Quand des chercheurs deviennent entrepreneurs
Comment des chercheurs à Liège et à Namur ont mis au point des tests PCR innovants, comment ils ont rencontré des PME capables de les fabriquer, comment ils se sont heurtés ensuite à des jeux de pouvoir. Le livre “Entrepreneurs face à la crise” relate avec brio cette étonnante aventure, dont on tire les leçons en quatre questions…
Et soudain, nous avions besoin de tests. De dizaines de milliers de tests. Mais en ce début 2020, alors que la pandémie de Covid-19 se profilait, les laboratoires européens manquaient cruellement des réactifs nécessaires, qui proviennent surtout de Chine. Virologue à l’université de Namur, Benoît Muylkens réhabilite alors une ancienne technique manuelle permettant de réaliser le test sans ces réactifs. Elle fut validée en un temps record par les autorités sanitaires belges, reprise ensuite par des confrères de l’université de Liège et portée à l’échelle industrielle grâce à l’implication de HTP-Europe, une PME mouscronnoise spécialisée dans l’injection plastique, et Kum Technic, une entreprise de Marloie qui assemble des machines destinées au secteur de la santé. A Marloie (Marche-en-Famenne), on a carrément construit une usine en deux mois pour aider à développer une solution wallonne de tests salivaires.
La conception et la production de ces tests sont ainsi devenues une véritable aventure entrepreneuriale. Les professeurs d’entrepreneuriat Bernard Surlemont et Frédéric Ooms (HEC-Liège) ont décidé de la raconter dans un livre rédigé avec le concours de la journaliste Céline Léonard. Au travers de ces 150 pages captivantes, avec d’incessants allers-retours entre science et entrepreneuriat, ils décrivent tout ce que l’audace et la créativité des académiques et des patrons de PME peuvent apporter à la collectivité, une fois que l’urgence sanitaire libère tout le monde des freins, des rigidités ou tout simplement du poids des habitudes. “Nous cherchons souvent des case-studies pour illustrer nos enseignements sur l’entrepreneuriat, explique Bernard Surlemont. Nous avions là, dans notre université, une illustration vraiment incroyable.” Tant dans les laboratoires que dans les PME, tout le monde est en effet sorti de sa zone de confort pour faire aboutir le projet. L’université de Liège a pris des risques financiers en investissant dans l’achat de machines et produits divers, le monde politique wallon a validé dans l’urgence les initiatives…
Nous avons rencontré plusieurs protagonistes de cette aventure autour de quatre interrogations sur l’esprit d’entreprise dans nos universités.
1. Cette aventure est-elle un indicateur de la vigueur de l’esprit d’entreprendre aujourd’hui dans nos universités? Aurait-elle été possible 20 ans plus tôt?
Les créations de spin-off universitaires, Trends-Tendances vous en parle quasiment toutes les semaines. Toutes les universités ont mis en place des structures spécifiques pour financer et accompagner les premiers pas entrepreneuriaux de leurs chercheurs les plus audacieux. “Les choses avancent dans le bon sens, c’est vrai, atteste Fabrice Bureau, professeur à la faculté de médecine vétérinaire de l’ULiège et l’un des moteurs des initiatives qui ont mené à la production de tests en Wallonie. Il y a 20 ans, nous faisions de la recherche fondamentale, point à la ligne. Aujourd’hui, le discours est bien celui de la valorisation des recherches universitaires. Mais les mentalités ne suivent pas encore, du moins pas chez tout le monde. Tenter de valoriser économiquement ses recherches, cela reste mal vu dans une partie du monde académique.” Le professeur en sait quelque chose puisque, nous le verrons, les royalties perçues sur les tests covid made in Wallonia ont bien fait jaser à l’ULiège…
Il est de toute façon impossible de tisser un lien direct entre l’évolution de l’esprit d’entreprise et cette aventure des tests covid. L’urgence sanitaire a en effet rendu beaucoup de choses soudain tout à fait possibles. Mais 20 ans plus tôt, elle aurait peut-être produit les mêmes effets mobilisateurs, par exemple en effaçant les barrières entre médecine humaine et médecine vétérinaire (plus habituée aux épidémies) ou entre laboratoires de recherche et centres de diagnostic. Dans le monde économique, on appelle cela l’agilité et, effectivement, on retrouve plus cette qualité dans des petites équipes, y compris des équipes de chercheurs, que dans des multinationales…
“Les gars dans leur laboratoire, ils ne ‘se sentaient’ pas avec une étiquette d’entrepreneurs sur le dos, dit le professeur Surlemont. Mais ils ont pourtant fait tout ce qu’un entrepreneur aurait fait. C’est cela le message central: l’esprit d’entreprendre n’est pas l’apanage de l’entrepreneur. Ou pour le dire autrement, nous sommes tous un peu des entrepreneurs.” .
A un moment donné, nous produisions quand même 96% des tests PCR utilisés en Belgique. Cette prouesse n’a pas été saluée à sa juste mesure.” JONATHAN DE CEULAER (KUM TECHNIC)
2. Les centres de recherche universitaires ont-ils pris l’habitude de travailler en partenariat avec des entreprises comme ce fut le cas pour le “testing”?
Pour passer à une échelle industrielle et produire des milliers de tests par jour, l’équipe liégeoise a eu besoin d’un partenaire capable de fabriquer les boîtes en plastique nécessaires pour les kits de dépistage. Elle l’a trouvé à l’autre bout de la Wallonie, à Dottignies, siège de l’entreprise HTP-Europe. Les deux parties ont été mises en relation par le pôle Mecatech et Sirris, le centre belge de recherche de l’industrie technologique. Et ensuite, HTP a aiguillé vers l’un de ses clients, Kum Technic, quand il a fallu imaginer des machines pour produire les tests salivaires. “Ce maillage est beaucoup plus fort qu’il y a 15-20 ans, les échanges entre les universités et les entreprises sont devenus plus naturels”, souligne Bernard Surlemont, qui y voit le fruit de politiques initiées au début du siècle avec le Plan Marshall qui a “insufflé une culture collaborative au sein du tissu économique wallon”.
“Nous avons de nombreux développements avec des spin-off universitaires de tout le pays, confirme Geoffrey Ducrocq, CEO de HTP. Et heureusement, d’ailleurs, car si nous ne devions compter que les sur les sociétés existantes, nous ne fabriquerions pas grand-chose!” HTP réalise des produits plastiques sur mesure et emploie 20 personnes.
Kum Technic, basée à Marloie, fournit des machines et du mobilier pour l’industrie pharmaceutique. Elle n’avait jusque-là guère travaillé pour le monde universitaire. Mais le premier défi fut de taille: construire une usine avec des salles blanches en deux mois. “Nous avons pris un risque, y compris financier, mais l’université aussi a pris des risques en misant sur des petites PME comme la nôtre (7 personnes au départ, 47 au plus fort de la production de tests, Ndlr), précise Jonathan De Ceulaer, CEO de Kum Technic. Les grosses structures n’ont pas l’âme kamikaze pour s’engager dans de telles aventures. A un moment donné, nous produisions quand même 96% des tests PCR utilisés en Belgique. Cette prouesse n’a pas été saluée à sa juste mesure, je pense.”
Tous ces discours sur la relocalisation des filières essentielles, sur la nécessité de faire des stocks, sur le souci de privilégier les initiatives locales, j’y ai cru.” FABRICE BUREAU (ULIÈGE)
Cette manière de travailler avec le monde entrepreneurial a séduit Fabrice Bureau. D’ordinaire, les laboratoires universitaires présentent le résultat de leurs recherches aux entreprises dans l’espoir de les convaincre de valoriser ces résultats. “Nous devons passer de cette logique dite de push à une logique de pull, suggère Fabrice Bureau, vice- recteur à la recherche pour encore quelques jours (une nouvelle équipe rectorale prendra ses fonctions à la mi-septembre). Il s’agit, comme nous l’avons fait pour les tests covid, de chercher les entreprises qui ont les compétences pour nous aider à réaliser rapidement des biens ou des produits qui répondent à des besoins de notre société. Ce serait un changement de paradigme, nous irions beaucoup plus loin dans cette philosophie d’entrepreneuriat mais je constate que cela reste difficilement acceptable pour une partie du monde académique.”
3. La Wallonie a-t-elle suffisamment capitalisé sur les innovations impulsées durant cette crise?
C’est l’énorme déception de cette aventure. De toute cette filière construite en un temps record et qui a contribué à endiguer l’épidémie, il ne reste plus grand-chose deux ans plus tard. La ligne de production à Marloie restera certes opérationnelle encore trois ans grâce à un subside du ministre de l’Economie Willy Borsus (MR), “mais si personne ne passe de commande, quel est le sens de tout cela?”, interroge Jonathan De Ceulaer. “C’est très frustrant de s’être investi autant, d’avoir installé une capacité de production de 80.000 tests par jour et de ne rencontrer aucune volonté de la valoriser”, dit-il. Son comparse Geoffrey Ducrocq ne comprend pas plus: “Tous ces outils ont été développés en Wallonie avec des financements de la Région. Pourquoi ne pas les utiliser? Une entreprise privée qui investit dans un outil de production, elle ne va pas commander ensuite ses produits ailleurs! J’ai un peu de mal à saisir la logique… On aurait vraiment pu faire quelque chose de super pour l’activité en Wallonie”.
Le professeur Surlemont apporte une explication rationnelle à cette déconvenue: la filière wallonne de testing, c’était un projet, pas une entreprise. Des énergies se sont fédérées dans l’urgence mais aucune spin-off n’a été créée. “Il n’y a pas eu de gouvernance globale pour tenter d’en faire une activité pérenne, dit-il. Après, chacun retourne dans ses pénates, si je puis dire, et c’est très bien ainsi. Cela étant, des crises comme celle-là, nous en aurons encore et cette capacité de mener un testing massif sera importante à l’avenir, chez nous ou ailleurs.” Dommage dès lors qu’aucun des outils économiques wallons n’ait été sollicité pour assurer cette gouvernance globale, préserver et valoriser les outils de production développés dans l’urgence… “Tous ces discours sur la relocalisation des filières essentielles, sur la nécessité de faire des stocks, sur le souci de privilégier les initiatives locales, j’y ai cru, confie Fabrice Bureau. Je me rends compte maintenant que les belles paroles ont été très vite oubliées et que tout ce que nous avons produit sera bientôt anéanti.”
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Tout n’est cependant peut-être pas perdu. Fabrice Bureau et ses partenaires sont convaincus que leur solution de testing à prix moindre (10 fois moins chère que les standards du marché, affirment-ils) serait très utile dans les pays en développement, en particulier en Afrique où les carences en la matière sont énormes et, souligne Fabrice Bureau, “concernent des maladies beaucoup plus graves que le covid”. Leur ambition est en quelque sorte de décliner dans le domaine du dépistage ce qu’Univercells réussit admirablement dans la vaccination. Bref, ce n’est pas un hasard si la préface d’Entrepreneurs face à la crise est signée par Hugues Bultot, le CEO et cofondateur d’Univercells…
4. Quels sont les écueils qui ont conduit à l’arrêt de la filière wallonne de “testing”? Peut-on les lever pour stimuler l’entrepreneuriat en Wallonie?
Au plus fort de l’urgence sanitaire, toutes les routes se sont ouvertes: le protocole mis au point à l’UNamur a été validé par l’Agence fédérale des médicaments et produits de santé en quelques heures, “déjouant les habituelles lenteurs administratives belges”, lit-on dans le livre ; le ministre de l’Economie a délivré un laisser-passer pour aller chercher du béryllium aux Pays-Bas en plein confinement ; on ne perd pas de temps avec des appels d’offre et des marchés publics pour monter la première plateforme de diagnostic, etc. “Quand on libère les initiatives, des choses incroyables deviennent possibles, constate Bernard Surlemont. Cela pose la question de la nécessité de certains freins qui peuvent être mis en temps normal.”
Quand on libère les initiatives, des choses incroyables deviennent possibles.” BERNARD SURLEMONT (HEC-LIÈGE)
Fabrice Bureau en retient la leçon pour un autre défi colossal: le climat. “La menace est énorme, tous les coups devraient être permis pour la combattre, dit-il, un brin provocateur. Il faudrait instaurer une sorte de moratoire qui permettrait aux chercheurs et aux entreprises de passer au-dessus d’une série de règles, de faire table rase de tous les carcans administratifs pour atteindre l’objectif. Mais bon, j’en conviens, c’est plus facile à dire pour moi qu’à faire pour un politique.”
En l’occurrence, dès que les choses ont semblé retrouver un rythme plus ou moins normal, ce fut le rétropédalage. La concurrence ne faisait pourtant pas peur à la petite équipe wallonne, confiante dans la qualité de son produit et dans son prix très bas. Mais les règles du jeu avaient changé en passant au niveau fédéral. Ils ont découvert avec stupéfaction que pour répondre aux appels d’offre, il fallait désormais afficher un chiffre d’affaires d’au moins 30 millions d’euros. Fabrice Bureau a vraiment le sentiment d’une démarche délibérée pour écarter l’ULiège et ses partenaires. Ces aléas sont relatés dans le livre, esquissant des explications mêlant rivalités entre universités, bras de fer communautaire et pressions de groupes pharmaceutiques internationaux.
Le coup le plus douloureux viendra cependant de l’intérieur: les profits de cette aventure entrepreneuriale auraient honteusement enrichi l’ULiège et les chercheurs concernés, qui ont été l’objet d’attaques en règle à ce propos. Tout un chapitre du livre y est consacré, rempli de chiffres sur les recettes générées par les différents kits de test et leur répartition entre les acteurs (règle des trois tiers entre l’université, les chercheurs et leurs labos). Cet épisode illustre un frein bien réel à l’esprit d’entreprise en Wallonie: la suspicion qui entoure le profit. Au nom de quoi une initiative inventive, audacieuse et qui plus est salutaire pour la santé des Belges ne pourrait-elle pas faire gagner de l’argent à ses promoteurs?
“On voudrait que nos recherches appuient le développement économique régional, explique Fabrice Bureau. Cela induit des brevets, des licences et donc des revenus. Faudrait-il supprimer la règle des trois tiers en cas d’action civique quand la recherche répond à un besoin sociétal urgent?” “La réaction de mon université m’a attristé, confie Bernard Surlemont. Elle a semblé gênée de l’argent gagné en rendant un service vital à la société. Aux Etats-Unis, tout le monde aurait au contraire été très fier de cela. Chez nous, il y a toujours une sorte de pudeur mal placée. Soyons un peu plus fiers de ce que nos chercheurs et nos entreprises sont capables de réaliser. Nos voisins du nord mettent beaucoup plus facilement en avant la réussite et ils ont entièrement raison.”
Céline Léonard, Bernard Surlemont, Frédéric Ooms, “Entrepreneurs face à la crise, au coeur du testing covid belge”, Editions L’attitude des Héros, 22 euros.
Les leçons de leur aventure
Fabrice Bureau, professeur à l’ULiège
“Cette aventure m’a complètement transformé. J’ai pris conscience que j’étais plus un entrepreneur qu’un chercheur fondamental. J’ai besoin de voir les effets concrets des résultats de mes recherches. J’ai envie d’être dans l’action directe comme ce fut le cas pour le testing. Durant cette période, j’ai rencontré des gens avec un dynamisme exceptionnel, des PME ultra-agiles. C’est fabuleux tout ce que l’on peut accomplir en Wallonie quand on ne s’enlise pas dans nos systèmes très administratifs. Je me sens plus d’atomes crochus avec Geoffrey Ducrocq et Jonathan De Ceulaer qu’avec la plupart de mes collègues à l’université.”
Geoffrey Ducrocq, CEO de HTP
“Cette aventure nous a ouvert des portes, elle a fait parler d’HTP et, dans le petit milieu des medtechs, c’est très utile. Je travaille dans la plasturgie depuis 20 ans. Venant de Mouscron, j’avais un peu de mal à décrocher des marchés en région liégeoise. Maintenant, je n’ai plus aucun souci de ce côté-là!”
Jonathan De Ceulaer, CEO de Kum Technic
“L’impact pour Kum Technic est minime: nous étions sept avant, nous avons été jusqu’à 47 employés et maintenant, nous sommes retombés à une dizaine. Mais ce fut une expérience humaine et professionnelle fabuleuse. Nous avons accompli des trucs incroyables. Nous avons montré le dynamisme et la créativité de la Wallonie. Mais pour quelle reconnaissance? Dans cette aventure, on ne s’est pas vraiment sentis épaulés.”
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