Réseaux mobiles : le coup de poker de Guillaume Boutin
Proximus a choisi d’ouvrir son réseau mobile à un futur concurrent, Digi Communications, pour l’aider à couvrir rapidement le pays. Son CEO, Guillaume Boutin, s’inspire de son expérience du marché français.
Dans la partie d’échecs qui se joue sur le marché des opérateurs mobiles, Proximus a signé un coup audacieux. Le premier opérateur de réseaux GSM du pays va aider un futur concurrent, Digi Communications Belgium, qui a obtenu des fréquences pour ouvrir le quatrième réseau mobile du pays. Un accord de wholesale (vente de gros) de capacité a été conclu.
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Le nouvel opérateur pourra ainsi couvrir immédiatement la Belgique dès 2024 en attendant de construire un réseau complet. Il a obtenu des fréquences en juin 2022, au terme d’une mise aux enchères du spectre radioélectrique par l’IBPT, l’autorité de régulation du marché des télécoms. IDigi Communications Belgium est une joint-venture entre un groupe de télécommunications roumain, Digi, et une société belge, Citymesh, qui installe des réseaux mobiles pour des entreprises.
“Cet accord est une grande surprise”, a écrit David Vagman, analyste financier du secteur des télécoms chez ING. Le pari de Proximus est de tempérer l’impact de la concurrence du nouvel entrant. La perte de part de marché sera compensée, au moins partiellement, par les recettes du wholesale.
“Il s’agit d’un accord commercial, précise Fabrice Gansbeke, porte-parole de Proximus. De toute manière, il aurait été possible à Digi d’acheter de la capacité pour des raisons régulatoires, nous avons préféré négocier un accord commercial.” Proximus évite ainsi que Digi signe avec Telenet ou Orange Belgium.
Même scénario qu’avec Free en France
Ce quatrième opérateur est fort attendu. Il devrait intensifier la concurrence, entraîner une baisse moyenne des tarifs. Chaque fois qu’un nouveau réseau GSM a été autorisé en Belgique, les prix ont reculé. Ce fut le cas à l’arrivée de Mobistar en 1996, deux ans après Proximus, puis d’Orange (devenu Base) en 1999.
Guillaume Boutin, CEO de Proximus, connaît bien l’impact de l’arrivée d’un nouvel opérateur mobile. Il a vu de près ce qu’il s’est passé en France, en 2012, lorsque Free est venu jouer le quatrième larron et a bousculé le marché. Le patron de Proximus travaillait à l’époque chez l’opérateur SFR, au poste de directeur financier, puis de directeur du marketing grand public. Il a donc vécu (et subi) aux premières loges les turbulences qui ont suivi l’arrivée de Free. “En France, depuis 2012, année où un quatrième opérateur mobile est arrivé sur le marché, le niveau des prix a connu une diminution de 27%”, indiquait une étude de l’IBPT de 2018 sur l’impact d’un quatrième opérateur (dont -26% rien qu’en 2013).
“J’avais vu le bénéfice d’un tel accord pour Orange”, nous a écrit Guillaume Boutin, qui parle, au sujet de l’accord Proximus-Digi, d’un “formidable succès”. L’accord Orange-Free avait permis à ce dernier de débouler sur le marché de l’Hexagone et d’en capter 5% après six mois d’activité. Orange a perdu des abonnés d’un côté, mais gagné des revenus de grossiste en connectivité de l’autre.
David Vageman, d’ING, estime que l’opération est risquée. “C’est bien sûr un jeu dangereux”, écrit-il, faisant référence au précédent français dans sa note d’analyse. “Nous aurions pensé que Proximus, qui a la part de marché la plus élevée dans le marché mobile et le plus à perdre dans une guerre des prix (en euros, pas en pourcentage de revenu), serait resté sur le côté, n’apportant aucune aide à un nouvel entrant.”
En plus, l’accord prévoit que Proximus cède environ 400 sites à Digi Communications. “Ce sont des pylônes dont nous n’avons plus besoin”, explique Fabrice Gansbeke. Grâce à ceux-ci, Digi Communications pourra déployer ses antennes. ING estime que l’opération pourrait rapporter 100 millions d’euros à Proximus.
Compliquer la tâche des concurrents
L’accord pourrait en tout cas embarrasser la concurrence, Orange Belgium et Telenet, à un moment clé. Orange a racheté Voo et a conclu un accord croisé avec Telenet qui ouvre le câble de Voo à l’opérateur flamand, et inversement pour Orange en Flandre.
L’avenir dira si l’accord Proximus/Digi est un coup habile. Tous les grands opérateurs mobiles belges souffrent en Bourse, car ils doivent investir beaucoup dans la fibre optique et la 5G, ce qui freine leur rentabilité. Tous les rapports d’analystes financiers pointent les incertitudes que pose l’arrivée de Digi comme quatrième opérateur mobile. “Nous pensons que le nouvel opérateur mobile ne doit pas être sous-estimé, sachant que Digi a été capable de gagner plus de 5% des marchés mobiles et broadband en Espagne”, avait écrit KBC Securities Research en mars dernier, dans une étude sur le marché belge des télécoms.
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L’impact de Digi en Belgique reste encore difficile à préfigurer. L’opérateur mobile arrive sur un marché qui ne connaît quasiment plus de croissance, qui est saturé, avec 12,46 millions de cartes SIM en 2022 (107% de la population). Par ailleurs, la concurrence entre les trois acteurs mobiles possédant un réseau (Proximus, Orange Belgium, Telenet/Base) et les opérateurs virtuels (MVNO) a progressivement érodé les tarifs. Le revenu moyen par utilisateur est de 16,8 euros par mois (ARPU), contre 17,7 euros en 2013, avec plus de minutes et de données. Y a-t-il encore de la marge pour proposer des tarifs plus bas en visant la rentabilité?
Un nouvel opérateur très discret
Le nouvel opérateur est lui très discret. L’annonce de l’accord avec Proximus lui a permis tout juste de rassurer le marché sur ses intentions. “We’re on schedule”, indique Ward Van Oosteghem, chief strategy officer du Citymesh Group dans le communiqué publié par le partenaire belge de Digi Communications. “Nous pourrons entrer dans le marché en 2024 avec une offre mobile complète pour les consommateurs et les clients business.”
Le CEO de Citymesh Group, Mitch De Geest, ajoute que “cet accord est une étape cruciale dans notre masterplan. Le but reste de casser le statu quo en Belgique”, et conclut: “nous annoncerons des plans concrets bientôt”.
D’ailleurs, la structure juridique de l’opérateur n’a que très récemment été mise en place, en juin dernier, avec la création de la société Digi Communications Belgique, basée à Bruxelles. Le groupe Citymesh est spécialisé dans les services télécoms aux entreprises et fournit déjà des services en 4G et 5G. La société Digi est plutôt orientée vers le grand public (lire l’encadré). Elle pourrait souhaiter proposer des offres “packagées” de mobile et de broadband (internet et télé) comme elle le fait en Roumanie ou en Espagne.
Digi Communications pourrait avoir besoin d’un accès à un autre réseau durant un certain temps. L’IBPT ne lui a en effet imposé que des contraintes modérées pour assurer la couverture du pays. Le quatrième opérateur ne devra couvrir lui-même, dans la fréquence de 700 MHz, que 30% de la population d’ici janvier 2025, puis 70% d’ici janvier 2028 et 99,8% d’ici septembre 2030.
Qui est Digi?
Le Digi Communications Group, actionnaire majoritaire de Digi Communications Belgium, est le premier opérateur roumain. Fournissant des services dans son pays, en Espagne et un peu en Italie, il réalisait en 2022 un chiffre d’affaires de 1,5 milliard d’euros (le quart de Proximus) et un bénéfice avant impôt de 81,2 millions d’euros. Il occupe actuellement 21.000 personnes, dont 14.000 en Roumanie, assurant des services de télécommunications mobiles et de l’accès internet sur ligne fixe broadband, ainsi que de la pay TV. Il se positionne comme opérateur à tarifs compétitifs. La Belgique fait partie de sa stratégie de développement, en joint-venture avec Citymesh (groupe Cegeka) et au Portugal.
La structure juridique du groupe comprend un holding, Digi Communications Group n.v., basé à Amsterdam, et des sociétés opérationnelles, principalement RCS & RDS en Roumanie qui opèrent sous la marque Digi et Digi Spain Telecom en Espagne.
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