“Le marché est obsédé par l’investissement passif” : risque de bulle en bourse ?
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L’investissement passif est un phénomène qui gagne en ampleur. Mais est-il vraiment sans risques ? Pourrait-il être une bombe à retardement pour le marché ? Dans une nouvelle analyse, Banque de Luxembourg dresse quelques problèmes.
Investir depuis son hamac, le mot de l’année en Flandre en 2024. Le concept est simple : investir, de manière passive, en suivant les indices boursiers, c’est-à-dire acheter les actions reprises dans cet indice, et les pondérer comme elles le sont par les maisons qui créent ces indices. Ou acheter des ETF qui répliquent ces indices. Ces investisseurs se basent sur l’argument suivant : il est de toute façon très difficile de sélectionner des valeurs en particulier et faire mieux que ces indices, même pour les professionnels comme des banquiers, donc autant viser large et suivre le marché dans son ensemble, pour également prendre moins de risques.
Obsession
L’attrait grandissant pour cette manière d’investir vire d’ailleurs à l’obsession. Autant du côté des investisseurs que du côté des gestionnaires de portefeuilles. C’est ce qu’analyse Guy Wagner, Chief Investment Officer de la Banque de Luxembourg Investments, dans une note.
“Sur les marchés boursiers, l’obsession de la performance relative a pris des proportions inquiétantes. Plutôt que de se réjouir d’une bonne performance absolue, les investisseurs se plaignent lorsqu’ils constatent qu’ils n’ont pas fait aussi bien qu’un indice de référence dont ils connaissaient à peine l’existence il y a quelques années encore, mais auquel ils attribuent aujourd’hui la science infuse. Tout ceci a un impact important sur le comportement des gérants professionnels. Leurs décisions sont aujourd’hui de plus en plus motivées par la crainte de sous-performer un indice et de perdre leurs clients, plutôt que basées sur leurs convictions réelles”, écrit-il.
Et d’ajouter : ” L’environnement actuel ressemble à cet égard à celui du début de ce siècle. Nous assistons dès lors à un nouveau paradigme en matière d’investissement caractérisé par la peur de rater la hausse plutôt que par l’analyse des fondamentaux. Alors qu’en théorie, les décisions d’investissement sont censées être prises de manière rationnelle, la démocratisation de la finance fait en sorte que dans la pratique, elles sont de plus en plus souvent prises sur base d’émotions. Et les réseaux sociaux renforcent encore ce phénomène. Tout ceci suscite des préoccupations quant à la stabilité des marchés financiers, qui ressemblent par moments à des casinos, et à la stabilité du système financier dans son ensemble.”
Valorisations énormes…
Selon l’expert, cette “obsession” de l’investissement passif peut ainsi entraîner un cercle vicieux qui mène à des surévaluations. “La gestion passive est largement agnostique en matière de valorisation, l’objectif consistant à acheter des actions proportionnellement à leur poids dans un indice. Et dans la mesure où dans beaucoup de ces indices (à commencer par le S&P 500), le poids des valeurs est déterminé par leur capitalisation boursière (le nombre de titres fois le cours), les titres qui ont le plus monté attirent le plus de capitaux, entraînant un risque de surévaluation, l’inverse étant vrai pour les titres délaissés.”
Plus les investisseurs achètent les actions des entreprises à la plus forte valorisation, car elles sont en tête des indices, plus ces valorisations augmentent et prennent du poids dans les indices et plus les investisseurs vont acheter ces actions, en résumé. Et les chiffres ont déjà atteint des proportions énormes, retrace Guy Wagner :
– “Les États-Unis comptent pour environ 20% du Produit Intérieur Brut mondial, mais le marché américain représente quelque 70% de l’indice mondial. Un tel déséquilibre n’a plus été constaté depuis la fin des années 1980, lorsque le Japon représentait moins de 10% du PIB mais près de 50% de l’indice mondial.”
– Ou encore : De nombreux exemples démontrent l’absurdité de la situation actuelle : la capitalisation boursière des 15 plus grandes sociétés américaines est presque équivalente à celle des marchés européens, japonais et émergents réunis, les 27 plus grandes sociétés de semi-conducteurs ont aujourd’hui une capitalisation boursière totale qui dépasse celle des secteurs de l’énergie et des matériaux combinés, la capitalisation boursière de Tesla a augmenté de 850 milliards de dollars en deux mois, ce qui constitue autant que la capitalisation boursière totale des 10 autres plus grands producteurs de voitures.
… ou démesurées ?
Mais cette valorisation élevée des États-Unis est-elle justifiée ? L’expert émet quelques réserves. “Depuis 2017 la surperformance du marché américain s’explique par la hausse de son multiple de valorisation et non pas par une croissance bénéficiaire nettement supérieure à celle des autres régions (tout comme la croissance économique plus élevée aux États-Unis résulte avant tout d’un déficit budgétaire nettement plus élevé). Il en résulte que sur base de la plupart des ratios de valorisation, la prime du marché américain est aujourd’hui historiquement élevée. Un autre élément à noter concernant la performance du marché américain est qu’elle s’explique par un nombre très limité de valeurs. Cette étroitesse se constate même dans le secteur technologique. Sa surperformance l’année dernière reposa essentiellement sur une seule valeur : Nvidia.”
La question qui en découle est donc si ces megacap pourront continuer sur leur lancée. Là aussi, Guy Wagner se pose des questions. “Les valeurs technologiques semblaient perdre de leur splendeur en 2022 avant que le thème de l’intelligence artificielle ne leur insuffle une nouvelle dynamique. Il ne fait pas de doute que les grandes valeurs technologiques américaines sont dans l’ensemble de très bonnes sociétés. Elles disposent d’avantages compétitifs et génèrent des flux de revenus récurrents et un rendement sur capitaux employés élevé. Elles sont toutefois aujourd’hui très chères et leur croissance bénéficiaire commence à diminuer. A noter aussi qu’avec le cloud et l’Intelligence artificielle, ces sociétés commencent à entrer davantage en concurrence entre elles, alors que jusqu’à présent, chacune disposait d’un quasi-monopole dans son activité principale.”
L’investissement passif… et la bulle
Bref, eu égard de ces différents éléments, l’investissement passif pourrait ainsi contribuer à créer une bulle. “Pour qu’une bulle se poursuive, il faut qu’elle attire de plus en plus de capitaux. Et il est tout à fait possible que la gestion indicielle continue à gagner des parts de marché au détriment de la gestion active.”
Mais cette bulle pourrait-elle venir à éclater ? L’expert et son équipe voient notamment trois risques, qui pourraient précipiter la chute des cours. Le premier serait une déception quant à l’IA, à son potentiel de revenus ou d’économies de coûts ; surtout avec les centaines de milliards de dollars que la tech US a injecté dans le développement. Le deuxième serait un assèchement des liquidités : en 2025, il y aura “la nécessité de refinancer une grande partie de la dette publique et privée” et le marché américain y est plus exposé que d’autres marchés occidentaux. Le troisième est l’affaiblissement du dollar : la surperformance de Wall Street est aujourd’hui fortement corrélée à la dominance du dollar. Mais Trump veut réindustrialiser le pays et affaiblir le dollar ; comme il l’avait fait lors de son dernier mandat.
Le dilemme
Mais l’expert sait qu’il peut ne pas être facile d’opter pour une autre stratégie que celle de l’investissement passif. “La combinaison d’un environnement plaidant en faveur des actions et d’indices boursiers chers parle donc clairement pour une gestion active, même s’il est illusoire de penser qu’une telle gestion puisse durablement surperformer tant que l’engouement pour la gestion indicielle continuera. Un investisseur a aujourd’hui le choix entre jouer la carte du momentum avec les risques associés ou opter pour une stratégie axée sur les fondamentaux avec le risque de sous-performer les indices, du moins à court terme.”
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