Microagressions en entreprise : “Je ne me suis jamais sentie en sécurité sur mon lieu de travail”

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Myrte De Decker Journaliste TrendsStyle.be

Ce qui ressort de la première enquête sur les microagressions en entreprises est que le lieu de travail n’est pas toujours un endroit sûr et sécurisant. Et ces microagressions conduisent 60 % des talents à chercher un autre emploi. Sans parler des victimes, celles qui ne s’en vont pas, mais qui ne se sentent plus impliquées dans l’entreprise.

“Je pensais avoir déjà vu et entendu beaucoup de choses, et pourtant je suis encore régulièrement choquée par les témoignages que je reçois. Il y a encore du travail à faire pour assurer la diversité et l’inclusion sur le lieu de travail”. Pour sa recherche de doctorat sur l’inclusion et la diversité en entreprises, Delia Mensitieri a collecté les témoignages sur ces microagressions pendant près de deux ans.

Les employés pouvaient raconter anonymement, sur une plate-forme en ligne, les commentaires qu’ils avaient entendus au travail et qui les avaient mis mal à l’aise. La chercheuse a reçu plus d’un millier de témoignages de la part de plus de 120 personnes. Cela va de “Votre néerlandais est tellement bon que je croirais que vous êtes né ici” à “Je n’aime pas les femmes musulmanes, mais toi, tu es vraiment cool”, et ce ne sont là que quelques-uns des témoignages. Presque toutes les personnes, qui s’y sont dévoilées, ont envoyé plusieurs histoires. “Cela montre la nature structurelle et systémique du problème”, affirme Delia Mensitieri.

On peut définir les microagressions comme des remarques récurrentes, répétées, et qui donnent à la victime l’impression d’être bizarre ou complètement mise à l’écart. Ces remarques ont un impact important sur les victimes, car elles peuvent conduire les employés à se faire passer pour des personnes totalement différentes de ce qu’ils sont dans la réalité. Or jouer constamment un rôle est très fatigant, et cela engendre du stress, qui peut évoluer vers la dépression, l’anxiété, l’hypertension artérielle ou le traumatisme psychologique. Ces commentaires peuvent sembler anodins, mais s’ils sont répétés à maintes reprises, ils ont un impact important.

Les microagressions se distinguent des brimades, des discriminations flagrantes, du racisme et du sexisme. Neuf participants sur dix affirment que ces commentaires n’ont généralement pas pour but d’être blessants, mais qu’ils découlent de l’ignorance d’un collègue ou des stéréotypes qu’entretient un supérieur hiérarchique. La personne qui fait la remarque ne se rend même pas compte que celle-ci est perçue comme blessante ou peut être assimilée à du racisme ordinaire.

Plus souvent les femmes

L’étude de Mensitieri montre que les microagressions touchent principalement les femmes : 77 % des témoignages reçus provenaient de femmes, à peine 16 % d’hommes, les 7 % restants s’identifiant différemment. “Ce chiffre est révélateur”, déclare la chercheuse. “Il montre que de nombreuses femmes ne se sentent pas en sécurité sur leur lieu de travail. Les témoignages démontrent que ces commentaires sont surtout formulés lorsque la femme occupe un poste qui, selon la société, ne lui convient pas.

Un exemple est le témoignage de deux enseignantes, une femme noire et une femme musulmane portant un hijab. Elles ont reçu des commentaires tels que : ” Vous faites partie des meilleures alors”. Si vous décortiquez cette déclaration, elle dit en substance : normalement, quelqu’un comme vous n’a pas sa place pour ce travail. C’est précisément la raison pour laquelle la diversité et l’inclusion sont si importantes. Nous devons veiller à ce que tous les lieux de travail soient des endroits d’ouverture aux autres.

Les microagressions ne concernent donc pas tant l’identité d’une personne que ce qu’elle est. C’est le fil conducteur des résultats de l’enquête, selon la chercheuse. D’autres histoires qu’elle a collectées concernaient les femmes et la parentalité, leurs choix vestimentaires et leur apparence, ou encore leur comportement. Un homme, qui s’impose comme un leader, est qualifié de direct ou de décisif, alors qu’une femme est considérée comme une garce.

Il y a aussi des histoires qui ont des relents de discrimination pure, de racisme ou de sexisme. “Nous voyons des femmes, même à des postes de direction, qui doivent aller chercher du café ou organiser les déjeuners”, explique Delia Mensitieri.”Cela se produit uniquement parce qu’elles sont des femmes, car pour beaucoup, il est impensable d’imposer cela à des collègues masculins occupant le même poste. »

Blagues sans mauvaise intention, mais…

Les entreprises ont demandé à Mme Mensitieri de revoir les environnements de travail afin de les rendre plus inclusifs et plus diversifiés. Elle a également intégré ces expériences dans ses recherches.

Par exemple, elle a disséqué trois phases majeures dans la manière dont les managers et les entreprises traitent les microagressions. “Ces trois phases peuvent être attribuées à un malaise personnel”, explique Mme Mensitieri. “Les déclarations ne sont généralement pas le fait d’une seule personne. C’est précisément parce que, souvent, elles découlent de visions du monde stéréotypées qu’elles sont profondément enracinées dans l’organisation. Elles sont donc considérées comme des plaisanteries sans mauvaise intention. Au cours de la première phase, les individus doivent reconnaître qu’ils ont déjà fait eux-mêmes de tels commentaires. Ensuite, ils doivent se rendre compte qu’ils ont ainsi mis les autres dans une position inconfortable. Enfin, ils doivent reconnaître leur ignorance et admettre qu’ils ne savent pas comment traiter le problème. Cela fait ressortir beaucoup d’émotion”.

Une réaction courante lorsque le problème est soulevé ? “Nous n’avons plus le droit de dire quoi que ce soit aujourd’hui!”. “Mais en réalité, c’est comme si l’auteur de l’infraction dit à sa victime : « Tu dois garder le silence». Cela revient à dire « Votre sentiment d’insécurité est secondaire par rapport à mon sentiment d’inconfort »”, explique Mme Mensitieri.

La chercheuse est consciente qu’elle risque de donner de nombreux coups de pied dans la fourmilière. Mais elle souligne l’importance sociale de ce travail: “Tout le monde sait que les commentaires sur le sexe, la couleur de peau et la religion ne sont plus acceptables. Il est d’autant plus important que les entreprises agissent en conséquence et créent un environnement de travail inclusif. En tant qu’employeur, vous devez faire tout ce qui est en votre pouvoir pour garder votre personnel”.

L’étude montre que le lien entre les microagressions et les démissions est très important. 60 % des employés, qui y ont été confrontés, ont quitté cet environnement de travail toxique. “En particulier les personnes qui ont tenté de remédier à la situation. Après la déception et la frustration initiales, une sorte de résignation se produit”, explique Délia Mensitieri. “Nous observons très souvent ce phénomène chez les femmes occupant des postes de direction. Elles quittent l’entreprise pour un environnement qui leur semble plus sûr. Elles troquent souvent le monde des affaires pour un secteur avec plus de bienveillance, comme l’éducation ou les organisations à but non lucratif. Un avocat de haut niveau s’installera dans un cabinet plus petit par exemple ou fera quelque chose de complètement différent.

Plus d’ouverture d’esprit

Quant aux employés qui aimeraient en parler, mais qui n’osent pas aborder le problème de ces microagressions, l’enquête montre que ces personnes se sentent coupables. Elles voudraient sensibiliser leur entourage professionnel à ce problème afin de protéger les autres, mais se taisent de peur d’être attaquées. Ce qui conduit au paradoxe qu’elles pensent contribuer elles-mêmes à la problématique.

De plus, ces personnes ont peur de quitter l’organisation. Mais celles qui n’ont pas démissionné ont admis dans l’étude que délibérément elles ne s’impliquent plus dans l’entreprise. Par exemple, elles  regardent des séries sur des plateformes de streaming pendant les heures de travail ou font le strict minimum. Défaitistes, elles se disent : “De toute façon, je ne serai pas traité équitablement. Cela n’a plus d’importance.”

Et les personnes qui soulèvent le problème se heurtent souvent à un mur. Les microagressions sont souvent abordées au niveau de l’entreprise de la même manière que des brimades, alors qu’elles nécessitent une approche totalement différente. Selon Delia Mensitieri, les interlocuteurs tels que les responsables des ressources humaines considèrent les microagressions comme des incidents isolés entre deux personnes. “Or nous avons déjà montré qu’il s’agit d’un problème structurel”, précise Mensitieri. “Cela nécessite une approche différente. Malheureusement, nombreux sont ceux qui déclarent se trouver en terrain inconnu et ne pas savoir comment gérer la situation.”

L’étude montre une fois de plus qu’une formation continue est nécessaire. L’envie de quitter l’entreprise disparaît complètement si quelqu’un fait l’effort d’écouter le ressenti de la victime avec sincérité et ouverture d’esprit. Les gens n’ont alors plus peur de parler. Selon Mensitieri, il y a toujours des frustrations, mais elles peuvent être mieux encadrées ainsi. En conséquence, les gens ont plus de patience pour signaler les commentaires inappropriés et expliquer les sentiments que ceux-ci provoquent chez eux. Malheureusement, l’enquête montre également qu’à peine 15 % des personnes interrogées travaillent dans une telle entreprise.

Un peu d’ouverture d’esprit permettrait également d’éviter que certaines blagues soient mal perçues. “Étant donné que les gens ne se sentent pas en sécurité, ils commencent aussi à percevoir les commentaires neutres ou les compliments sincères comme quelque chose de négatif”, explique Delia Mensitieri. Ils deviennent hypersensibles à toute expression, de sorte que le “nous n’avons plus le droit de dire quoi que ce soit” fait sens quelque part. Nous ne devrions pas nous diriger vers une société où tout le monde est toujours neutre, lisse. Il faut laisser la place au dialogue pour établir ensemble un cadre qui tienne compte des aspirations et des réalités des objectifs de chacun. »

Réalité virtuelle

Pour conclure ses recherches, Mme Mensitieri a rédigé un manuel à l’intention des entreprises. Sur cette base, une équipe de l’Arteveldehogeschool de Gand réalise une simulation de réalité virtuelle pour les managers afin de les aider à mieux gérer les microagressions sur le lieu de travail. Ce programme sera disponible d’ici la fin de l’année.

“Le monde des affaires s’y intéresse”, souligne la chercheuse. “Aucune organisation ne veut être un environnement où les employés ne se sentent pas en sécurité. Nous devons modifier les perceptions de chacun afin d’instaurer une culture plus ouverte : nous savons que cela arrive, nous savons que cela ne part pas d’une mauvaise intention, mais nous devons former notre personnel. La punition ne fonctionne jamais dans de telles circonstances.

À terme, la chercheuse souhaite traiter les microagressions de manière encore plus large. Le phénomène ne s’arrête pas aux frontières d’une entreprise, mais est présent dans toute la société. “Récemment, une femme m’a raconté que l’employé du service de la population n’arrêtait pas de demander où était le père de l’enfant, alors que les deux mères étaient venues le déclarer. Ironie du sort, elles sont entrées dans le bâtiment par un passage zébré arc-en-ciel. Il y a donc encore beaucoup de travail. »

J’ai l’impression de devoir défendre mon humanité

“Pendant des années, mes collègues les plus proches ont pensé qu’il était normal de s’adresser à moi par un mauvais prénom”, raconte Claire*. Ce prénom était Trisha, le prénom de la seule autre femme noire de l’entreprise. “Lors des réunions et dans les échanges de courriels – où mon nom figurait en toutes lettres dans l’adresse électronique – on m’appelait sans cesse Trisha. La seule chose que nous avions en commun était la couleur de notre peau. Nous n’avions pas du tout la même apparence, pas du tout le même accent, pas du tout le même style. Et pourtant, il était apparemment impossible d’utiliser le bon prénom. Mon équipe aurait tout aussi bien pu dire que je ne comptais pas du tout. Ce que j’ai ressenti alors ? De l’humiliation. J’ai compris que je serais toujours ‘l’autre'”.

Claire a occupé divers postes dans plusieurs multinationales au cours des 15 dernières années. Elle a été confrontée à plusieurs reprises aux microagressions, bien qu’elle appelle invariablement ces incidents “agression” – sans le mot “micro”. “Si une femme blanche est allée chez le coiffeur, elle peut recevoir un compliment”, explique Claire. “Avec mes cheveux, j’ai plusieurs possibilités : naturels, extensions, tresses… Des personnes sont venues toucher mes cheveux à chaque fois, alors que je ne les avais pas invitées à le faire. Savez-vous ce que l’on ressent quand on est touché sans le vouloir ? De devoir dire à chaque fois que c’est inapproprié ? J’ai l’impression de devoir défendre mon humanité, alors que tout le monde sait qu’on ne touche pas les gens sans qu’ils ne le veuillent”.

“Au début de ma carrière, j’étais régulièrement la seule femme de couleur. Je n’avais personne à qui me comparer, personne ne me ressemblait. Je n’osais pas me défendre. Vous êtes heureux d’avoir un travail et vous voulez le faire au mieux. La dernière chose que vous voulez être, c’est la petite jeune qui vient faire la leçon aux anciens”.

Mais la situation ne s’est pas améliorée. Lorsque Claire a évoqué la situation, elle a été traitée de “diva”. Cela a provoqué beaucoup d’émotions : déception et colère, résignation et lassitude. “A plus long terme, on choisit ses batailles. Choisissez vos batailles avec sagesse. Je n’ai jamais quitté une entreprise uniquement à cause de l’agressivité, mais elle a toujours joué un rôle. Je suis bonne dans mon travail. J’ai occupé des postes de direction. Je connais ma valeur et mes talents. Pourtant, dans certains de ces environnements de travail, cela n’a pas suffi. Les gens ne voyaient pas plus loin que la couleur de ma peau.

“Je ne me suis jamais vraiment sentie en sécurité ou la bienvenue sur mon lieu de travail. Je peux parler de ces incidents à des amis et à des personnes partageant les mêmes idées, mais je n’ai jamais réussi à exprimer ces sentiments en interne de manière à ce qu’ils soient également entendus. Mes amis et mes connaissances peuvent comprendre cela, car, malheureusement, ils en ont généralement fait l’expérience eux-mêmes. Nous nous retrouvons dans nos traumatismes. »

*Il s’agit d’un nom fictif pour garantir l’anonymat.

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