Plongée dans les coulisses de ceux qui “font” les marchés boursiers

Euronext Amsterdam: le succès des “market makers” aux Pays-Bas plonge ses racines dans le 17e siècle, à l’époque de la Compagnie nérlandaise des Indes orientales. © getty images

Très éloigné de l’élémentaire jeu de l’offre et de la demande, le négoce d’instruments financiers moderne requiert l’intervention de toute une série d’acteurs. Discrets, rapides, armés de technologies de pointe, les “market makers” revêtent une importance cruciale pour les marchés boursiers. Nos voisins du nord excellent dans cette activité.

A deux pas de chez nous, Amsterdam héberge un écosystème d’entreprises indispensables au bon fonctionnement des marchés financiers du monde entier. Sans elles, le négoce de titres ne serait ni aussi efficace, ni aussi bon marché qu’il ne l’est aujourd’hui ; sans elles, acheteurs et vendeurs ne se rencontreraient pas aussi facilement ; sans elles enfin, les échanges d’actions, d’obligations, de trackers, d’options et autres produits dérivés n’auraient pas la fluidité qui les caractérise.

Ces entreprises facilitent les échanges en veillant à ce qu’il y ait toujours sur le marché à la fois une offre et une demande. En anglais, on les appelle market makers, parce qu’elles “font” les marchés d’instruments financiers. En français, on parle d’animateurs ou de teneurs de marchés.

Leur atout: la liquidité

Les trois plus grands market makers des Pays-Bas sont Optiver, IMC et Flow Traders. Chacun a son domaine de prédilection. Alors que les deux premiers excellent dans le négoce d’options, le troisième s’est rapidement spécialisé dans les ETF, ces fonds qui répliquent l’évolution d’un indice d’actions ou d’obligations.

Ces sociétés néerlandaises comptent parmi les meilleures du marché international, que trustent pour le reste principalement des acteurs anglo-saxons. A ces trois teneurs de marchés néerlandais – qui font partie du top 15 mondial – s’ajoutent encore une trentaine de compatriotes, de tailles diverses. Le secteur rapporte chaque année un peu moins de 300 millions d’euros au Trésor néerlandais et assure plus de 1.200 emplois à temps plein.

“Les ‘market makers’ se font fort d’offrir les meilleurs prix, ce qui réduit considérablement les coûts pour le particulier.”

Indépendamment des spécialités et des niches, l’activité est assez strictement définie. “Les market makers se situent toujours des deux côtés du marché, sur lequel ils veillent à ce qu’il y ait à la fois des cours acheteur et des cours vendeur”, résume Martijn Rozemuller, le fondateur de Think ETFs, repris depuis par le spécialiste des ETF VanEck.

Le fait que les animateurs de marché se positionnent tant à l’achat qu’à la vente est du pain bénit pour l’investisseur. “Supposons que je veuille vendre des titres, explique Martijn Rozemuller. Je dois attendre que quelqu’un soit disposé à les acheter, ce qui peut durer longtemps. Les market makers prennent le risque de me débarrasser de ma position. Elles se rémunèrent sur la différence entre le prix auquel elles me l’achètent et celui auquel elles la revendront ultérieurement, ainsi que sur ce qu’elles me portent en compte en échange de cette facilité et de cette rapidité.”

La liquidité est le principal atout de ces intermédiaires financiers que l’on appelle d’ailleurs aussi apporteurs de liquidité. “La liquidité est leur raison d’être, approuve Martijn Rozemuller. C’est ce qui leur permet de faire se rencontrer rapidement offre et demande et donc, de rendre les opérations boursières beaucoup moins chères et plus efficaces pour l’investisseur particulier.”

“Leur dénominateur commun est effectivement la liquidité, renchérit Matthijs Pars, à la tête de l’Association of Proprietary Traders, l’association professionnelle néerlandaise des teneurs de marché. Contrairement aux gestionnaires d’actifs, comme les fonds de pension, les market makers sont toujours présents sur le marché.” Ils assurent de surcroît la circulation des informations sur les prix des instruments dans lesquels ils négocient ; ce flux continu de données garantit une formation efficace des cours de Bourse.

Pour l’investisseur particulier, les teneurs de marché ont l’avantage de rendre le négoce moins cher et plus efficient. «Les market makers se font fort d’offrir les meilleurs prix, ce qui réduit considérablement les coûts pour le particulier, approuve Maarten Mosselman, ancien trader d’options au sein d’un animateur de marché. Il y a 20 ans, les spreads (différence entre les cours acheteur et les cours vendeur, Ndlr) étaient abyssaux. Si vous vouliez acquérir des titres, il fallait payer pour que l’opération elle-même puisse avoir lieu ; aujourd’hui, elle ne coûte que quelques centimes. J’ai récemment retrouvé le relevé de ma première transaction en actions, au début des années 1990: les montants payés à la banque et à la Bourse, de même que le spread, seraient tout bonnement inimaginables aujourd’hui!”

Haute technologie

Les animateurs de marchés ayant toujours la double casquette d’acheteur et de vendeur, la gestion des risques revêt pour eux une importance vitale, plus encore que pour les autres acteurs financiers. Compte tenu de l’étroitesse extrême de leurs marges, la préservation des capitaux est primordiale pour leur modèle économique.

On a vu en 2012 avec l’américain Knight Capital à quel point les choses pouvaient mal tourner. Un nouveau logiciel connecté, en raison d’une erreur humaine, à des ordinateurs eux-mêmes reliés au marché réel, et non à un marché-test comme il aurait dû l’être, a émis pour 7 milliards de dollars d’ordres d’achat. Knight Capital ne doit d’avoir échappé à la faillite qu’à sa reprise par un concurrent.

L’activité s’articule, nous l’avons dit, autour de toute une série de niches. Sjoerd Rietberg, l’ancien CEO de Flow Traders, opère une distinction entre marchés d’options et marchés au comptant, où se négocient notamment les actions et les ETF.

“Le trading d’options a recours à une méthode d’évaluation plus complexe, car les incertitudes sont plus nombreuses ; les valoriser est une activité très spéciale. Les teneurs de marchés d’options doivent avoir un esprit très analytique et une puissance de calcul hors du commun, résume notre interlocuteur. Avec les ETF, c’est plus facile, car on sait presque toujours exactement ce qu’ils valent, puisque la valeur de leurs sous-jacents est généralement connue. Il y a donc peu d’incertitudes quant aux cours. Reste qu’il faut toujours savoir de quels sous-jacents chaque tracker est composé, pour pouvoir tirer profit des spreads. Ce qui exige d’être très précis, et rapide sur la balle.”

Calculs savants

Pour déterminer la valeur intrinsèque des instruments négociés et la comparer à leur cours, les market makers font appel à des modèles informatiques et à des calculs savants. C’est avec les ETF que le principe est le plus facile à expliquer. Les ETF répliquant l’évolution d’un indice, le Bel 20 par exemple, la valeur de leur sous-jacent (en l’occurrence, la valeur totale de l’intégralité des actions qui composent le Bel 20) se calcule aisément. Lorsque l’ETF Bel 20 est très demandé, son cours peut augmenter plus rapidement que celui des actions sous-jacentes.

Dans ce cas de figure, un market maker va vouloir acquérir les actions (moins chères) et vendre le tracker (plus cher). A la clôture, elle remettra ces actions à l’émetteur de l’ETF ; elle obtiendra en échange des actions de l’ETF, qu’elle déposera entre les mains de l’acheteur de ce tracker. Son bénéfice sera formé par la différence entre les cours des actions du Bel 20 et ceux des actions de l’ETF. C’est ainsi que les teneurs de marché capitalisent sur les écarts entre les cours des ETF et ceux de leurs sous-jacents.

“Quand la plupart des investisseurs sont en difficulté, les ‘market makers’ s’en sortent généralement bien, ce qui peut être difficile à comprendre.”

A l’image des Bourses, qui commencent même à devenir entièrement électroniques, les teneurs de marché ont depuis quelques dizaines d’années de plus en plus recours à la technologie. “Il y a 25 ans, il s’agissait d’une activité ouverte à toute personne capable de calculer un peu rapidement”, se souvient Maarten Mosselman.

Cette époque est aujourd’hui totalement révolue. Sjoerd Rietberg a suivi l’évolution technologique de près: “Au début, les teneurs de marché utilisaient une feuille Excel intelligemment reliée à la Bourse. Puis ils ont commencé à développer leurs propres logiciels, qui leur permettaient de mieux analyser les informations sur les instruments négociés et d’automatiser les processus. Avant, chaque trader suivait 20 à 30 produits ; aujourd’hui, ce nombre peut grimper jusqu’à 3.000.”

Des pionniers au “flash trading”

Le succès des market makers néerlandais plonge ses racines dans le 17e siècle. “Les Pays-Bas ont une des plus anciennes bourses d’actions au monde, relate Matthijs Pars. La Compagnie néerlandaise des Indes orientales a été la première à y être cotée. La première génération de traders pour compte propre, qui ‘faisaient’ le marché en négociant des actions de la Compagnie, remonte à cette époque.”

Les choses se sont accélérées quand l’European Options Exchange, la première Bourse d’options européenne, a vu le jour à Amsterdam, en 1978. “Tjerk Westerterp, son directeur, a tellement bien vendu sa marchandise que le négoce d’options entre investisseurs privés aux Pays-Bas est devenu florissant, relate Martijn Rozemuller. C’est de là qu’ont émergé les grands market makers néerlandais.”

“D’autant que stratégiquement, le pays se trouve à un carrefour où convergent marchés de capitaux et technologies. Les évolutions y sont très rapidement adoptées, ce qui permet à ces sociétés d’avoir toujours une longueur d’avance», ajoute Sjoerd Rietberg.

“Sans les ‘market makers’, la vie des investisseurs serait beaucoup plus compliquée.”

Cette rapidité et ces qualités d’analyse rendent l’activité difficile à comprendre, voire quelque peu mystérieuse, pour les profanes et les investisseurs particuliers. La plupart des teneurs de marchés cultivent de surcroît la discrétion car lorsqu’ils apparaissent dans les médias, c’est souvent pour y être qualifiés de flash traders, ou traders à haute fréquence, un terme que le best-seller Flash Boys, de Michael Lewis, à qui l’on doit également The Big Short, a contribué à populariser.

Flash Boys décrit cette technique hautement sophistiquée qui permet aux traders d’avoir connaissance de certains ordres plus rapidement que le reste du marché – une pratique très décriée, dont chacun perçoit qu’elle est déséquilibrée. “Cette forme de trading n’a jamais existé en Europe”, confirme Matthijs Pars. “C’est ni plus ni moins du délit d’initié, ce qui est strictement interdit”, ajoute Sjoerd Rietberg. L’histoire n’en a pas moins influencé l’opinion que se fait le grand public des market makers.

Jouer des coudes

Notre activité est de toute façon compliquée à expliquer, soupire Sjoerd Rietberg. De surcroît, lorsque les marchés sont très agités, les market makers gagnent plus: ils profitent de la volatilité, qui n’est pourtant elle-même que le résultat du comportement et des émotions des investisseurs à ce moment précis. En d’autres termes, quand la plupart des investisseurs sont en difficulté, les animateurs de marché s’en sortent généralement bien, ce qui peut être difficile à comprendre. C’est d’ailleurs une des raisons pour lesquelles Flow Traders est entrée en Bourse en 2015: elle voulait rendre ses activités plus transparentes et son modèle économique, plus clair.”

“Les investisseurs particuliers ne concurrencent en aucun cas les market makers”, rassure Maarten Mosselman. Si ceux-ci cherchent à tirer profit de leur rapidité, c’est surtout pour pouvoir jouer des coudes et proposer les meilleurs prix. “Sans eux, la vie des investisseurs serait beaucoup plus compliquée”’, conclut-il.

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