Luc Ferry: “Rendre l’intelligence humaine complémentaire de l’IA”

Le philosophe et ancien ministre s’interroge sur les bouleversements provoqués par l’essor spectaculaire des modèles algorithmiques. Intitulé “IA : grand remplacement ou complémentarité ?”, son nouvel essai tente de mettre à distance les jugements de valeurs définitifs pour décrypter les enjeux éthiques et économiques de cette révolution.
Selon Laurent Alexandre, lui-même investisseur et spécialiste de l’IA, Luc Ferry est le seul philosophe français à s’être penché sérieusement sur le sujet. “La peur, qui conduit toujours à la colère, puis à la haine, semble être encore aujourd’hui la principale réaction face au progrès technologique”, écrit celui qui a enseigné entre autres à la faculté des sciences de Paris.
L’IA est-elle créative ? Va-t-elle acquérir une conscience d’elle-même ? Nous permettra-t-elle de devenir immortels ? Signe-t-elle la fin du travail humain ? Faut-il la réguler ? Le “grand remplacement” auquel fait référence le titre du livre se trouvant autant prédit que contredit par des études sérieuses, l’auteur tente de répondre à ces interrogations en faisant dialoguer les points de vue d’éminents économistes, ingénieurs et grands patrons de la Silicon Valley, sans oublier l’IA qu’il convoque judicieusement dans la conversation grâce à ChatGPT.
Mesuré dans ses conclusions, l’ancien ministre français de l’Éducation et de la Recherche n’en tire pas moins la sonnette d’alarme : “Il y a urgence à repenser de fond en comble nos systèmes éducatifs afin de rendre l’intelligence humaine non pas victime, mais complémentaire de l’IA”.
L’occasion pour lui de nous plonger au cœur du débat très actuel entre “decels” et “e/acc”. Les premiers estiment nécessaire de faire une pause pour réguler les réseaux neuronaux, tandis que les seconds plaident pour une accélération d’un progrès capable de sauver des vies humaines et notre écosystème tout entier. Face au retard pris par l’Europe, le dilemme est autant éthique que stratégique. “Il n’est pas seulement question d’économie et d’argent mais de l’avenir, voire de la survie d’une civilisation.”
TRENDS-TENDANCES. Vous semblez réservé par rapport aux optimistes qui prévoient une création nette d’emplois grâce à l’IA. Quels sont les arguments économiques qui vous font douter de cette compensation ?
LUC FERRY. La robotique couplée à l’intelligence artificielle et les nouveaux assistants IA changent la donne du tout au tout, or la plupart des études encore réalisées l’année dernière à propos de l’impact sur l’emploi n’en tenaient pas compte ! Les dernières générations de robots ont désormais acquis une sensibilité, ils passent aisément le paradoxe de Moravec (exceller dans des tâches complexes mais échouer sur des compétences humaines, ndlr), ils n’ont aucune difficulté à faire des œufs sur le plat, servir le café ou administrer une piqûre à un patient ! En outre, ces robots humanoïdes ont maintenant un QI d’agrégé de maths polytechnicien, ils sont capables de démonter et remonter un moteur, de plaisanter avec vous, de faire les courses, de construire un immeuble, etc. Or ils travaillent H 24, ne coûtent pas cher, ne tombent pas malades, ne font pas grève…
Vous citez même Sam Altman, le CEO d’Open AI, et sa prédiction de “licornes sans salariés”. Va-t-il trop loin ?
Sam Altman ne parle pas à la légère quand il affirme que dans la décennie qui vient, nous verrons apparaître des entreprises valorisées à plus d’un milliard de dollars sans aucun travailleur humain ! La première réaction du monde de l’entreprise, de nombreux économistes et des politiques est en général de rassurer les salariés. C’est ainsi qu’un de nos grands économistes, Philippe Aghion, affirmait encore récemment dans Le Point que l’IA n’allait “certainement pas créer du chômage de masse” attendu que “les emplois entièrement automatisables sont assez rares” et qu’en outre, “ces innovations s’accompagnent de créations de nouvelles professions comme celle de data scientist, parfaitement exotique encore dans les années 2000″.
Le problème c’est que les robots de nouvelle génération et les assistants IA n’étant pas limités aux tâches répétitives, il ne s’agit nullement de remplacer seulement “des emplois entièrement automatisables” mais bel et bien des tâches de toute nature, celles accomplies par des secrétaires, des traducteurs, des radiologues, des géomètres, des juristes, des experts comptables, des médecins, des ouvriers du bâtiment et bien d’autres encore. Par ailleurs, la comparaison avec la création d’emplois dans les révolutions industrielles du passé est erronée, d’abord parce que l’IA ne se contente pas d’attaquer un secteur particulier de la vie économique (l’industrie textile, les transports ou l’éclairage urbain, etc.) mais elle défie l’humain dans son humanité ; ensuite parce que rien n’indique que les créations d’emplois compenseront les suppressions, attendu qu’il s’agira d’emplois ultra-spécialisés qui supposent une formation de très haut niveau, souvent réservée à une élite. Si l’IA supprime 300 millions d’emplois de niveau secondaire, comme l’a indiqué une étude de Goldman Sachs, et qu’elle en crée 30.000 nécessitant un doctorat, le compte n’y sera pas…
Si l’IA supprime 300 millions d’emplois de niveau secondaire et qu’elle en crée 30.000 nécessitant un doctorat, le compte n’y sera pas. – Luc Ferry
Vous soulignez les avancées médicales permises par l’IA. Comment les algorithmes vont-ils transformer notre santé dans les prochaines années ?
J’ai enseigné à la fac de sciences de Paris sur le thème “biologie et philosophie”, je travaille sur l’IA depuis plus de 15 ans avec des experts, des ingénieurs et des médecins, or je peux vous dire que c’est dans ce domaine que l’IA est déjà plus que positive. Elle va sauver des millions de vies, notamment dans la lutte contre le cancer. Pas d’immunothérapies, ni de thérapies ciblées sans IA – comme quoi, l’IA est aussi une excellente nouvelle dans certains domaines.
Outre les progrès médicaux, ces évolutions vont-elles permettre de résoudre les énormes défis budgétaires et humains que rencontre le secteur ?
Hélas non, si j’en crois du moins les spécialistes de l’économie de la santé. Selon eux, ce n’est pas le nombre de soignants qui pose problème, au contraire, mais le poids des diverses administrations qui gèrent la santé. L’IA, pour l’instant, attaque moins les administrations que les personnels de santé qui risquent de voir leurs métiers peu à peu remplacés, d’abord par des IA de diagnostic, de pronostic et de conseils thérapeutiques, ensuite par de la robotique humanoïde. J’ai déjà rencontré une jeune entreprise qui fabrique des robots aides-soignants, ce n’est pas de la science-fiction, nous y sommes déjà.
Par effet de contraste, l’IA va-t-elle nous permettre de valoriser, dans le domaine professionnel, les interactions sociales et des qualités comme l’empathie ou l’intelligence émotionnelle ?
Vous avez raison : les métiers qui valorisent les relations humaines seront les moins impactés. Cela dit, plutôt que de vouloir rassurer à tout prix, il va falloir s’interroger sur le monde qui vient, non pas à deux ou trois ans, mais à 10, 20 ou 30 ans, un monde dans lequel il n’est pas certain qu’une grande partie du travail salarié tel que nous l’avons connu continuera d’exister. Que deviendront alors nos enfants, quels métiers leur conseiller dès maintenant, que faire des personnes qui auront perdu leur emploi ? Questions vertigineuses auxquelles il est urgent de réfléchir, mais auxquelles nos politiques ne réfléchissent pas encore, faute de compétences dans ce domaine…
La proposition d’un revenu universel de base (RUB) est souvent avancée comme solution potentielle face à la destruction d’emplois. Quels sont les principaux obstacles que vous identifiez à la mise en place d’un tel système ?
Les patrons de la tech californienne défendent tous le RUB mais Sam Altman lui-même a financé tout récemment une expérience grandeur nature en payant des chômeurs 2.000 dollars par mois pour qu’ils restent chez eux. Catastrophe: suicides, alcoolisme, antidépresseurs, divorces… Il faut absolument proposer autre chose, un travail, une insertion sociale, une utilité qui évite de perdre l’estime de soi, ce pourquoi je développe dans mon livre l’idée d’un service civique pour les adultes qui auront perdu leur emploi.
Comment éviter une dépendance passive à l’IA et privilégier le développement de la réflexion et de l’esprit critique chez les élèves ?
Si l’IA devait ôter à nos enfants le soin de penser par eux-mêmes, d’acquérir des connaissances et plus encore d’en comprendre le sens, les IA génératives faisant quasiment tout le travail scolaire pour eux, nous risquerions tout simplement de voir en quelques générations l’humanité sombrer dans la bêtise et l’obscurantisme. Il est crucial ici de bien comprendre la différence entre “sens” et “connaissance”.
L’IA est des millions de fois plus savante que moi grâce aux connaissances qu’on lui a fait ingurgiter, mais comme elle ne possède par elle-même ni valeurs, ni émotions, pour elle tout se vaut tant qu’on ne l’aligne pas sur un code éthique. Or ce sont nos valeurs qui donnent du sens aux connaissances. Quand on écoute la radio le matin, on s’indigne, on s’attriste, on rit,… Bref, on donne du sens à ce qu’on entend à partir de ses valeurs. Mais les codes éthiques, esthétiques et politiques de l’IA ne sont ni vécus ni choisis par elle mais imposés par un programmeur. D’où le caractère irremplaçable du travail personnel. On peut engager une personne pour faire le ménage ou entretenir son jardin, mais on ne peut pas engager quelqu’un pour penser et construire sa vie à sa place. Pas davantage une IA…
En tant qu’ancien ministre de l’Éducation, comment pensez-vous que nous devrions préparer la jeunesse aux défis professionnels et anthropologiques de l’IA ?
Pour autant, je suis convaincu qu’interdire tout usage de l’IA dans le cadre scolaire serait aussi vain qu’au final nuisible. Il me semble plus intelligent d’adapter la pédagogie à cette nouvelle donne en demandant par exemple aux étudiants de poser leurs questions à l’IA, de citer ses réponses, puis de les résumer avant d’en faire la critique, de les discuter et de les compléter, un exercice qui pourrait être tout à fait pertinent sur un plan pédagogique.
Vous soulignez l’importance de la régulation de l’IA, notamment pour les “deepfakes” et les avaars. Est-ce une priorité ?
Oui, c’est en effet l’urgence absolue. On peut fabriquer aujourd’hui en quelques minutes des deepfakes parfaits, indétectables, qui peuvent briser une famille, ruiner une entreprise, fausser une élection, etc. Il faut absolument légiférer, obliger au moins à signaler les vidéos fabriquées par l’IA et interdire celles qui portent atteinte aux personnes et aux entreprises.
La situation géopolitique actuelle pose également la question de l’IA sur le plan militaire. Quels sont les nouveaux enjeux liés à une potentielle course à l’armement ?
Les drones, les robots et les armes autonomes. Elon Musk a déclaré que l’avion de chasse avait fait son temps, que les drones allaient le remplacer, il a sans doute raison. On se précipite à refabriquer des Rafales et des F-35, pas sûr que ce soit une bonne idée. En tout cas, la question de l’armement à 10 ou 20 ans mériterait d’être posée avec autrement plus de prudence et de réflexion en tenant compte des progrès fulgurants des IA génératives.
Propos recueillis par Paloma de Boismorel

Profil
• 1951 : Naissance à Colombes en Île-de-France.
• 1975 : Devient professeur agrégé de philosophie.
• 1985 : Publication avec Alain Renaut de “La Pensée 68”, essai qui critique les penseurs de l’après-Mai 68 et lui apporte une première notoriété.
• 2002 : Nommé ministre de la Jeunesse, de l’Éducation nationale et de la Recherche sous la présidence de Jacques Chirac.
• 2025 : Publication de “IA. Grand remplacement ou complémentarité ?”
Intelligence artificielle
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