Netflixisation de l’économie: ruée sur le modèle de l’abonnement

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Christophe Charlot
Christophe Charlot Journaliste

Streaming vidéo ou musical, hebdos préférés, logiciels ou jeux vidéo, boîtes de repas, vélo ou même voiture en ville: aujourd’hui, le consommateur s’abonne à tout va. Une opportunité pour les entreprises qui tentent de s’inspirer du modèle Netflix pour réinventer (une partie de) leur business. Mais toutes les formules ne se valent pas.

Netflix et Spotify, les spécialistes du streaming vidéo et musical, ne sont certainement pas les premiers à avoir popularisé le concept. Bien avant eux, la presse et les télécoms proposaient leurs produits et services en échange d’un abonnement récurrent, annuel ou mensuel. Ce modèle est ancestral.

Et pourtant, voilà quelques années que la plupart des acteurs du numérique ne jurent plus que par la subscription, à des logiciels par exemple. D’où le développement colossal du marché de ce qu’on appelle le saas, comprenez le software as a service qui, grâce au développement du web, puis du cloud, permet l’usage d’un programme en échange d’une formule de payement plus ou moins régulier.

Dans la foulée, des nombreuses autres entreprises ont effectué ce basculement vers la souscription en échange d’un service, d’un bien ou d’un “accès”. Qui aurait pensé un jour passer par l’abonnement pour écouter de la musique, comme le proposent Spotify, Deezer et leurs concurrents? L’usage est aujourd’hui totalement entré dans les mœurs et de plus en plus d’entreprises s’en inspirent. La tendance, en effet, imprègne autant les biens intangibles numériques (films, musiques, logiciels, etc.) que des services tout ce qu’il y a de physiques: abonnement pour des box repas hebdomadaires ou des livraisons mensuelles plus spécifiques (vins, alcools, etc.), service premium pour des achats en ligne, etc.

Néo-abonnements dans tous les secteurs

Selon le spécialiste en transformation numérique EY Fabernovel, “les services auxquels on s’abonne aujourd’hui évoluent et se détachent de la définition historique. Le payement peut se faire à l’usage, le produit peut ne pas être livré chaque mois mais accessible de manière illimitée, le contenu de l’abonnement peut même être une surprise et personnalisé.”

Et les exemples de secteurs commençant à adopter le modèle sont nombreux. On n’évoque plus les cartouches d’imprimantes HP livrées automatiquement juste avant que les précédentes ne s’épuisent. Une formule qui existe aussi pour une série d’autres consommables sur Amazon, comme des produits de vaisselle, de lessive ou des langes pour bébés. Le client du service Prime peut économiser quelques pour cent sur le prix d’achat du produit s’il se montre “prévoyant”, insiste le célèbre site d’e-commerce. Il peut activer un abonnement sur des produits et se faire livrer au rythme de son choix: bimensuel, mensuel, trimestriel, semestriel, etc. Ne lui reste alors plus qu’à ouvrir la porte au livreur quand il arrive.

“Les consommateurs, de plus en plus, préfèrent avoir accès à des services plutôt qu’à des produits.”

Le géant de la distribution sportive Decathlon a aussi testé une formule d’abonnement à un prix compris entre 20 et 80 euros, permettant d’utiliser du matériel, de le changer et de le faire réparer en cas de souci. Quant au luxe, il n’échappe apparemment pas non plus à la tendance. Porsche a lancé Drive Flex, un abonnement test à 2.900 euros qui permet de changer de véhicule au gré de ses envies, et Land Rover propose Pivotal à ses clients anglais pour varier les modèles tous les six mois.

AMAZON PRIMELe service d’abonnement du géant américain fonctionne même sur des produits de vaisselle, de lessive ou des langes pour bébés.
Le service d’abonnement du géant Amazon fonctionne même sur des produits de vaisselle, de lessive ou des langes pour bébés. © GETTY IMAGES

On le voit, même si elle tâtonne encore dans certain secteurs, la subscription economy, ou économie de l’abonnement, a aujourd’hui le vent en poupe dans toujours plus de domaines. Son moteur, c’est la demande des consommateurs qui, de plus en plus, “préfèrent avoir accès à des services plutôt que de détenir la propriété de ses produits, note Amy Konari, fondatrice et présidente du Subscribed Institute. Le prix d’achat élevé, la frustration de l’obsolescence technologique ont atténué le statut qu’avait par le passé le fait de posséder.” On le constate clairement dans l’univers de la mobilité: de plus en plus de jeunes sont prêts à se passer de la propriété d’une voiture pour des abonnements à des services comme Cambio, Uber, etc.

Facilité du client, intérêt de l’entreprise

Pour le consommateur, l’objectif est aussi de bénéficier de davantage de facilité et d’une relative tranquillité d’esprit. Voyez la firme bruxelloise eFarmz, qui propose non seulement des abonnements pour des box repas mais également pour certains produits d’usage courant: lait, pain, œufs, certains légumes, etc. “De plus en plus de clients s’abonnent à des produits qu’ils reçoivent chaque semaine, même sans commander les box repas, avance Muriel Bernard, CEO d’eFarmz. Sur des produits de base, cela fait sens: les gens n’ont plus à y penser et ne risquent plus d’oublier de commander. Pour eux, c’est une facilité. Sans compter qu’un abonnement diminue leurs frais de livraison.”

“Un abonnement sur des produits de base a du sens: les gens n’ont plus à y penser et ne risquent plus d’oublier de commander.” MURIEL BERNARD, CEO D’EFARMZ
Muriel Bernard (eFarmz) © PG

L’incitant financier joue en effet aussi son rôle. Comme dans le cas de la presse où l’abonnement revient moins cher que de se procurer chaque jour son quotidien, pas mal de firmes poussent le consommateur à “souscrire” en invoquant en prix réduit. D’autant que pour elles aussi, la manœuvre offre des avantages. La récurrence, tout d’abord: les abonnés assurent à l’entreprise un business régulier et les rentrées qui l’accompagnent. La firme peut donc anticiper avec une certaine précision ses revenus pour une période donnée. Cette prédictibilité offre un véritable confort dans la gestion de l’entreprise. Sans oublier l’accès plus aisé au cash, représentant une sorte d’avance sur trésorerie.

Ventes accrues

Lorsqu’ils ont lancé Compliment, leur start-up de compléments alimentaires, William Detry et Victor Boels n’ont donc pas longtemps hésité avant d’adopter le modèle de l’abonnement. “Quand on a démarré le projet en 2019, on s’est rendu compte que le complément alimentaire était souvent mal consommé, raconte William Detry. Les carences sont des phénomènes longs: on ne peut se contenter d’une cure d’un ou deux mois. Dans notre créneau, l’abonnement prenait dès lors tout son sens.”

“Si le client prend un abonnement, dégager du bénéfice est plus facile.”

Chez Compliment, celui-ci est établi sur mesure pour chaque client, en fonction de ses besoins. Par ailleurs, il répond, à une logique économique imparable. “En raison du coût d’acquisition de plus en plus élevé des nouveaux clients, un seul achat d’un mois de compléments alimentaires n’est pas rentable.” Pour recruter un client, il en coûterait aujourd’hui en effet entre 60 et 80 euros, selon William Detry. Or, le panier moyen pour un mois de compléments alimentaires ne s’élève qu’à 45 euros. “Si le client prend un abonnement et reste cinq à six mois, dégager du bénéfice est plus facile.”

“Si le client reste cinq à six mois, dégager du bénéfice est plus facile.” WILLIAM DETRY, COFONDATEUR DE COMPLIMENT
William Detry (Compliment) © PG

La souscription permet donc de rapporter potentiellement plus. Une règle qui se confirme quand on regarde du côté d’Amazon. Ce n’est plus un secret: lorsqu’un client s’abonne au service Prime de l’entreprise de Jeff Bezos, il commande davantage. Pour rappel, l’abonnement premium d’Amazon coûte 49 euros par an et permet, entre autres avantages, de ne pas payer les frais de port. Résultat? L’utilisateur se libère d’un énième frein susceptible de l’empêcher de commander en ligne. Au contraire, il est même psychologiquement incité à en user pour “rentabiliser son abonnement”.

L’ensemble des responsables d’entreprises ou de start-up qui ont développé ce type de formule partagent ce constat. En outre, les études montrent qu’un abonné satisfait reste plus longtemps dans l’écosystème d’une entreprise. Sa valeur se voit donc augmenter, sur le long terme, par rapport à un utilisateur ponctuel.

Pas à 100% magique

Reste que dans certains cas, le modèle peut aussi présenter des désavantages ou nécessiter certaines adaptations. La start-up Ring Twice (autrefois ListMinut) met en contact les internautes avec des corps de métiers ou des particuliers pour la réalisation de multiples tâches du quotidien (jardinage, bricolage, réparations, etc.). En 2019, elle a modifié son approche et est passée d’un modèle basé sur la commission à un autre fondé sur l’abonnement. Après souscription pour moins de 10 euros par mois, à l’époque, les internautes pouvaient formuler autant de demandes qu’ils le souhaitaient sur la plateforme.

L’idée était claire: créer la récurrence mais aussi limiter l’envie des personnes mises en contact de s’entendre par la suite pour de nouvelles missions sans passer par la plateforme et donc en évitant de payer des frais. L’impact? “Davantage de demandes des utilisateurs, ce qui a créé plus de valeur pour nos prestataires”, nous glissait alors, enthousiaste, Jonathan Schockaert, cofondateur et CEO de Ring Twice.

“L’obligation de s’abonner peut être un frein si on ne veut pas forcément s’engager.”

Depuis, la start-up a conservé le modèle de l’abonnement. Mais elle a dû l’adapter fin 2022: “Dans notre cas, le modèle de la souscription affichait quelques limites, explique le CEO. Quand un nouvel utilisateur arrive sur la plateforme et cherche un prestataire, l’obligation de s’abonner peut être un frein si on ne veut pas forcément s’engager. Autre difficulté: une partie des utilisateurs abonnés ne faisaient pas chaque mois appel à nos prestataires. On pourrait penser que c’est avantageux pour nous d’un point de vue financier. Mais sur le long terme, la formule est négative parce qu’elle crée de la frustration et du désabonnement.”

Voilà pourquoi aujourd’hui, Ring Twice combine plusieurs approches: soit un payement à la commission, soit un modèle d’abonnement à 90 euros par an qui présente pour les usagers les plus réguliers l’avantage de se passer d’une commission de 20% sur les travaux réalisés.

Nécessaires adaptations

Du côté de Kazidomi, l’e-commerce belge de produits sains, le modèle de l’abonnement est aussi de rigueur. Depuis 2017, les clients peuvent souscrire à un abonnement annuel qui leur permet de bénéficier de prix réduits (entre 20 et 50%) sur l’ensemble des produits commandés en ligne. L’idée? Qu’au terme de l’année, les abonnés aient récupéré autant, voire plus, que le montant de la souscription.

“Le contexte actuel est moins propice à ce genre d’abonnement. Le prix que nous avions fixé a dû être revu à la baisse.” ALAIN ETIENNE, COFONDATEUR DE KAZIDOMI
Alain Etienne (Kazidomi) © PG

Cela permet à l’entreprise d’engranger du cash (correspondant à “la marge pure de l’année”) avant même le premier achat. Et comme avec Amazon Prime, cela inciterait les clients à commander davantage pour “rentabiliser” le coût de l’abonnement et donc la promesse de produits à bon prix.

Vu la crise du pouvoir d’achat actuel, cette stratégie reste- t-elle toutefois pertinente? “Le contexte est moins propice à ce genre d’abonnement, admet Alain Etienne, cofondateur de Kazidomi. Aujourd’hui, les gens se montrent moins prêts à payer. Et le prix que nous avions fixé (89 euros, Ndlr) a dû être revu à la baisse. Nous le proposons annuellement à 59 euros. Certes, la promesse de faire des économies garde de la valeur aux yeux des clients, mais ils font déormais plus attention.”

On l’a constaté, la vente par abonnement est particulièrement bien adaptée aux produits et services récurrents tels que ceux évoqués précédemment (logiciels, musique, produits de consommation). Mais avec un peu d’imagination, le modèle peut être adapté à bien d’autres cas de figure.

“L’entreprise doit construire une culture de l’abonnement et établir une relation avec ses utilisateurs à qui elle doit fournir une vraie valeur ajoutée.” TIEN TZUO, AUTEUR DE “SUBSCRIBED”
Tien Tzuo, auteur de “Subscribed”. © PG

“Comment faire si vous vendez des produits beaucoup plus onéreux et que vous voulez établir le même genre de relation durable avec vos clients? s’interroge Tien Tzuo, l’auteur de Subscribed, ouvrage best-seller sur le sujet. Eh bien, il vous suffit d’inclure des services numériques alléchants à votre produit.” Egalement cofondateur de l’entreprise Zuora qui propose des solutions logicielles de gestion d’abonnement, Tien Tzuo prend en exemple les responsables de la marque américaine de guitares Fender. Ceux-ci étaient confrontés à un problème majeur: des ventes d’instruments en chute de 30%. Or, les services commerciaux s’étaient rendu compte que la moitié des guitares qu’ils vendaient l’étaient à des débutants qui arrêtaient de jouer après un an. “Soit un taux de résiliation de 90% si l’on était dans un modèle d’abonnement”, écrit l’auteur.

La direction de Fender a cherché à réduire le taux d’abandon. Pour y parvenir, elle a lancé une application vidéo de cours de guitare. Un service en ligne… et sur abonnement. Voilà un “fabricant qui a su appliquer un mode de pensée orienté service à un produit statique”, note Tien Tzuo.

Révolution en interne

Développer un modèle d’abonnement n’implique donc pas forcément de revoir intégralement son core business. Dans certains cas, cela se révèle sans intérêt. Mais l’opération permet de s’adjoindre un service supplémentaire et donc un revenu récurrent à une activité qui ne l’est pas. Telle la vente de guitares… Reste qu’il faut prendre conscience que la mise en place d’un abonnement ne s’improvise pas. En plus de quelques difficultés inhérentes à l’affaire, l’installation de ce business model peut engendrer une véritable révolution dans l’entreprise, qui touchera de nombreux départements: finance, marketing, production, etc.

“L’entreprise devra construire une culture de l’abonnement.”

Les services financiers de l’entreprise, pour ne prendre qu’eux, “seront soumis à de tout nouveaux critères et règles de mesure, note Tien Tzuo: coût d’acquisition par client, valeur à vie du client, revenu récurrent annuel, revenu moyen par client, etc.” Le business par abonnement dispose en effet de codes qui lui sont propres, avec des indicateurs de performance (les fameux KPI) totalement différents. Dans l’abonnement, on parle d’activation, de rétention, de churn (perte d’abonnés), etc. Autant de concepts nouveaux auxquels il faut s’habituer et qu’il faut maîtriser à la perfection.

Comme le résume l’auteur de Subscribed, “l’entreprise devra construire une culture de l’abonnement” dans laquelle elle ne vend plus seulement un produit ou une transaction, mais établit “une relation avec ses utilisateurs à qui elle doit fournir une vraie valeur ajoutée, dans la durée, et résoudre tous les problèmes qui se présentent”. Autant être prévenu: cela peut se révéler particulièrement porteur. Mais cela ne s’improvise pas.

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