Préparez-vous à vivre une vingtaine d’années de crises

Daan Killemaes Economiste en chef de Trends Magazine (NL)

Les crises économiques deviennent plus intenses, plus longues et plus nombreuses que par le passé.

Il y a un an, la Russie envahissait l’Ukraine. Depuis cette date, Trends examine comment le monde a changé. Une chose est sûre, ce conflit et la crise énergétique qui en résulte annoncent une décennie tourmentée… Les pacificateurs d’antan ont en effet laissé place à des trublions qui risquent d’instaurer le chaos pour longtemps.

“Nous sommes peut-être confrontés à des années de crise économique. L’incertitude grandissante pèsera sur les investissements des entreprises et sur la croissance, surtout si elle se prolonge”, déclare Erik Buyst, professeur d’économie à la KU Leuven. “Les politiciens pourraient bien se retrouver dans un environnement moins stable et favorable pendant un bon moment. Les crises économiques seront plus importantes et plus persistantes. Elles seront également plus fréquentes”, a déclaré Isabel Schnabel, directrice de la BCE, lors de la réunion des banquiers centraux à Jackson Hole l’été dernier.

Le calme relatif a fait place à une série de turbulences, les politiques qui ont stabilisé l’économie occidentale pendant des décennies perdent pieds. Pensez à la disponibilité de sources d’énergies et de main-d’œuvre relativement bon marché ; par le passé, c’est ce qui a permis de maintenir une inflation faible et une croissance stable. La faible inflation a, à son tour, donné aux banques centrales l’occasion de noyer une crise, dans une politique monétaire flexible. Et si une pandémie frappait, les gouvernements sortaient le portefeuille pour protéger tout le monde. En bref : ce relatif calme économique était autant une question de chance que de compétence.

Les agents stabilisants sont devenus à la longues les fauteurs de troubles. L’énergie et la main-d’œuvre sont devenues chères. Les banquiers centraux n’apportent plus de tranquillité mais doivent organiser des récessions pour maîtriser l’inflation. Les politiciens ne peuvent plus distribuer aussi généreusement de l’argent, étant donné la montagne de dettes sur laquelle ils sont assis. Même sur la scène géopolitique, des fauteurs de troubles comme Vladimir Poutine promettent une décennie tourmentée. Les dividendes de la paix ont été échangés contre une taxe de guerre, ce qui implique plus d’inflation et moins de croissance. De plus, le changement climatique joue un rôle de plus en plus important. Les événements climatiques extrêmes entraîneront de plus en plus souvent une baisse des températures sur le baromètre économique. La Grande Modération, caractérisée par une croissance régulière et une faible inflation, semble bel et bien être terminée. Ces turbulences menacent également de s’insinuer dans l’esprit des consommateurs et des électeurs (voir l’encadré ci-dessous Fons Van Dyck : “L’hiver (mental) arrive”).

Trouble-fête 1 : L’énergie est rare et chère

Au cours des dernières décennies, l’énergie est restée relativement facile à trouver et bon marché. La hausse de la demande a généralement été satisfaite sans une augmentation trop brutale des prix. L’actuel approvisionnement en énergie semble avoir perdu cette flexibilité. Une crise énergétique d’envergure a fait rage sur le continent européen lorsque Poutine a fermé le robinet du gaz naturel vers chez nous. Une forte vague d’inflation et une économie chancelante ont été notre lot à ce moment-là. Et une répétition de cette situation est presque inévitable si l’approvisionnement énergétique ralentit à nouveau.

L’hiver (temporairement) doux et l’offre de GNL américain ont provoqué une détente temporaire sur les marchés du gaz naturel, mais l’Europe ne peut pas encore remplacer structurellement le gaz naturel russe. “Ce n’est pas parce que les prix ont baissé que nous sommes sortis d’affaire. Comment Poutine réagira-t-il si l’Occident envoie des armes plus lourdes en Ukraine ? Je n’exclus pas les attaques contre notre infrastructure énergétique. Entre-temps, nous devenons très dépendants de l’infrastructure mondiale de GNL”, déclare Erik Buyst.

Ces dernières années, sous la pression de la transition climatique, les investissements dans les énergies fossiles ont également été relativement faibles. Cela pourrait s’avérer payant si la demande mondiale s’intensifie. “La transition énergétique et la guerre vont rendre les énergies fossiles plus rares et plus chères pendant longtemps, à un moment où les énergies renouvelables ne peuvent pas encore assumer le rôle de fournisseur stable d’énergie. En cas de pénurie, l’Europe devra réduire douloureusement sa demande énergétique”, déclare Isabel Schnabel.

L’Europe joue à fond la carte des énergies renouvelables, qui, à long terme, rendront notre approvisionnement énergétique plus respectueux du climat, plus indépendant et peut-être même moins cher, mais cette transition demande beaucoup de temps et d’argent. “L’énergie restera plus chère en Europe qu’aux États-Unis pendant longtemps encore. C’est une mauvaise nouvelle, en particulier pour nos entreprises et notre industrie qui ont une forte consommation énergétique. Il existe une menace de désindustrialisation rampante. Les entreprises construiront de nouvelles unités ailleurs. Cela entraînera une lente érosion de notre secteur et une nouvelle concurrence”, déclare Erik Buyst.

Trouble-fête 2 : la main-d’œuvre est rare et chère

L’inflation est depuis longtemps le grand paria de l’économie mondiale. “Grâce à la libéralisation de l’économie à partir des années 1980, la moitié de la population mondiale s’est engagée dans l’économie globale. L’offre de main-d’œuvre est devenue si généreuse et la capacité de production si importante que même les périodes de forte demande ne parvenaient, que bien sporadiquement, à exercer une pression à la hausse sur les salaires et l’inflation. La mondialisation a agi comme un énorme amortisseur de crises”, a déclaré Isabel Schnabel à Jackson Hole.

Depuis lors, cet amortisseur a été à moitié démantelé… En Chine, « l’usine du monde », la population active a atteint un maximum et les salaires augmentent. “Pourtant, nous ne devons pas non plus être trop pessimistes. Il existe encore d’énormes réserves de main-d’œuvre en Inde, en Asie du Sud-Est et en Afrique. Nous sous-estimons ce potentiel. Mais il faudra du temps pour intégrer, pleinement et dans le respect de l’environnement, ces régions dans l’économie mondiale. Bien entendu, on ne peut pas appliquer simplement le modèle chinois ailleurs dans le monde… pour autant que cela soit souhaitable”, déclare Erik Buyst.

Pendant ce temps, les entreprises et les gouvernements redéfinissent leurs chaînes d’approvisionnement. Les processus de production à « flux tendu » sont devenus trop vulnérables aux aléas de l’approvisionnement, tandis que les grands blocs commerciaux veulent disposer de leur propre capacité de production pour les composants stratégiques. Cependant, la multiplication des chaînes de production est coûteuse et inefficace, ce qui alimente à nouveau l’inflation et réduit la croissance. “De plus, nous manquons de techniciens et de travailleurs qualifiés. La pénurie de main-d’œuvre touche de plus en plus de secteurs, notamment, par exemple, ceux chargés de résoudre notre problème d’énergie. Dans un marché du travail plus tendu, il est difficile de contrôler l’inflation. Cela nécessite une profonde récession. L’Europe est une économie rigide qui a besoin de taux directeurs élevés pour étouffer l’inflation”, déclare Erik Buyst.

Avec sa forte dépendance vis-à-vis de l’étranger et l’indexation automatique de ses salaires, la Belgique est mal armée pour faire face aux crises. Erik Buyst : “Si nous laissons les salaires dérailler encore davantage, il faudra des années de gel de ceux-ci afin de rétablir la compétitivité. L’alternative est une baisse des salaires, mais c’est impensable dans ce pays. Nous ne pouvons pas non plus dévaluer comme nous l’avons fait en 1982. Les politiques ne réalisent toujours pas ce que signifie faire partie d’une union monétaire. Le prochain gouvernement devrait simplement nettoyer le désordre.”

Trouble-fête 3 : L’impuissance des décideurs politiques

En 2008 et en 2020, l’économie mondiale a brièvement trébuché vers un abîme, mais les catastrophes ont été évitées, grâce notamment à l’intervention décisive des banques centrales. La récession cyclique a été rapidement étouffée par des politiques monétaires plus souples. Grâce à une faible inflation, les banques centrales avaient les mains libres pour jouer les sauveurs. Aujourd’hui, la donne est différente. A cause de l’inflation élevée, les banquiers centraux ont les mains liées. “Pour la première fois depuis quatre décennies, les banques centrales doivent prouver leur détermination à protéger la stabilité des prix”, déclare Isabel Schnabel.

Une crise de l’offre comme celle d’aujourd’hui est particulièrement désagréable pour les banquiers centraux. La hausse des prix de l’énergie augmente l’inflation et ralentit l’économie. Cela place les banquiers devant un choix existentiel. Luttent-ils contre l’inflation au détriment de l’économie ? Ou bien soutiennent-ils l’économie au détriment de la stabilité des prix ? Isabel Schnabel recommande de s’attaquer en priorité à l’inflation, même si cela coûte des emplois et de la croissance. Le raisonnement est que les coûts sont encore plus élevés si l’inflation devient complètement incontrôlable. Ensuite, comme au début des années 1980, les banquiers centraux devront organiser une récession pour maîtriser l’inflation.

Les gouvernements peuvent-ils répéter l’exploit de 2020, lorsqu’ils ont réussi à piloter l’économie à travers la crise du coronavirus ? Les « buffers » (coussins) se sont considérablement réduits, notamment en Belgique, aux prises avec un déficit budgétaire et une dette publique élevés. “La Belgique n’a pas encore répondu aux coûts croissants du vieillissement. Pendant ce temps, les investissements dans la défense nécessitent plus d’argent et les taux d’intérêt augmentent. Un débat sur les tâches essentielles et une réaffectation des dépenses est nécessaire de toute urgence, car les dépenses élevées ne peuvent plus être financées par des impôts encore plus élevés”, a déclaré Erik Buyst.

La précarité des finances publiques pourrait devenir une source de problèmes. Erik Buyst : “Le choc économique peut être important si les marchés financiers se hérissent et font monter les taux d’intérêt, comme en 2011. Une crise peut alors surgir de nulle part pour des pays vulnérables comme la Belgique. Nous n’envoyons pas non plus de signaux aux marchés comme quoi nous voulons assainir nos finances publiques.”

Trouble-fête 4 : Des personnalités comme Vladimir Poutine

Sur la scène géopolitique, le grand calme des années 1990 est depuis longtemps oublié. La guerre en Ukraine est le premier exemple de la période de turbulence qui s’annonce. “Les risques géopolitiques sont devenus plus importants”, déclare David Criekemans, maître de conférences en politique internationale à l’Université d’Anvers. “J’aime comparer la période actuelle avec la période 1880-1914. C’était aussi une période d’innovations technologiques, de transition énergétique, de basculement des rapports de force et d’évolutions démographiques rapides, comme la croissance rapide de la population allemande. En ces temps incertains, de nombreux pays se retrouvent avec des interrogations. Quelle est notre force ? Et quelle force aurons-nous bientôt ? Cela conduit à davantage de luttes politiques de pouvoir et parfois à des réactions de panique. Sur le plan démographique, la Chine est actuellement au sommet, mais elle va décliner rapidement bientôt. En Russie, la population diminue déjà. La Russie recourt désormais à la politique pure de puissance pour consolider sa position dans le monde, et elle risque bientôt de ne plus y parvenir. Je ne veux pas dire que nous nous dirigeons vers une nouvelle guerre mondiale, mais nous devons être très prudents. Les choses pourraient devenir incontrôlables.” 

Pour l’instant, une approche contrôlée semble réduire le risque d’escalade de la guerre entre la Russie et l’Ukraine. “Nous armons suffisamment l’Ukraine pour établir une défense crédible, mais nous ne voulons pas lui donner de capacités offensives. Cette doctrine occidentale limite le risque d’escalade”, a déclaré David Criekemans.

Dans cette nouvelle situation géopolitique, l’Europe ne peut plus percevoir les dividendes de la paix, mais doit payer un impôt de guerre. David Criekemans : “Nous avons négligé notre infrastructure militaire de base. Après 1945, l’Europe a troqué avec succès une politique de puissance désastreuse contre un projet de paix. Mais nous avons oublié que la scène internationale est une affaire de pouvoir, et que lorsque ces rapports de force changent, cela s’accompagne de crises. Les crises de la dernière décennie nous obligent à revenir à une certaine normalité d’un investissement adéquat dans la défense. Il n’y a aucun moyen de contourner ce problème. Pendant 75 ans, l’Europe a laissé le leadership aux États-Unis, en échange d’une protection militaire. Mais à long terme, l’Amérique se tourne principalement vers l’Asie. Ils remplissent toujours leur traditionnel rôle de protection de l’Europe, mais avec des dents de plus en plus longues. Que se passera-t-il si une autre personnalité, comme Trump, sort les États-Unis de l’OTAN en 2024 ou 2028 ? Nous réalisons à quel point la sécurité européenne est fragile sans la protection militaire américaine. Nous avons besoin d’avoir de nos propres capacités militaires pour garder dans le droit chemin des personnalités comme Poutine. Il faudra 10 à 15 ans pour mettre en place une telle capacité.” 

Fons Van Dyck : “L’hiver mental arrive”

Un sentiment de crise qui persiste pendant des années, quel effet cela a-t-il sur le comportement d’achat et sur les votes des consommateurs ? Nous nous dirigeons vers une période de polarisation politique extrême et de violence sociale, déclare Fons Van Dyck, qui, en tant que directeur de la société de conseil Think BDDO, analyse les modèles comportementaux de la société.

Une succession de crises économiques a un impact durable sur le comportement des consommateurs. Fons Van Dyck : “En particulier pour les achats quotidiens et les dépenses énergétiques, les consommateurs réduisent en permanence ces postes de dépenses en fonction de leurs besoins. Le thermostat restera réglé à 19 degrés, même lorsque l’énergie redeviendra moins chère. Nous continuerons à acheter davantage de marques « maison » dans les grands magasins, même si l’économie se redresse. Les marques devront prouver qu’elles restent pertinentes, alors qu’elles sont nombreuses à avoir perdu leur pertinence même avant la crise. Nous l’avons déjà vu dans le passé. Pendant la crise des années 1970, qui a duré des années, GB a lancé avec succès ses articles « produits blancs ». Après la crise financière de 2008-2009, Lidl et Aldi ont abandonné leur image de hard discounters pour devenir des chaînes de grands magasins à part entière.”

Pour les achats importants, tels que l’achat d’une maison ou d’une voiture, ou les dépenses concernant les loisirs, la mode ou les voyages, les consommateurs ne modifient pas de façon permanente leurs habitudes de consommation. “Ces dépenses ont une grande valeur sociale et émotionnelle pour les consommateurs. Acheter une maison ou faire un beau voyage a une grande valeur pour eux en terme de confort et a un impact sur leur vie. Ces dépenses reprendront dès que l’économie se redressera”, affirme Fons Van Dyck.

Et comment les électeurs réagiront-ils à une décennie économique volatile ? “Ces dernières années, nous étions encore dans l’été mental, mais maintenant l’automne approche. D’ici 2030, je m’attends à un hiver mental dans l’esprit de l’électeur. Durant ces périodes, les électeurs optent souvent pour les extrêmes, tant à droite qu’à gauche. Après la crise des années 1970, les pays anglo-saxons ont choisi la voie néolibérale de Ronald Reagan et Margaret Thatcher, mais la France a choisi le socialisme de François Mitterrand.”

Nous nous dirigeons vers une période de polarisation politique extrême et de violence sociale, prévient Fons Van Dyck. “Pour l’instant, il s’agit surtout de violence verbale, mais de plus en plus de politiciens ont déjà besoin d’une protection policière. Tenez également compte des conflits sociaux et des grèves de plus en plus nombreux. Cette tendance existait déjà depuis un certain temps, mais la pandémie et la crise énergétique ont constitué un point de basculement.”

Cette polarisation sociale ouvre une fois de plus la voie à un leadership autoritaire. Fons Van Dyck : “La peur systémique et l’incertitude face à l’avenir sont en hausse. Beaucoup de gens pensent que leurs enfants seront moins bien lotis qu’eux ne l’ont été. Dans ces circonstances, un leadership autoritaire peut gagner en importance, ce qui va à l’encontre de la tendance de ces dernières années à un leadership plus participatif. Le style autoritaire d’Elon Musk est-il un anachronisme ou est-il en avance sur son temps ? Chez les jeunes, le Vlaams Belang est le parti le plus important depuis les élections de 2019. Et dans un phénomène comme le président du Vooruit, Conner Rousseau, il y a de l’autorité et du pouvoir.”

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