama: quelles implications pour les investisseurs ?

BlackRock, le plus grand gestionnaire d’actifs au monde, acquiert pour 22,8 milliards de dollars les concessions portuaires situées aux deux extrémités du canal de Panama auprès du conglomérat hongkongais CK Hutchison. Officiellement, il s’agit d’une transaction commerciale, mais en coulisses, c’est un jeu de pouvoir géopolitique dans lequel Donald Trump joue un rôle central.

Pourquoi CK Hutchison a-t-il dû céder ses actifs ? Qu’est-ce que cela signifie pour BlackRock ? Et en quoi cette transaction est-elle pertinente pour les investisseurs ? Réponse en six questions.

1. Pourquoi CK Hutchison cède-t-il ses ports au Panama ?

CK Hutchison, le holding de la famille milliardaire hongkongaise Li, exploitait depuis 1997 les terminaux à conteneurs de Balboa (sur l’océan Pacifique) et de Cristóbal (sur l’océan Atlantique). Ces terminaux traitent ensemble environ 40 % du trafic de conteneurs transitant par le canal de Panama, ce qui en fait des actifs stratégiques sur l’une des routes commerciales les plus importantes au monde.

Cependant, CK Hutchison s’est retrouvé pris entre Washington et Pékin. Depuis la réélection de Donald Trump en novembre 2024, la pression politique sur l’entreprise s’est intensifiée pour qu’elle abandonne ses positions au Panama. Pour Trump et son entourage, il était inacceptable qu’une entreprise hongkongaise – perçue par eux comme une extension de la Chine – contrôle des infrastructures aussi cruciales. Peu importait que CK Hutchison ne soit pas une entreprise d’État, dans la logique de Trump, ce détail n’avait guère d’importance.

La position de CK Hutchison au Panama s’était également fragilisée. En 2024, le procureur général panaméen avait conclu que les concessions reposaient sur des bases juridiques incertaines, accentuant l’incertitude. En vendant maintenant ces ports, la famille Li anticipe d’éventuels litiges judiciaires tout en réalisant une importante plus-value, avec un gain estimé à 19 milliards de dollars, incluant le remboursement de prêts internes.

Selon des sources du Financial Times, la famille Li aurait décidé peu après la réélection de Trump de mettre en vente non seulement les ports panaméens, mais également une grande partie de son réseau portuaire mondial. En intégrant les terminaux panaméens dans une transaction plus large, la vente devenait plus attrayante pour les acheteurs de grande envergure. CK Hutchison pourra ainsi se concentrer sur des secteurs politiquement moins sensibles, tels que la distribution (avec des enseignes comme Kruidvat et ICI Paris XL dans son portefeuille) et les télécommunications.

2. Pourquoi ces ports sont-ils si importants pour Trump ?

Le canal de Panama est bien plus qu’une simple infrastructure. Les États-Unis ont construit le canal, inauguré en 1914, et en ont gardé le contrôle pendant presque tout le XXe siècle. Ce n’est qu’en 1977, sous la présidence du démocrate Jimmy Carter, qu’il fut décidé de transférer progressivement le canal au Panama, un processus achevé en 1999 malgré une forte opposition des Républicains.

Long de 82 kilomètres, le canal relie l’océan Pacifique à l’Atlantique. Il représente environ 4 % du commerce maritime mondial et plus de 40 % du trafic de conteneurs américain. En 2024, le canal a généré près de 5 milliards de dollars de bénéfices et représente directement ou indirectement près d’un quart de l’économie panaméenne.

Pour Trump, le canal revêt un enjeu non seulement économique mais aussi militaire. Voir une entreprise hongkongaise gérer une infrastructure portuaire clé s’inscrivait parfaitement dans son discours sur l’infiltration chinoise dans la sphère d’influence américaine. « Mon administration a commencé à reprendre le canal de Panama », a-t-il déclaré lors de son discours sur l’état de l’Union.

En réalité, le canal reste sous la gestion du Panama. BlackRock ne reprend que les terminaux commerciaux. Pourtant, Trump présente cette acquisition comme une victoire personnelle, affirmant ainsi restaurer l’influence américaine dans la région.

3. Qu’achète exactement BlackRock ?

BlackRock et ses partenaires acquièrent 90 % de Panama Ports Company, l’entité qui exploite les ports de Balboa et de Cristóbal. Mais l’accord va bien au-delà du Panama. Au total, BlackRock prend le contrôle de 43 ports dans 23 pays, représentant 199 quais d’amarrage à travers le monde.

L’acquisition est réalisée avec Global Infrastructure Partners (GIP), intégré à BlackRock depuis 2024, et Terminal Investment Limited (TIL), la filiale portuaire de l’armateur MSC.

D’après The Wall Street Journal, cette transaction comprend des terminaux aux Pays-Bas, en Suède, au Mexique, en Pologne, en Thaïlande et en Australie. Les ports de Hong Kong et de Chine continentale restent sous le contrôle de CK Hutchison.

Selon Reuters, CK Hutchison a été conseillé par Goldman Sachs pour cette transaction. En raison de sa sensibilité politique et de son envergure, le président de Goldman, John Waldron, a personnellement participé aux négociations.

4. Quel est le rôle du Panama ?

Le gouvernement panaméen a réagi de manière ambivalente à l’accord. D’un côté, le président José Raúl Mulino a affirmé sur X (ex-Twitter) que « le canal de Panama est et restera panaméen », en réponse aux déclarations de Trump.

D’un autre côté, des négociations avaient déjà eu lieu entre l’administration Mulino et Washington sur l’avenir des terminaux à conteneurs. Si le Panama souhaitait préserver la neutralité du canal, il était néanmoins disposé, sous la pression des États-Unis, à réduire la présence chinoise dans les ports.

Les exigences de Trump dépasse aussi les seuls ports, puisqu’il demande aussi que les navires américains puissent traverser le canal gratuitement, arguant que les États-Unis doivent le défendre en temps de guerre. Une demande problématique pour le Panama, dont l’économie dépend largement des revenus des droits de passage.

5. BlackRock devient-il un acteur géopolitique ?

Pas nécessairement. « Cela ne signifie pas que BlackRock devient un acteur opérationnel majeur de la logistique », estime Frank Vranken, chef stratège chez Edmond de Rothschild. « Il s’agit surtout d’un investissement à motivation politique qui permet à son PDG, Larry Fink, de renforcer son influence à Washington. »

Les liens étroits entre BlackRock et Washington ne datent pas d’hier. En 2008, le gestionnaire d’actifs a conseillé le gouvernement américain dans la gestion de la crise bancaire et, pendant la pandémie de COVID-19, BlackRock a joué un rôle clé dans les programmes de rachat d’actifs de la Réserve fédérale. Le fait que BlackRock s’implique dans des acquisitions étrangères à forte dimension géopolitique est notable, mais s’inscrit dans une tendance plus large.

BlackRock investit depuis longtemps dans des infrastructures stratégiques, allant des projets énergétiques au Mexique aux grandes autoroutes à péage dans les marchés émergents. L’entreprise joue également un rôle central dans la reconstruction de l’Ukraine. En collaboration avec le gouvernement ukrainien et des partenaires internationaux, BlackRock travaille à la création d’un fonds d’investissement destiné à attirer des milliards de capitaux privés pour reconstruire les infrastructures énergétiques et de transport.

L’acquisition des ports panaméens ne constitue donc pas un cas isolé. « Une opportunité unique d’acquérir des infrastructures de premier plan essentielles au commerce international », a déclaré Larry Fink, le PDG de BlackRock, à propos de cette transaction. BlackRock n’endossera pas de rôle opérationnel direct, mais l’interconnexion entre les intérêts stratégiques de Washington et les choix d’investissement de BlackRock devient de plus en plus évidente.

6. Quelles conséquences pour les investisseurs de BlackRock ?

Pour les investisseurs détenant des actions BlackRock, ou exposés indirectement via les ETF iShares, peu de choses changent pour l’instant. BlackRock reste un gestionnaire d’actifs avec plus de 11 600 milliards de dollars sous gestion. L’essentiel de ces actifs est investi dans des fonds indiciels et des stratégies passives.

Selon Frank Vranken, les investisseurs n’ont pas à craindre une vague de désinvestissement de protestation, comme ce fut le cas avec Tesla. « Je ne m’attends pas à un effet Musk ici. BlackRock reste, pour la plupart des investisseurs, avant tout le plus grand gestionnaire d’actifs au monde. »

Il est cependant évident que BlackRock ne se contente pas d’observer les marchés en arrière-plan. L’accord conclu au Panama montre que l’entreprise est prête à investir dans des infrastructures stratégiques en concertation avec Washington, des investissements qui s’inscrivent parfaitement dans le nationalisme économique de Trump. Cela ouvre des opportunités, mais peut également engendrer des risques politiques à l’avenir. En s’alignant aussi ouvertement sur la stratégie de Trump, BlackRock pourrait être pris pour cible en cas de changement d’administration aux États-Unis. Par ailleurs, la Chine ou d’autres pays pourraient percevoir le gestionnaire d’actifs comme un instrument géopolitique et restreindre son accès à leurs marchés.

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