Paul Vacca
Qui a re-tué le disque vinyle?
L’assassin, cette fois, n’est autre que lui-même, ayant choisi de vendre son âme aux plus offrants.
La première fois, on sait qui l’a tué. On connaît l’identité des assassins. Ce fut d’abord le CD, apparu dans les années 1980. Première incursion du numérique dans l’industrie musicale (mais encore sous forme physique), le disque compact porta un coup de poignard au vinyle pour prendre sa place dans les bacs. Puis, vers la fin des années 1990, ce fut le grand bain numérique d’internet avec, par ordre d’apparition, le piratage en ligne des années peer-to-peer et Napster, puis les plateformes de streaming, qui le dissoudront (et le CD avec) dans un grand bain d’acide de données. Ensemble, ils eurent la peau de l’encombrant, peu pratique et obsolète microsillon, né il y a 74 ans.
Mort à jamais? Peut-être pas. Car un peu de son âme persista. Chez les audiophiles dans un premier temps, qui en regrettèrent la texture sonore impure par rapport à la froideur clinique du digital. Mais aussi chez les fans nostalgiques du format et de sa matérialité enveloppante. Après la mort clinique en 2007 (le creux de la vague), le vinyle a pourtant peu à peu retrouvé des couleurs. Plus qu’un revival nostalgique, le début d’une véritable renaissance, portée par un nouveau public qui n’avait jamais connu le vinyle auparavant.
Car le vinyle est revenu comme une toute nouvelle expérience. Si à sa grande époque, le vinyle, alors support dominant, constituait la seule voie d’accès à la musique enregistrée (avec la cassette), il s’est affirmé lors de sa réapparition comme un choix: celui de refuser de laisser la musique se dissoudre dans l’immatériel et ses artistes préférés dans l’océan des playlists. Faire le choix de la déconnexion numérique pour rétablir une véritable connexion avec ses artistes.
Acheter un vinyle, c’est entrer en symbiose avec la cohérence initiale du projet de l’artiste: de ses choix de morceaux et leur ordre jusqu’à la pochette que l’on garde et que l’on regarde… Cette résurgence du vinyle n’a finalement rien d’étonnant. Elle participe de ce que nous avons appelé ailleurs l'”analogique 2.0″, à savoir ce mouvement global de réinvention des supports analogiques à l’ère numérique. Avec une loi: plus notre espace numérique s’élargit, plus le besoin d’analogique se fait ressentir mais est régénéré par un nouveau contexte.
Un besoin qui devient d’ailleurs insolent. En France, en 2021, il s’est vendu 5,2 millions de vinyles, à savoir trois fois plus qu’en 2016. Et aux Etats-Unis, les ventes ont progressé de 22% rien que sur le premier semestre 2022. Taylor Swift ou Adele en ont vendu plus de 500.000 la semaine de la sortie de leur album. Plus encourageant encore: l’accroissement du nombre de platines vendues, ce qui constitue une mesure solide puisqu’elle donne une idée du nombre de nouveaux amateurs venant rejoindre la mêlée.
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Mais, ironiquement, c’est ce succès qui risque de tuer le vinyle une seconde fois. Non pas en tant que support physique, cette fois, mais en tant qu’idée au sens platonicien du terme, et paradigme d’une certaine éthique rock: celui d’un support accessible et authentique. En devenant un produit de luxe à coup d’éditions de prestige toujours plus chères (et cela ne risque pas de s’arranger vu la situation) ; en devenant un produit dérivé pour abreuver les fans au même titre qu’un tee-shirt, une casquette ou une affiche de concert ; en étant hors de portée des labels indépendants qui ne trouvent plus de place dans les usines de pressage trustées par les majors et les méga-stars…
Bref, si le vinyle était mort par attrition la première fois, aujourd’hui, c’est la mort par gavage qui menace. Et l’assassin, cette fois, n’est autre que lui-même, ayant choisi de vendre son âme aux plus offrants.
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