De Croo: “La technologie ne remplacera pas tout de suite un serveur ou un éboueur”

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En charge de l’Agenda numérique au niveau fédéral, le ministre Alexander De Croo observe de près la transformation numérique et multiplie les initiatives pour, d’une part, favoriser l’émergence d’une économie numérique et, d’autre part, permettre au maximum de Belges d’acquérir plus de compétences digitales. Nous l’avons interrogé sur l’impact de l’intelligence artificielle et la manière d’y faire face.

ALEXANDER DE CROO. La question n’est pas d’être optimiste ou pessimiste, mais de prendre collectivement les bonnes décisions malgré les incertitudes qui existent. Il n’y a pas de consensus chez les chercheurs en intelligence artificielle sur la proportion de tâches humaines réalisables par des robots. Rappelez-vous ce qu’on nous promettait sur la reconnaissance vocale il y a 15 ans. Et ce n’est pas parce qu’une tâche est réalisable par un robot que l’humain disparaît : de nouvelles tâches peuvent apparaître. Il y a toujours deux pilotes dans un avion malgré le pilote automatique. Et les pilotes de ligne sont en pénurie, Ryanair en sait quelque chose. L’enjeu aujourd’hui, c’est que chacun puisse acquérir des compétences qui le rendent unique et complémentaire par rapport à la machine.

La destruction créative de Schumpeter est souvent évoquée de manière rassurante. Mais, l’ampleur du phénomène et les particularités de l’IA ne donnent-elles pas une dimension bien plus négative pour l’avenir de nos jobs ?

Dans toute transformation technologique, il y a des gagnants et des perdants. L’innovation technologique doit être favorisée si elle permet un accroissement du bien-être et de la productivité, donc si l’ensemble de la société est gagnante. C’est pour ça que je suis plutôt réticent à des propositions de type ” taxation des robots “. Mais ça ne veut pas dire qu’il ne faut rien faire pour les perdants de la transformation technologique, bien au contraire ! Toute révolution technologique crée de la tension sociale et de la peur. Beaucoup de gens ont peur par rapport à l’avenir de leur job, et donc par rapport à leur place dans la société. C’est pourquoi je pense qu’il est fondamental que nos sociétés investissent massivement dans l’acquisition de nouvelles compétences par ceux qui sont le plus touchés.

La perte ou même la transformation d’emploi risque de concerner beaucoup de Belges. Le gouvernement belge a-t-il déjà pris la mesure de cette transformation ?

De Croo:
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Les dernières études réalisées en la matière (OCDE, McKinsey Institute) sont nettement moins alarmistes que certaines études antérieures : on parle de 8 à 10 % de jobs à haut risque d’automatisation, et non plus de 40 %. Mais ça ne veut pas dire qu’il ne faille rien faire, bien au contraire. Nous devons profiter de l’embellie économique actuelle pour nous préparer pour l’avenir. Nous avons lancé cette année un fonds doté de 18 millions d’euros, le Digital Belgium Skills Fund. Celui-ci est piloté par la Fondation Roi Baudouin, qui a sélectionné une quarantaine de projets à travers le pays. Nous avons également lancé un campus numérique ouvert à tous dans la gare Centrale à Bruxelles (BeCentral). La question de la formation au numérique est également reprise dans l’accord interprofessionnel, ce dont je me réjouis.

BeCentral couvre surtout l’accès et la compréhension de la population défavorisée au digital. Cette initiative ne peut pas lutter contre les destructions (ou transformations radicales) massives d’emplois dans les années à venir. Surtout si on a besoin de très hauts profils, très spécialisés.

Le projet BeCentral s’adresse à tous. BeCode par exemple forme une centaine de personnes pour qu’elles deviennent des professionnels du Web, dont des anciens employés bancaires. De nombreuses autres initiatives sont en train de voir le jour, comme Epitech ou l’Ecole 19 (version belge de l’Ecole 42 de Xavier Niel). Les choses bougent aussi du côté des universités. Je m’en réjouis. Je suis convaincu que les initiatives doivent être multiples pour que nous puissions répondre ensemble à l’ampleur des besoins.

Selon vous, quels seront les profils dont on aura besoin dans 10 ou 15 ans à l’heure où les taxis seront opérés par des voitures autonomes, que l’intelligence artificielle remplacera les services clients de nos grandes entreprises, nos comptables et même les codeurs de base ?

Il y aura certes besoin de compétences techniques (développeurs, analystes de données, etc.) mais ce que beaucoup de spécialistes mettent en avant est le besoin de développer des compétences complémentaires à la machine : la gestion des émotions, la créativité, la communication interpersonnelle, la gestion de situation de crise. Il s’agit là de compétences éminemment humaines. Il n’est pas clair que nous n’aurons plus de comptables ou de conducteurs de transport public dans 10 ou 15 ans. Il est par contre probable que les tâches de ces personnes évolueront vers des tâches centrées sur ce que l’algorithme ne peut pas faire : accueillir les autres, les aider, les conseiller, etc.

Y aura-t-il encore de la place pour de la main-d’oeuvre peu qualifiée qui réalisera des tâches de base, répétitives, manuelles ou intellectuelles ?

Certains métiers avec des tâches très répétitives ont déjà disparu, ou vont disparaître à plus ou moins court terme (dans la logistique par exemple). Pour d’autres, c’est beaucoup moins clair. Je ne vois pas comment la technologie va remplacer prochainement un serveur dans un café ou un éboueur.

Plus que jamais, notre enseignement général et technique doit apprendre à apprendre.

Reste que certains métiers pourraient nécessiter beaucoup moins de main-d’oeuvre à l’avenir, chauffeur par exemple. On ne pourra pas reformer tout le monde et, soyons honnêtes, on ne transformera pas un ouvrier traditionnel plus âgé en expert du codage…

A nouveau, soyons prudents : on a toujours besoin de chauffeurs routiers aujourd’hui. Idem pour les programmeurs de base : il en manque toujours plusieurs milliers en Belgique. Apprenons à ces personnes à apprendre et à acquérir les compétences qui leur seront les plus utiles pour l’avenir.

La réponse à cette évolution passe par des changements au niveau de la formation et de l’éducation. Mais lesquels et de quelle manière selon vous ?

Il y a deux grands défis : la formation permanente et l’éducation. Sur le premier, la réponse doit venir de l’ensemble de la société : les individus, les organisations et l’Etat. L’essentiel de la formation continue se fait en entreprise et il faut bien reconnaître que le marché ne fonctionne pas bien en la matière. Il faut impérativement renforcer les outils d’investissement individuels et collectifs. On peut s’inspirer de modèles tels que Singapour (avec son programme SkillsFuture) ou plus près de chez nous du compte personnel de formation en France. Sur l’éducation, il est impératif d’adapter les curriculums pour y inclure l’algorithmique et les bases du codage. De nombreux autres pays européens le font. L’enjeu n’est pas de mettre des tablettes ou des tableaux intelligents dans les écoles. L’enjeu est de former les citoyens numériques de demain. Nos enfants doivent comprendre comment l’information sur les médias sociaux est ” travaillée ” par un algorithme. Ils doivent comprendre les enjeux du harcèlement en ligne, ou de la gestion de leur identité numérique.

La rapidité avec laquelle évoluent les technologies est étonnante. A l’avenir, devra-t-on encore former à un métier et enseigner des compétences professionnelles ou bien inculquer des aptitudes et un cadre de réflexion global de qualité, comme le pensent certains experts ?

Plus que jamais, notre enseignement général et technique doit apprendre à apprendre. Au-delà de compétences techniques, il faut développer les attitudes : la volonté d’apprentissage permanent, la curiosité, l’esprit critique. On le fait déjà aujourd’hui, et on devra le faire encore plus demain.

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