Paul Vacca
La bulle nostalgique
A force d’être sans cesse ramené vers le passé, on finit par ressentir des bouffées de nostalgie pour le futur.
Le 16 mai 1983, lors d’une soirée organisée pour fêter les 25 ans du label Motown, Michael Jackson interpréta Billie Jean devant un public subjugué . Outre la flamboyance du titre, ce furent 10 secondes d’une chorégraphie inspirée des mimes français des années 1930 qui provoquèrent la sidération. Un pas de danse qui donnait l’illusion vertigineuse que le King of Pop avançait alors qu’il effectuait une glissade arrière: le moonwalk.
A force d’être sans cesse ramené vers le passé, on finit par ressentir des bouffées de nostalgie pour le futur.
Mutatis mutandis, c’est un effet de sidération comparable que nous avons ressenti à la publication des derniers chiffres sur la consommation de la musique aux Etats-Unis, notamment via les plateformes de streaming: au second semestre de 2021, pas moins de 82,1% du marché américain, selon le site MCR Data, concernait l’écoute de morceaux dits de “catalogue” contre 17,9% dévolus aux nouveautés de moins de 18 mois.
Sidération d’abord parce que nous pensions naïvement que les plateformes de streaming comme Spotify, Deezer ou Apple Music constituaient des rouleaux compresseurs tournés vers l’avenir, déroulant une avalanche de nouveautés, chaque titre chassant l’autre à un rythme effréné dans une obsolescence quasi instantanée. Or, nous avons plutôt affaire à des jukebox qui ressasseraient des 45 tours usés jusqu’à la corde.
La pandémie et le stress afférent auraient, paraît-il, boosté cette glissade arrière et confortable vers la douceur du déjà-entendu. On avance aussi que les babyboomers seraient de plus en plus nombreux à adopter les plateformes de streaming musical à la recherche de leur discothèque perdue. Mais c’est plus que cela. Il semble que nous soyons tous, quelle que soit notre génération, entrés dans une ère de la nostalgie permanente. Le succès pour le magnifique Licorice Pizza de Paul Thomas Anderson qui se déroule en 1973 n’est pas le seul fait des seniors nostalgiques. De la même manière, on compte beaucoup d’adeptes du disque vinyle parmi les milléniaux qui, par définition, ne l’ont pas connu à l’époque de sa gloire. Ou quand le moonwalk se pratique de 7 à 77 ans.
Sidération ensuite par le fait que cette lame de fond se traduit en pactoles faramineux. “Old is the new gold”. “The new platinium”, devrait-on même dire tant les deals stratosphériques s’enchaînent frénétiquement depuis un an autour des catalogues des artistes du répertoire avec une armada de capital-risqueurs à la manoeuvre. Décembre 2020, Universal Music obtient les droits d’auteur de Bob Dylan pour un montant estimé à plus de 300 millions de dollars. Décembre 2021: Bruce Springsteen cède à Sony ses droits pour un montant estimé à 500 millions de dollars. Sans compter Aerosmith, Madonna, les Beach Boys, Neil Young, etc. Tout dernièrement, le 3 janvier 2022, Warner a également mis la main sur les droits de David Bowie pour une somme qui dépasserait les 250 millions de dollars.
Des investisseurs qui ont bien l’intention de faire fructifier leurs mises en poussant leurs titres (financiers et musicaux) tous azimuts: sur les plateformes de streaming évidemment, mais aussi sur TikTok, YouTube, dans les séries, les films, la publicité, les jeux vidéo ou encore les lieux publics, les ascenseurs, les aéroports et les fastfoods… Bref, apprêtons-nous à vivre dans un jukebox vintage.
Sidération enfin, et surtout, parce que toute cette bulle passéiste donne au streaming un air de dystopie, comme une loupe grossissante de notre société. Malgré tout le respect dû à ces légendes de la musique, ce sont encore les anciennes gloires qui voient leur rentes enfler alors que les jeunes générations de musiciens se partagent les micropayements du streaming. A force d’être sans cesse ramené vers le passé, on finit par ressentir des bouffées de nostalgie pour le futur.
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