La finance ESG face à de gros vents contraires

La finance durable traverse une période difficile, bien que les fonds durables aient terminé l’année 2024 sur une note positive. © Getty Images
Sébastien Buron
Sébastien Buron Journaliste Trends-Tendances

Trumponomics, tensions géopolitiques, contraintes réglementaires : plusieurs facteurs freinent le développement de l’investissement ESG qui, après plusieurs années de forte croissance, fait face à un environnement plus complexe et à de nouveaux défis.

Après avoir connu un essor considérable ces dernières années, la finance durable traverse une période difficile. Longtemps portée par l’essor des critères environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG), elle connaît même un ralentissement ces derniers mois. Bien que les fonds durables aient terminé l’année 2024 sur une note positive, l’engouement global s’est essoufflé.

Les flux de capitaux captés par les fonds ESG ont atteint leur plus bas niveau depuis 2018, selon Morningstar, alors que le reste des marchés financiers affiche une solide progression. Rien qu’en Europe, 94 fonds ont ainsi été fermés ou fusionnés au quatrième trimestre, portant le total à 351 sur l’année écoulée.

BlackRock se retire

Symbole de ce retournement : BlackRock. Début janvier, le premier gestionnaire d’actifs au monde a quitté la Net Zero Asset Managers Initiatives, une alliance mondiale réunissant des asset managers œuvrant pour la neutralité carbone. Un temps ardent défenseur de l’environnement, Larry Fink, le très influent patron de BlackRock, a désormais banni l’acronyme ESG de son vocabulaire, s’inscrivant dans une tendance plus large, particulièrement visible aux États-Unis, où plusieurs grandes institutions financières de premier plan ont décidé de prendre leurs distances avec la finance durable, reléguée au second plan par des tensions géopolitiques et commerciales exacerbées par le retour de Donald Trump à la Maison Blanche.

Outre la défection de BlackRock, six grandes banques américaines (Goldman Sachs, Wells Fargo, Citigroup, Bank of America, Morgan Stanley et JP Morgan) ont aussi décidé de revoir leurs ambitions environnementales et sociétales à la baisse en quittant la Glasgow Financial Alliance for Net Zero, autre initiative visant à promouvoir la transition vers la neutralité carbone. Elle a été lancée sous l’égide des Nations unies en 2021.

Piètres performances financières

Par ailleurs, les fonds verts ont aussi souffert ces dernières années de piètres performances financières. Une perte de vitesse en termes de rendement financier qui n’est pas prête de disparaître avec l’incertitude géopolitique et le financement de la défense. On le sait, la finance durable n’est généralement pas associée au financement de la guerre, prônant des valeurs de paix plutôt que d’armement. En Belgique, le label Towards Sustainability interdit toute exposition au secteur de la défense. Plusieurs lois européennes, comme la loi Mahoux en Belgique, interdisent le financement direct et indirect des armements non conventionnels, rendant de nombreux acteurs du secteur inéligibles à l’investissement d’un point de vue réglementaire, alors que les valeurs européennes du secteur de la défense cotées en Bourse, comme Thales ou Safran, s’envolent.

Enfin, comme le rappelle Ophélie Mortier, chief sustainable investment officer chez DPAM (le gestionnaire de fonds institutionnels de Degroof Petercam qui totalise plus de 50 milliards de fonds gérés, dont environ 47% en fonds durables, ndlr), il est clair que “les citoyens sont aujourd’hui moins préoccupés par l’environnement que par les dangers imminents comme la guerre en Ukraine ou les questions liées au coût de la vie, ce qui ne joue pas non plus en faveur de la finance durable”, estime-t-elle.

Pas de retour en arrière

Un véritable retour en arrière semble toutefois peu envisageable, estime Ophélie Mortier. À ses yeux, le retrait des grandes banques américaines de l’alliance doit être nuancé. “Elles ont évoqué leur désir de conserver leur autonomie et leur indépendance dans la gestion de leurs objectifs climatiques, en tenant compte de leurs devoirs fiduciaires et de leurs rendements financiers. Elles ont également mentionné le risque de distorsion concurrentielle, les obligeant à adopter des stratégies d’investissement similaires. Cependant, elles n’ont pas nécessairement renoncé explicitement à leurs engagements environnementaux et climatiques, lorsqu’elles en avaient.”

Selon Ophélie Mortier, il en va de même pour BlackRock qui a prévu qu’une transition ordonnée pourrait conduire à un gain net de 25 % de la croissance mondiale d’ici 2040, par rapport à un scénario de rupture ou d’absence de transition. “Cela rend d’autant plus ironique sa récente sortie de la Net Zero Asset Managers Initiatives. À titre illustratif, l’ouragan Milton a largement dépassé le coût moyen des 10 événements les plus extrêmes en 2024, avec 60 milliards de dollars de coûts. Cela démontre les conséquences financières et économiques et l’urgence de renforcer la résilience climatique”, souligne la spécialiste de DPAM pour qui, l’avenir de finance durable n’est absolument pas remis en cause sur le long terme : “Nous sommes loin d’assister à la mort de l’investissement climatique. Au contraire, nous entrons dans une nouvelle phase de pragmatisme, de réalisme et d’opportunités d’investissement rentables et ciblées”.

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“Il y a une demande forte en Europe pour simplifier les grands textes autour de l’ESG : taxonomie, CSRD et CS3D.” – Ophélie Mortier (DPAM)

Professeur à la Solvay Brussels School et observateur attentif de la finance ESG, Marek Hudon reste lui aussi convaincu que le coup de frein actuel ne remet pas en cause la lame de fond de la transition verte. Selon lui, il faut bien différencier la réalité de l’ESG aux États-Unis et en Europe. “Alors que l’ESG décroche clairement depuis six mois aux États-Unis, c’est beaucoup moins le cas en Europe, dit-il. L’élection américaine a clairement changé la donne aux USA, c’est beaucoup moins le cas chez nous. Il est important de souligner qu’au niveau mondial, ce n’est pas un mouvement généralisé, bien au contraire.”

Excès de reporting

Force est toutefois de constater que l’excès de reporting est au cœur des critiques actuelles. En novembre dernier, le grand patron de BNP Paribas, Jean-Laurent Bonnafé, avait qualifié de “délire bureaucratique” la nouvelle directive européenne CSRD, un texte visant à améliorer et à harmoniser la divulgation d’informations environnementales, sociales et de gouvernance.

De fait, “il y a une demande forte en Europe pour simplifier les grands textes autour de l’ESG : taxonomie, CSRD et CS3D, indique Ophélie Mortier. La mise en conformité est bien souvent un casse-tête. L’investissement ESG a besoin de stabilité et de règles claires”. Pour notre interlocutrice, il ne faut toutefois pas jeter le bébé avec l’eau du bain.

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“Il serait regrettable de revoir à la baisse les objectifs sociaux et environnementaux au nom de la simplification administrative.” – Marek Hudon (Solvay Brussels School)

“Si de nombreux acteurs du monde économique sont aujourd’hui demandeurs de simplification, cette dernière ne doit pas obligatoirement aller de pair avec une diminution des ambitions environnementales, abonde Marek Hudon. Il y a eu un embouteillage de nouveaux textes qui sont tous arrivés en même temps en fin de législature européenne en juin dernier. Mais il serait regrettable de revoir à la baisse les objectifs sociaux et environnementaux au nom de cette simplification administrative. Il y a moyen de faire autrement que ce que propose la Commission européenne avec le paquet Omnibus qui appelle à une réflexion en ce sens”, insiste Marek Hudon, craignant pour sa part un détricotage des textes.

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