Quel avenir pour l’intelligence artificielle?
L’intelligence artificielle n’a pas attendu ChatGPT pour s’immiscer dans notre quotidien et notamment celui des entreprises. Mais le battage actuel autour des IA génératives pourrait alimenter un saut quantique en termes d’adoption des technologies d’apprentissage automatique.
Voilà des années que sont prophétisées d’incomparables révolutions industrielle et sociétale via l’intelligence artificielle (terme né d’un atelier scientifique au Dartmouth College durant l’été 1956). Mais la hype générée par un certain robot conversationnel qu’on ne présente plus et les réorientations des capitaux vers des projets comme ceux d’OpenAi laissent croire que ces promesses seront peut-être enfin tenues.
“Ce bruit médiatique représente une belle opportunité car il aide dans la promotion et la sensibilisation”, s’enthousiasme Saskia Van Uffelen, manager digital chez Agoria, fédération des sociétés technologiques belges qui soutient depuis des années l’adoption de l’IA auprès des entreprises. “On n’aurait pas pu rêver mieux. Qu’importe que les points de vues exprimés envers l’IA soient positifs ou négatifs, au moins il y a débat. C’est une très bonne chose que les entreprises et les citoyens se posent des questions.”
Pour le grand public et certaines entreprises, l’émergence de ChatGPT a effectivement les allures d’une illumination: l’intelligence artificielle est désormais généralement disponible de manière visible. Aux yeux des ingénieurs en IA, nous ne vivons pourtant qu’une évolution naturelle de la technologie après plusieurs décennies de recherche et de développement.
ChatGPT a servi de révélateur d’une technologie tantôt entourée d’une épaisse mythologie de complexité, tantôt tapie dans l’ombre des mécanismes techniques. “Jusqu’ici, l’IA agissait dissimulée sous le capot de nos outils quotidiens (téléphones mobiles, PC, chauffage, etc.). La société n’avait pas remarqué à quel point elle ‘collaborait’ déjà avec certaines décisions automatisées basées sur l’IA”, remet en contexte Mieke De Ketelaere, experte en IA passée par l’Institut de microélectronique et composants de Louvain, SAS ou encore IBM, et auteure du livre Homme versus Machine – L’intelligence artificielle démystifiée. Mais si l’actualité se veut prometteuse pour cette technologie d’apprentissage, elle se révèle aussi trompeuse. Désormais, le citoyen ramène toute IA à des environnements vedettes tels ChatGPT, Midjourney, Dall-e & Cie, sans savoir qu’ils ne représentent que quelques pour cent de tous les systèmes disponibles basés sur l’IA.
Double conséquence
“Tout d’un coup, l’IA qui paraissait réservée à une certaine élite se ‘démocratise’ et semble à la portée de toutes les bourses et de tous les profils, constate Nicolas van Zeebroeck, professeur digital economics & strategy à la Solvay Brussels School. Cela a deux conséquences. D’une part, les entreprises qui estimaient pouvoir encore ignorer l’IA parce qu’elles n’avaient pas les profils experts nécessaires, se rendent compte qu’elles n’ont plus d’excuses. D’autre part, cela suscite un certain engouement auprès du capital- risque qui y voit tout d’un coup un nouvel eldorado.”
De nombreuses entreprises fonctionnent encore avec des systèmes obsolètes, ce qui rend difficile l’intégration de nouvelles technologies telles que l’IA.
En 1997, un superordinateur nommé Deep Blue battait aux échecs Gary Kasparov, le champion du monde de la discipline. Quatorze ans plus tard, le programme informatique baptisé Watson remportait 1 million de dollars à la barbe des meilleurs concurrents humains dans le célèbre jeu télévisé américain de culture générale Jeopardy! Depuis, divers faits d’armes de l’intelligence artificielle, musclée au fil des années par les progrès matériels et logiciels (puissance de calcul, big data, internet des objets, etc.), ont alimenté nombre de scénarios futuristes dans lesquels les métiers de comptable, radiologue ou taximan disparaissaient, supplantés par l’IA.
Ces métiers existent pourtant toujours. Et nombre d’autres perspectives qui laissaient entrevoir une révolution industrielle 3.0 emmenée par l’IA n’ont pas encore été rencontrées. Plusieurs raisons permettent d’expliquer ce “retard”. “Bien que l’IA ait fait des progrès considérables ces dernières années, elle n’est pas encore suffisamment mature pour remplacer complètement certains emplois ou industries”, rappelle Leila Rebbouh, experte de l’IA, fondatrice et managing director de LR Data Science, société liégeoise d’analyse de données sur le commerce de détail et en ligne. “Les algorithmes d’IA sont très performants pour effectuer des tâches spécifiques mais ils ont encore du mal à égaler la polyvalence, la créativité et le jugement humains dans de nombreux domaines, poursuit-elle. Par conséquent, de nombreux emplois nécessitant des compétences humaines spécifiques ne peuvent pas encore être automatisés.”
Plus complexe qu’un “moment iPhone”
En outre, même si ChatGPT semble mettre l’IA entre les mains de tout le monde comme Apple a réussi à placer un concentré technologique dans la poche du plus grand nombre avec son iPhone, l’aube d’une “nouvelle ère” ne s’est pas encore levée. “Nous sommes encore très loin d’une intelligence artificielle générale. Ce type de technologie ne comprend pas de représentation du monde interne ou de moteur de logique qui reste nécessaire pour valider les raisonnements”, nuance Nathanael Ackerman, head of AI – Minds au Service public fédéral Stratégie et Appui et responsable de la plateforme AI4Belgium. Les systèmes de deep et machine learning disposent de propriétés émergentes vu leur dimension. Toutefois, “à l’heure actuelle, il faut considérer que le système n’a aucune conscience de ce qu’il dit et de ce à quoi ces assertions correspondent dans le monde réel.”
Un programme à apprentissage autonome pourra certes prendre en charge diverses tâches récurrentes et ennuyeuses où aucun raisonnement n’est nécessaire. Pensons au traitement des informations sur les factures. Cependant, chaque fois que le raisonnement humain s’avère nécessaire, les modèles actuels d’IA demeurent trop limités et pas assez adaptatifs pour fonctionner comme notre propre intelligence.
On peut penser que l’IA compense les faibles compétences. Mais c’est en fait l’inverse qui se passe. Les très bons ne font que se renforcer et/ou s’enrichir.
De plus, les coûts de l’IA et des technologies associées restent élevés, limitant leur adoption.“De nombreuses entreprises fonctionnent encore avec des systèmes informatiques et des processus de travail obsolètes, ce qui rend difficile l’intégration de nouvelles technologies telles que l’IA”, ajoute Leila Rebbouh.
“Les véhicules autonomes, le travail médical et autres ont besoin de cette couche de raisonnement afin de prendre les meilleures décisions. Notre monde est beaucoup plus ‘chaotique’ et complexe qu’il y paraît, et il n’est donc pas facile de mettre cela en données”, relativise Mieke De Ketelaere, en parfait écho avec Saskia Van Uffelen, qui rappelle avoir toujours maintenu que “l’IA ne remplacera pas les jobs humains mais les complémenteront”. Ces outils peuvent toutefois aider à la décision ou soulager des tâches répétitives. “Le radiologue qui sera secondé par des softwares comportant de l’IA pourra effectuer beaucoup plus de diagnostics et ils seront plus qualitatifs, poursuit la manager digital d’Agoria. Le métier de radiologue n’est pas voué à s’éteindre dans un futur proche” mais à être augmenté.
Peu d’impact sur la productivité?
Il y a 10 ans, deux chercheurs de l’université d’Oxford, Carl Benedikt Frey et Michael Osborne, jetaient toutefois un froid sur les ardeurs de l’automatisation rendue possible par l’IA en l’associant à un cataclysme pour le marché du travail. Depuis, les prédictions alarmistes sont même reparties à la hausse, comme dans une formidable bulle. “Goldman Sachs parle maintenant de 300 millions d’emplois qui sont menacés à court ou moyen terme. Mais je n’y crois pas une minute”, doute le professeur van Zeebroeck de la Solvay Brussels School.
Si les systèmes d’IA peuvent réaliser des prodiges sur des tâches bien définies, exploiter ce potentiel à l’échelle requiert en effet des refontes stratégiques, infrastructurelles et organisationnelles en profondeur. Et peu d’organisations se trouvent immédiatement capables de réaliser cette adaptation numérique.
“On va très vite plafonner avec les low hanging fruits, les usages ‘évidents’ de ces nouveaux outils, sans remettre en cause profondément les tâches elles-même ; on va s’épuiser à utiliser l’IA pour automatiser des tâches qu’en fait, grâce à l’IA justement, on pourrait et devrait complètement supprimer”, poursuit le professeur. Un phénomène classique qui explique pourquoi la technologie numérique n’a jamais apporté de gain de productivité significatif. “Comme très peu d’entreprises parviennent à réinventer leur modèle autour des nouvelles possibilités, la technologie crée en fait souvent autant d’inefficacités qu’elle n’apporte de gains de productivité. Résultat: à l’échelle globale, il ne se passe pas grand-chose”, épingle Nicolas van Zeebroeck.
Certes, un ChatGPT (encore lui!) semble associé à des gains de productivité remarquables sur certaines tâches. Des études récentes évoquent un bénéfice atteignant les 80% sur des tâches précises. Mais de son usage résulte une surproduction de contenus qui risque ou va elle-même nécessiter un travail (humain) considérable de filtrage, test, évaluation, certification. “Chaque avancée technologique nous assure 10 ans de travail acharné, notamment pour gérer le chaos créé par cette technologie”, insiste Nicolas van Zeebroeck.
“L’IA n’est pas LA priorité”
On sait que le développement de l’intelligence artificielle en Europe a été ralenti par l’approche par le risque des législateurs, dont les travaux relatifs à l’AI Act offrent une considération désormais plus cadrée. Mais dans l’effervescence du débat actuel, chaque entreprise, quelle que soit sa masse critique ou son secteur, se pose donc la question légitime du “tout à l’IA”, sorte de syndrome ChatGPT qui pousserait à intégrer d’urgence cette technologie, sorte de suite logique, voire étape cruciale, de la digitalisation des tâches et activités.
“ L’IA doit devenir une priorité stratégique dans une réflexion de transformation numérique au sens large, mais certainement pas LA priorité, clarifie Saskia Van Uffelen manager digital chez Agoria. L’IA n’est qu’une technologie parmi d’autres à même d’aider les entreprises à être plus performantes et durables dans le long terme.” D’autant que si ces technologies d’intelligence artificielle exhibent un fort potentiel d’augmenter la productivité de manière substantielle, ce ne sera pas à l’avantage de tout le monde. “A l’ère de l’IA, les très bons ne font que se renforcer et/ou s’enrichir. Cela semble contre-intuitif: on peut penser que l’IA compense les faibles compétences. Mais c’est en fait l’inverse qui se passe. Par exemple, les vendeurs assistés par l’IA ont doublé leurs ventes mais ce sont les meilleurs vendeurs qui ont le plus progressé.”
Autrement formulé: l’urgence stratégique ne porterait pas tellement sur les logiciels d’apprentissage automatique et autres modèles de transformation de data mais bien sur la formation. Si les organisations doivent investir, c’est d’abord dans des programmes afin d’aider les personnes à acquérir les compétences pertinentes pour tirer le meilleur des outils de l’IA.
La compréhension et l’utilisation de ces technologies constituent l’enjeu majeur. Cela comprend certains aspects techniques mais aussi et surtout le fait d’aiguiser les compétences humaines (soft skills). “En particulier l’esprit critique et la créativité. Il n’est sans doute pas réaliste d’arrêter le développement de ces technologies mais il est urgent que nos sociétés réfléchissent à la façon donc celles-ci vont être intégrées”, exhorte Nathanaël Ackerman, du SPF Stratégie et Appui.
Chaque avancée technologique nous assure 10 ans de travail acharné, notamment pour gérer le chaos créé par cette technologie.
Au cours des dernières années, nombreux sont ceux qui ont examiné les bénéfices potentiels de l’usage de ces IA. Mais d’autres ont également travaillé à examiner la manière dont ces solutions devaient atterrir dans notre monde, d’un point de vue éthique et durable. Il revient donc aux entreprises d’accroître leur niveau de conscience quant aux conditions d’usage de ces outils, et à la manière dont elles peuvent toucher directement les humains (monde de l’éducation, marché du travail, etc.).
“Il faut vraiment que les entreprises développent un esprit critique lors de la phase de conception de leurs projets axés sur l’IA, avertit Mieke De Ketelaere, l’auteure de Homme versus Machine. Elles doivent en examiner les avantages et les inconvénients avant de les intégrer dans leurs processus, avant de mettre quoi que ce soit en route. Or aujourd’hui, je ne vois cette analyse critique que lorsque le mal est fait.”
Vers des plateformes décentralisées
Autre urgence, pour nous Européens: retrouver une certaine maîtrise de l’outil. Ces dernières avancées en matière d’intelligence artificielle proviennent une nouvelle fois d’outre-Atlantique, comme d’autres accélérations technologiques fascinantes depuis quelques années (bitcoin, blockchain, web3)? “Il est important de réactiver notre rôle ici en Europe au niveau de l’IA, s’alarme Mieke De Ketelaere. Au niveau technique, nous ne sommes que des utilisateurs de ces nouveaux grands modèles et non des créateurs, car ils sont tous basés sur une approche de plateforme centralisée. Des plateformes ou ensembles de données que nous n’avons pas ici en Europe.” Pourquoi, dès lors, ne pas nous concentrer davantage sur l’IA décentralisée et de pointe dans les secteurs où l’Europe performe: l’espace, la biotech, etc.? “Nous fournissons actuellement de gros efforts mais notre approche est extrêmement fragmentée du fait d’une multitude de paramètres (politiques, géographiques, etc.). Je pense que nous pourrions créer des résultats plus impressionnants en développant une plus forte collaboration entre la recherche et les entreprises.” Avis aux amatrices.
NFTrends
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