“La transformation numérique est impossible sans leaders impliqués à 100%”

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Il ne suffit pas d’installer le dernier progiciel particulièrement coûteux ou de mandater un prestataire IT pour “s’inspirer” de l’app à la mode d’un concurrent. La digitalisation d’une entreprise requiert de profonds changements, à tous les niveaux. Entretien avec Ruben Schaubroeck, Senior Partner Digital Transformation chez McKinsey.

TRENDS-TENDANCES : Est-ce l’incontournable paradoxe de la transformation digitale, l’humain en constitue à la fois le principal moteur et le principal frein ?

RUBEN SCHAUBROECK : Chaque évolution technologique a une composante humaine et rencontre des résistances. Si vous ne parvenez pas à convaincre les gens d’utiliser cette nouvelle technologie, ça ne marchera simplement pas. C’est certainement vrai pour le numérique car il est perturbant à bien des égards mais ce fut également le cas pour toutes les précédentes évolutions.

Nous constatons que les sociétés ont souvent plus de mal avec le “comment” d’une transformation numérique qu’avec le “quoi” : les éléments à traiter sont souvent clairs mais le déploiement réel est là où les difficultés se font sentir. Pour réussir une numérisation, une société doit relever des défis techniques, déployer de bonnes structures de gouvernance mais aussi gérer le facteur humain.

TRENDS-TENDANCES : Comment intervenir à bon escient sur ce facteur humain ?

RUBEN SCHAUBROECK : Cela nécessite des actions dans 3 domaines, à savoir engager et développer des talents, cultiver la bonne culture et avoir un leadership engagé.

Tout d’abord, il est important que la société ait les bons talents pour conduire cette transformation. Il est crucial d’engager ou de former des gens pour fonder une base d’employés suffisamment compétents et équipés. Nous avons remarqué que les compagnies ayant réussi leur transformation ont une approche des talents mieux financée et plus robuste que les autres.

La deuxième dimension humaine est la culture. La vitesse à laquelle les concurrents et consommateurs évoluent dans l’économie numérique implique que les sociétés revoient et remanient leurs priorités plus souvent que jamais.

Nous constatons que les meilleurs acteurs économiques ont des cultures qui permettent de mettre à jour leurs stratégies digitales bien plus souvent que les autres. De même, nos recherches montrent que les sociétés qui adhèrent aux pratiques numériques ont 2 fois plus de chance de dépasser leurs attentes en matière de performance.

Le dernier composant du facteur humain est le leadership. Les sociétés qui cherchent à réussir leur transformation numérique doivent avoir un leadership doté d’un savoir-faire et une personnalité digitales pour diriger la transformation via la modélisation des rôles.

TRENDS-TENDANCES : La pandémie de COVID-19 a brutalement imposé la transformation digitale à des acteurs qui étaient réticents, lents ou en retard. Est-ce que les circonstances vont mécaniquement augmenter le taux d’échec de ces digitalisations forcées ?

RUBEN SCHAUBROECK : Le COVID-19 a accéléré l’adoption du numérique par les sociétés car cela a forcé les consommateurs à changer leur comportement. Certains de ces changements sont amenés à perdurer et vont nécessiter une adaptation à long terme des sociétés.

Une étude de McKinsey de juin 2020 a montré que 61% des consommateurs belges ont essayé une nouvelle manière de faire du shopping depuis le début du COVID-19. Cette même étude a montré une augmentation de 10 à 20% du shopping en ligne, en fonction du secteur.

Les consommateurs adoptent de nombreux changements numériques pour les activités de tous les jours et prévoient d’en maintenir certains après la crise. Les sociétés qui réussissent à créer une expérience numérique positive fidéliseront davantage leurs clients. Celles qui n’agissent pas sur ces changements vont perdre des clients.

D’un autre côté, le COVID a simplement accéléré des nombreux processus qui étaient déjà en cours. Virtuellement, toutes les sociétés exploraient de nouvelles technologies et ont simplement été amenées à les intégrer plus rapidement.

Notre étude montre que même avant la pandémie, 92% des cadres indiquaient qu’ils pensaient que leur entreprise ne resterait pas viable au rythme de la numérisation à l’époque, c’est-à-dire avant le Covid-19.

TRENDS-TENDANCES : La Belgique dispose-t-elle d’un écosystème technologique, RH, politique et réglementaire dont la nature tend à complexifier la transformation numérique ?

RUBEN SCHAUBROECK : Il y a 2 moteurs principaux, quel que soit le pays, pour une transformation numérique réussie : la disponibilité des talents et des investissements. La disponibilité des talents repose sur la qualité de l’éducation, les options de formation et le vivier de talents sur le marché.

La disponibilité de financement et la possibilité d’investissement dans la technologie (par exemple dans l’infrastructure de connectivité mais aussi dans l’innovation) est un autre moteur important.

Pour mener à bien une transformation numérique, ces moteurs doivent évidemment être combinés aux éléments organisationnels dont nous avons parlés précédemment.

TRENDS-TENDANCES : Par rapport à l’environnement belge, les mêmes forces, faiblesses, opportunités et menaces pèsent-elles sur la transformation digitale des entreprises à l’échelle européenne ?

RUBEN SCHAUBROECK : Lorsque nous comparons les rapports sur l’état du numérique, la Belgique est régulièrement considérée comme faisant partie du milieu du panier, voire du haut du panier.

TRENDS-TENDANCES : Existe-t-il une nouvelle “stratégie clé en main” ou une condition sine qua non qui permette de réduire le risque transformationnel d’une entreprise, peu importe sa masse critique, et d’augmenter les chances de réussite de la digitalisation ?

RUBEN SCHAUBROECK : La taille n’est pas un facteur déterminant pour la réussite d’une transformation numérique : les petites comme les grandes sociétés peuvent réussir. Bien qu’il n’y ait pas de stratégie clé en main, il y a 6 éléments qui déterminent les chances de succès d’une transformation numérique : engagement, vitesse, talent, partenariats, technologie et une compréhension approfondie des clients.

Tout commence par l’engagement. Les sociétés ont besoin d’une vision claire et d’un leadership. Tant la direction que le conseil d’administration doivent comprendre pleinement la valeur que la technologie numérique peut apporter et s’engager pleinement à atteindre cet objectif.

En l’absence de telles mesures, les sociétés ont tendance à rester bloquées dans des projets pilotes et ne sont pas en mesure de saisir la valeur de la numérisation.

Une fois qu’elle est engagée, la société a besoin de vitesse pour mener à bien cette transformation. Il faut une manière rapide et “agile” pour prendre des décisions et allouer les investissements, ce qui implique souvent une nouvelle manière de travailler.

Troisièmement, comme dit précédemment, les entreprises ont besoin de talents pour faire durer la transformation. Une transformation numérique n’est pas quelque chose uniquement pour le département informatique ou une poignée de spécialistes du marketing numérique, lorsqu’elle est bien faite, elle touche tous les niveaux de l’entreprise. Non seulement cela implique la présence d’experts hautement qualifiés mais aussi d’éducation et dans certains cas de formation de groupes plus larges.

TRENDS-TENDANCES : Mais même avec de l’engagement, des talents et de la rapidité, la “transfo digitale” peut encore et toujours échouer.

RUBEN SCHAUBROECK : Les entreprises vont quand même découvrir que les besoins des clients auxquels elles essayent de répondre sont souvent difficiles à réaliser par une seule société. Par conséquent, les partenariats et les écosystèmes jouent également un rôle clé. Les grandes entreprises cherchent activement à s’associer avec d’autres sociétés, au sein ou à l’extérieur de leur secteur, afin d’offrir une solution intégrée aux besoins de leurs clients.

La technologie joue également un rôle. Une infrastructure informatique dépassée ou “legacy IT” peut être un frein à la réussite d’une transformation. Mais nous avons également constaté que de grands plans pluriannuels de mise à jour de l’infrastructure informatique ne donnent pas les résultats escomptés : ils dépassent souvent les délais et le budget. Une approche beaucoup plus efficace consiste à mettre en oeuvre des mises à jour plus rapides et ciblées du IT stack et ainsi augmenter la flexibilité de l’infrastructure.

Et enfin, il est primordial que tous ces éléments soient motivés par une compréhension approfondie du client. Aucun effort numérique ne peut être une réussite sans comprendre fondamentalement ce que le client veut et comment y répondre.

TRENDS-TENDANCES : Finalement, la rapidité avec laquelle les technologies progressent ne fragilise-t-elle pas les entreprises, en forçant leur adaptation et cristallisant toutes les difficultés de l’innovation ?

RUBEN SCHAUBROECK : Chez McKinsey, lorsque l’on parle de transformation numérique, nous parlons de 2 choses au plus haut niveau : transformer le “noyau” c’est à dire prendre ce que nous faisons aujourd’hui et exploiter la technologie pour le faire mieux, plus vite, moins cher et plus efficacement ; et nous parlons de la création de nouvelles entreprises, aller au-delà core business et créer quelque chose qui n’existait pas.

Je pense ici par exemple à un promoteur immobilier. Sur le plan résidentiel, il a développé une application qui permet de planifier les déménagements, livraisons, promenades de chiens et paiements des loyers. Sur le plan commercial, il a une application qui permet une analyse en temps réel du chauffage, du refroidissement, et l’optimisation de l’espace pour les locataires.

Typiquement, cette création de business est une étape bien plus radicale pour les sociétés car les dirigeants qui sont très bons pour gérer une grande société n’ont pas toujours l’expérience pour construire quelque chose de nouveau et le faire évoluer. C’est pourquoi j’aimerais encore souligner l’importance du leadership. Une transformation numérique est quasiment impossible sans leaders qui sont impliqués à 100% dans cette vision, ou si un dirigeant ne réussit pas à intégrer cette vision dans la stratégie de la société.

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