Bruno Colmant: “Les tarifs douaniers de Trump ne sont que l’écume du tsunami”


Pour Bruno Colmant, les tarifs douaniers décidés par Donald Trump ne sont que l’étape intermédiaire d’un processus visant à débarrasser les États-Unis de leur dette.
Donald Trump a déclenché sa guerre commerciale en appliquant des tarifs douaniers de 10 à 60% à la grande majorité des partenaires commerciaux des États-Unis. Une décision jugée souvent absurde et néfaste, aussi bien à l’économie américaine qu’à l’ensemble du monde.
Comment ce geste pourrait-il s’expliquer ? Quelles sont les motivations profondes des USA ? Nous allons essayer d’y voir plus clair avec Bruno Colmant, économiste membre de l’Académie royale de Belgique et professeur à l’ULB et l’UCLouvain.
“Tout ce que Donald Trump réalise aujourd’hui est à prendre avec un grand sérieux, avertit-il. Il va probablement briguer, d’une manière ou d’une autre, un troisième mandat. Cela veut dire que ces décisions s’inscrivent dans le temps long. Ce que nous vivons maintenant n’est jamais que l’écume d’un tsunami.”
TRENDS-TENDANCES. Quels sont les effets de ces droits de douane généralisés imposés au reste du monde ?
BRUNO COLMANT. Je pense que cela va avoir deux effets finalement contradictoires, mais proches de ce que nous avons vécu dans les années 1970. Il y aura une baisse de l’activité et de l’inflation importée. Nous retombons sur ce scénario de stagflation qui lui-même avait été la résultante du choc monétaire de 1971 (le 15 août, Richard Nixon abandonne la convertibilité du dollar en or, ndlr), mais aussi des chocs monétaires que nous avons connus dans les années trente. À cette époque aussi, il y a eu l’abandon du bloc-or et une dévaluation importante. Avec toujours le même scénario : le protectionnisme abaisse l’activité économique, mais renchérit le coût des importations qui sont essentielles.
Le Financial Times a publié ces derniers jours des estimations qui montrent, qu’en cas de guerre commerciale totale, avec des mesures de rétorsions de part et d’autre, l’inflation américaine augmenterait de 5,5%. Elle augmenterait de 2% au Canada, de 0,8% au Mexique et de 0,1% en Belgique.
Pourquoi alors les États-Unis s’infligent-ils cette peine ?
C’est la trame de l’histoire des Américains. Ils considèrent à un moment qu’ils doivent se débarrasser des dettes qu’ils ont vis-à-vis de leur propre population et du monde. Des dettes qui sont le reflet de leurs excès de consommation par rapport à leur production.
Pour imposer ce jubilé, cet effacement de dette, il faut être dans une position de force. Or, nous ne sommes plus dans le rapport de force qui prévalait juste après la Seconde Guerre mondiale ou après la chute du mur de Berlin.
La part du dollar dans les échanges internationaux, encore maintenant, évolue bon an, mal an autour de 60% depuis un certain temps. Au-delà d’un monde qui devient multipolaire, les États-Unis ont gardé une prééminence. Mais c’est cela leur paradoxe : les Américains veulent tout et son contraire. Ils veulent innover, imposer une monnaie tellement abondante qu’elle soit incontournable d’un point de vue international, et donc qui doit être structurellement dévaluée.
Et d’autre part, ils mettent en œuvre une politique protectionniste qui est plutôt de nature à faire augmenter la valeur du dollar. Il y a une contradiction dans ce que fait Donald Trump. Toutefois, il faut regarder à long terme, et l’aboutissement de leur politique, je crois, est qu’ils veulent garder une monnaie extrêmement dévaluée et qui leur permettra de se financer à des conditions dépréciées.
Ils ne redoutent donc pas le choc systémique qu’une crise économique et monétaire pourrait enclencher, contre eux aussi ?
Comme disait l’ancien diplomate Henry Kissinger, les Américains jouent aux échecs, coup par coup. Les Chinois jouent au jeu de go, de manière beaucoup plus subtile. Je pense que les États-Unis ont une vision inductive des choses.
Quitte à handicaper structurellement leur économie ?

Bien sûr. Donald Trump se dit que le surcroît d’activité que va entraîner cette guerre tarifaire compensera le désagrément d’avoir de l’inflation. Une voiture va coûter plus cher, mais finalement, elle sera construite sur le sol américain, et les États-Unis retrouveront dans la quantité de travail ce qu’ils perdent dans la quantité de monnaie. C’est ce que dit Stephen Miran, le conseiller économique de la Maison Blanche. Finalement, ces droits de douane ne sont jamais qu’une façon de déstructurer le paysage avant de passer aux choses sérieuses, à savoir la dépréciation du dollar. Mais effectivement, il y a une contradiction : il y aura de l’inflation, ce qui est contraire à la prospérité américaine.
Ce que nous vivons aujourd’hui est donc une étape intermédiaire. Le point d’aboutissement est que les États-Unis veulent un dollar extrêmement faible. Pour pouvoir rembourser leur dette ou ne pas la rembourser du tout (en obligeant leurs créanciers à acheter des obligations perpétuelles, par exemple, ndlr), parce que leur dette publique devient insoutenable.
Nous pouvons faire un parallèle avec Richard Nixon qui, en 1971, a fait exploser le système de Bretton Woods parce que les États-Unis ne pouvaient plus tenir la parité de change. Nixon a alors libéré les USA de leurs engagements monétaires. Et aujourd’hui aussi, ce qui se passe est comme si les États-Unis disaient qu’ils voulaient être libérés de leurs engagements en matière d’endettement public. Ce qui est d’ailleurs paradoxal parce que seulement 25% environ de la dette américaine est détenue en dehors du pays.
Le point d’aboutissement est que les États-Unis veulent un dollar extrêmement faible pour pouvoir rembourser leur dette, ou ne pas la rembourser du tout. – Bruno Colmant
Mais je pense nous vivons un acte de piraterie monétaire, comme les États-Unis l’ont toujours fait. C’est la fameuse phrase du secrétaire au Trésor américain de Richard Nixon, John Connally, qui répondait aux Européens inquiets des fluctuations du dollar : “Le dollar est notre monnaie, mais votre problème.”
Cet “acte de piraterie monétaire”, le monde ne semble toutefois pas l’accepter…
Imaginez que Donald Trump dise : ‘Je sors de l’Otan’, ou agite une autre menace. Et qu’il ajoute : ‘Mais si vous souscrivez aux obligations d’État que je vais vous donner par paquets entiers et si vous achetez du matériel militaire américain, les États-Unis resteront’. Je crois que les Européens se coucheront parce que, dans de très nombreux domaines, il n’existe pas de solution européenne. Nous n’avons jamais relocalisé les industries qui sont à l’étranger.
La Commission européenne a toujours voulu favoriser le pouvoir d’achat des consommateurs lambda. Si l’on dit à ce consommateur européen qu’il va devoir payer plus cher parce qu’on relocalise les industries qui étaient auparavant au Bangladesh ou ailleurs, et qu’un t-shirt va coûter non plus 3, mais 55 euros, il dira non. Nous allons, je crois, rester en dépendance forte des Américains.
Ces derniers n’auront-ils d’ailleurs pas le même problème ? Ils vont aussi payer leurs t-shirts 55 dollars.
Oui, mais cela pourra être compensé par d’autres choses. Une baisse d’impôts ? Un taux d’intérêt négatif. Mais nous partons également de l’idée que le consommateur aura un moyen de s’exprimer. Cependant, si le régime devient dictatorial, et si l’on tient compte du fait que les Américains portent les États-Unis comme valeur supérieure, ils seront d’accord de souffrir. Donald Trump le dit d’ailleurs : ‘Vous allez un peu souffrir maintenant, mais ce sera mieux après’. Les Américains – si l’on excepte quelques éruptions de violence comme lors de la guerre du Vietnam – sont dans un grand degré d’obéissance par rapport au pouvoir politique, un très grand degré d’obéissance.
Les États-Unis veulent de véritables colonies, au sens physique du terme, pas seulement au sens de flux commerciaux. – Bruno Colmant
Alors, nous avons parfois du mal à tirer la synthèse de tout cela parce qu’il y a des éléments contradictoires. Mais le point central, pour moi, est que les États-Unis continuent à consommer tant et plus. Et en ne remboursant pas leurs dettes puisqu’ils consomment plus qu’ils ne produisent. Et pour cela, et c’est le discours notamment du vice-président JD Vance, les États-Unis veulent de véritables colonies. Des colonies au sens physique du terme, pas seulement au sens de flux commerciaux. On pourrait même dire que ces colonies sont peut-être pour lui la révélation de la finitude des ressources américaines, et qu’il souhaite aller piller en Ukraine, au Canada, au Groenland…
Lorsque le monde se rendra compte que les États-Unis ne veulent pas rembourser leur dette, cela ne provoquera-t-il pas un choc systémique ?
On pourrait argumenter que toute dette publique n’est jamais remboursée, elle n’est que refinancée. La question est : comment les Américains peuvent-ils contraindre les taux d’intérêt à être bas ? Ils le peuvent de deux manières différentes. D’une part, en forçant les pays tiers à acheter des obligations d’État américaines à long terme. C’est le plan de Stephen Miran. Les États-Unis diront à leurs partenaires : ‘On sait que vous n’avez pas envie d’acheter de la dette américaine, mais vous allez quand même le faire’. Ou d’autre part, en manipulant leurs taux d’intérêt pour que les taux réels soient négatifs aux États-Unis. Des taux réels négatifs ont déjà été observés par le passé, mais ex-post (quand l’inflation augmente et dépasse le niveau des taux nominaux, ndlr). Mais ici, ce serait ex-ante. L’investisseur en obligations d’État américaines serait obligé de perdre de l’argent. Et cela conduirait à une dépréciation du dollar.
Les autres pays, et notamment la Banque centrale européenne, pourraient réagir. Cependant, nous n’avons pas, en Europe, la même latitude qu’aux États-Unis pour diminuer les taux d’intérêt. L’euro est une devise dans laquelle sont effectués seulement 20% des échanges commerciaux. Nous serons toujours coincés, comme nous l’avons été en 2009-2010.
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