Quand la Wallonie veut décrocher la Lune
La politique spatiale génère 10.000 emplois en Belgique, principalement au sud du pays. Dans ce secteur d’avenir, les bonnes nouvelles se multiplient, parmi lesquelles la fabrication d’une usine dans l’espace par la Sonaca. Un astronaute belge marchera-t-il sur notre satellite pour symboliser l’excellence belge?
Tintin fut le premier homme à mettre le pied sur la Lune. Hergé avait anticipé la mission américaine du 21 juillet 1969 dans son album Objectif Lune, publié en 1953. Depuis, la fusée rouge et blanche de cette bande dessinée est devenue un des symboles de la Belgique. Qui retrouve des couleurs 50 ans plus tard…
Le secrétaire d’Etat fédéral Thomas Dermine (PS), en charge de la Politique scientifique, ressuscite cet imaginaire depuis son arrivée, dans le cadre du plan de relance fédéral et dans la perspective du bicentenaire de la Belgique, en 2030. Le Namurois Raphaël Liégeois a été sélectionné parmi les candidats à une future mission lunaire. Il pourrait être le premier Belge à fouler le sol de notre satellite, en 2030. C’est plus qu’un rêve éveillé, une promesse possible.
Derrière ce symbole, c’est toute la politique spatiale belge que l’on valorise. “C’est du rêve, mais aussi, de façon plus pragmatique, un potentiel économique considérable”, souligne Thomas Dermine.
“C’est une priorité pour la Wallonie, qui s’enracine dans un écosystème bien en place”, prolonge Willy Borsus (MR), ministre wallon de l’Economie.
“Pour nous, c’est un vecteur de croissance important, dans notre stratégie de diversification”, appuie Yves Delatte, CEO de la Sonaca.
C’est une course aux étoiles passionnante, au sujet de laquelle ils s’expriment pour Trends-Tendances.
“Un important retour sur investissement”
Les 23 et 24 janvier, au Square à Bruxelles, une multitude d’acteurs du monde spatial se sont rencontrés dans le cadre de la 16e Conférence spatiale européenne, organisée en marge de la présidence belge de l’Union européenne. Un “mini-Davos”, selon les termes de Thomas Dermine. On y a entendu Josef Aschbacher, directeur de l’Agence spatiale européenne (ESA), et Thierry Breton, commissaire européen au Marché intérieur, insister sur le fait que l’espace est une des clés de notre avenir. Que ce soit en matière de défi climatique, de défense européenne ou de destin économique.
En marge de ce rendez-vous, la Belgique a signé les accords Artemis avec la Nasa et les Etats-Unis pour ancrer le rêve d’un astronaute belge sur la Lune. “C’est une condition nécessaire et indispensable, mais pas suffisante, souligne le secrétaire d’Etat. Il reste une course d’obstacles pour concrétiser cet objectif. Mais cela délivre du rêve, c’est important et non quantifiable. Cela permet aussi de promouvoir la science auprès des jeunes. En France, avec Thomas Pesquet, ils ont observé une augmentation importante du taux d’admission dans les écoles d’ingénieurs. L’espace a une capacité extraordinaire à fabriquer des vocations.”
Dans notre Région, on estime qu’il y a une quarantaine d’acteurs significatifs dans le domaine spatial.” – Willy Borsus, ministre wallon de l’Economie
La Belgique est le cinquième contributeur de l’ESA, c’est le plus grand des petits et cela a un impact considérable. “Chaque habitant belge paye entre 25 et 30 euros pour le programme spatial, contre une moyenne européenne de 12 euros, explique Thomas Dermine. C’est nettement moins que les Américains et les Chinois qui payent entre 100 et 150 euros. Pourquoi investit-on dans l’espace? C’est un choix très pragmatique, certainement dans le contexte de l’ESA: chaque euro dépensé revient sous la forme de contrats institutionnels. Des bureaux d’analyse économique indépendants ont démontré qu’il y a un facteur 3 pour le volume d’affaires généré.”
“7.500 emplois en Wallonie”
L’économie spatiale génère, en Belgique, plus de 10.000 emplois. En Wallonie, le ministre-président Elio Di Rupo a salué un domaine générant 7.500 emplois. “Ce sont les emplois directs et indirects, précise Willy Borsus (MR), ministre wallon de l’Economie. Dans notre Région, on estime qu’il y a une quarantaine d’acteurs significatifs dans le domaine spatial, qu’il s’agisse d’entreprises ou de centres de recherche. Cela représente 2.000 emplois directs et un chiffre d’affaires de 300 millions d’euros. C’est un secteur en pleine croissance, qui est une priorité pour la Wallonie.”
“Dans le cadre du plan de relance wallon, nos priorités sont les filières de l’observation de la Terre et des lanceurs, avec un accent particulier sur la durabilité des lanceurs, complète Willy Borsus. Le New Space ou le Next Space permettent à des acteurs wallons importants, comme Aerospacelab, de se développer.” Le centre de recherche spatial de l’université de Liège ou l’Eurospace Center de Redu sont autant d’acteurs qui appuient cette dynamique, insiste le ministre wallon.
“La stabilité de la contribution belge au programme spatial a permis de construire en Belgique un écosystème assez complexe, appuie Thomas Dermine. On travaille tant sur les pièces de lanceurs que sur les programmes de satellites. Dans les universités, des équipes excellentes travaillent sur des observations, à l’image de ce que l’on a fait avec la mission Juice sur Jupiter.”
“Notre contribution à l’Agence spatiale européenne permet de se positionner sur du funding extrêmement compétitif, prolonge-t-il. Même si les montants restent modestes, les annonces faites récemment par la Sonaca et Space Applications Services témoignent de nos atouts dans le domaine spatial: les entreprises capables se positionner avec la meilleure concept note sont belges. Oui, ce domaine de haute expertise témoigne de l’excellence qui existe chez nous.”
Sonaca: une usine dans l’espace
Yves Delatte, CEO de la Sonaca depuis septembre 2021, ne cache pas sa joie. Son entreprise, fleuron de l’aéronautique, vient de présenter deux nouveaux développements dans le domaine de l’espace. “Ce sont de beaux projets qui font rêver et qui s’inscrivent dans la stratégie de diversification que j’avais présentée à mon arrivée, nous explique-t-il. Cela témoigne aussi du bon fonctionnement de l’écosystème belge. Dans ces deux projets, nous travaillons en étroite collaboration avec Space Application Services. On a trop souvent tendance à opposer les Wallons, les Flamands et les Bruxellois, alors qu’au niveau international, c’est la collaboration qui fait notre force.”
Le premier projet est commercial, à l’exportation, et ne doit rien à l’intervention des pouvoirs publics, explique Yves Delatte. “C’est le fruit de notre compétitivité et de notre performance technique. Il consiste en un projet de bras articulé sur la station spatiale lunaire, qui doit pouvoir se déplacer en rampant sur la station pour faire une réparation ou arrimer un satellite.” La Sonaca sera responsable de la boîte dans laquelle seront stockés les outils, mais aussi de l’interface qui va supporter la caméra et stabiliser la tête du bras, à l’image des supports de smartphones que les jeunes utilisent. “Il y a deux ans, nous avions décidé de nous développer dans des systèmes et d’ajouter de la valeur à nos produits: c’est précisément le cas de cette technique pointue”, dit-il. Ce projet représente une quinzaine de millions d’euros, mais ouvre de nouveaux potentiels.
Le second projet fait davantage rêver encore: il s’agit de construire une usine dans l’espace! “Il faut reconnaître que cela met des étoiles dans les yeux, sourit le CEO de la Sonaca. Pourquoi une usine dans l’espace? Il y a des milliers de satellites qui tournent autour de la Terre: une fois que leurs batteries sont vides ou qu’ils rencontrent une panne, ils sont hors service et deviennent inutiles. Cette usine permettrait de les réparer. L’objectif est également de gérer les déchets afin de pouvoir les compacter ou les ramener sur la Terre. Le troisième volet, le plus beau, serait de créer une station spatiale solaire dans l’espace! Un panneau solaire capterait les rayons sans filtres et cela 24 heures sur 24. Cela générerait cent à deux cent fois plus d’énergie. Les études montrent qu’un kilomètre de diamètre de panneaux solaires dans l’espace générerait autant d’énergie qu’une centrale nucléaire, sans carbone, ni déchets radioactifs.”
Il n’y aura pas de travailleurs de l’espace faisant l’aller-retour en navette spatiale, précise le CEO. “Ce sont forcément des usines informatisées, répondant à une fabrication assez simple. On pourrait imaginer avoir une imprimante 3D pour préparer la structure et empiler les panneaux solaires. Cela permettrait de ne plus devoir adapter les structures pour survivre aux contraintes du lancement et de la force d’accélération pour s’arracher à la gravité. Par contre, dans l’espace, il n’y a pas de gravité ; on pourrait y imprimer une structure très légère! Pour faire redescendre l’énergie vers un récepteur sur Terre, on pourrait imaginer un rayon laser ou des micro-ondes
Les pionniers belges de l’espace
Ce n’est pas de la science-fiction, cela va se réaliser, insiste Yves Delatte. “Et nous le verrons de notre vivant!” La Sonaca contribuera à la première brique, indispensable pour construire ensuite l’usine: l’entrepôt logistique. L’œuvre n’est pas simple car il s’agit de gérer les outils et la matière première pour construire l’usine, en évitant le chaos généré par l’apesanteur. “Nous amenons notre expérience pour créer la structure et State Applications Services se chargera de la robotique, ajoute-t-il. C’est un projet où il y a eu énormément de candidats à l’échelle européenne, nous sommes fiers d’avoir remis la meilleure offre technique. En Belgique, nous sommes souvent trop humbles. Nous sommes des pionniers: un consortium belge ouvre la voie de la nouvelle économie spatiale.”
Une autre raison pour laquelle on doit investir de plus en plus dans l’espace, c’est précisément pour ces questions de défense et de sécurité.” – Thomas Dermine, secrétaire d’Etat
La nouvelle économie spatiale est-elle un vecteur de développement? “Ce projet-là ne va pas modifier considérablement mon chiffre d’affaires 2024 ou 2025, précise le CEO. Cela s’inscrit dans une perspective plus lointaine. Par contre, nous avons la ferme volonté chez Sonaca de redévelopper le spatial. Nous avons un historique de près de 40 ans dans ce secteur et un héritage avec de très beaux produits. Nous avons participé au Shuttle Hermes, nous avons développé des structures de satellites d’observation pour l’armée française qui sont à la pointe en terme de technologies… Mais nous n’avons jamais développé une taille critique. En prenant mes fonctions, j’ai identifié la diversification en priorité avec, comme axes, l’espace, la défense, les systèmes et la mobilité aérienne urbaine.” Le chemin est tracé, d’autres contrats arrivent.
L’objectif est bien de faire de l’entreprise une référence et permettre, à terme, de signer des contrats plus rémunérateurs. “Cela ouvre des portes, nous espérons aller chercher 10 à 15% de notre chiffre d’affaires dans les prochaines années. Je suis très confiant. On doit absolument réindustrialiser la Wallonie et développer notre autonomie stratégique.”
Pour Willy Borsus, ce développement de la Sonaca et la dynamique spatiale qu’elle met en place s’inscrivent parfaitement dans une ambition plus large. “Cela illustre ce que sera la nouvelle industrie wallonne, explique le ministre. Quand on parle d’une nécessaire réindustrialisation, on ne parle bien sûr pas de métallurgie lourde, mais bien de secteurs émergents et de technologies de pointes, dont l’espace fait assurément partie. En outre, ce n’est pas un secteur qui travaille en silo, il est très proche de l’aéronautique et de la défense. Les collaborations sont naturelles.”
Pas moins de 12.000 emplois existent en Wallonie dans le secteur de l’aéronautique. “Cela fait de nous un pôle mondial, souligne encore Yves Delatte. Et c’est la Wallonie qui tire l’aéronautique belge. Avant la crise du covid, nous générions 200 millions d’euros d’activités en Flandre. Nous sommes une locomotive et il faut continuer à développer le secteur, tout en l’aidant à se décarboner. Les niveaux d’investissements dans la recherche spatiale sont importants, mais l’aéronautique compte tout autant; il faut nous aider à créer les avions durables de demain. Si on ne le fait pas, les Chinois ou les Indiens vont prendre le dessus et continueront à produire des avions polluants à moindre coût.” Tout est dans tout.
“L’espace est la clé de notre sécurité”
Dans un monde devenu incertain, menacé par le défi climatique, mais aussi par le chaos géopolitique, l’espace devient un refuge. Un domaine de rêve et de nouvelles perspectives pour les humains. “L’entrepreneuriat de l’espace est une priorité”, insistait le commissaire européen Thierry Breton lors de la conférence spatiale à Bruxelles. L’EU Space Law, qui entend réguler ces activités nouvelles, fait également partie des priorités européennes ces prochains mois. “L’espace est également la clé de notre sécurité et de notre défense”, appuyait ainsi le commissaire français.
C’est la Wallonie qui tire l’aéronautique belge.” – Yves Delatte, CEO de la Sonaca
“Une autre raison pour laquelle on doit et on va investir de plus en plus dans l’espace, c’est précisément pour ces questions de défense et de sécurité, acquiesce Thomas Dermine. Le patron de l’ESA, Josef Aschbacher, a accordé une interview complète au Financial Times sur ce sujet. Il y a cinq ans, cela aurait été inimaginable qu’une organisation civile comme l’ESA se positionne de la sorte. Or, c’est vital. Dans ce domaine aussi, la Belgique dispose d’un écosystème important. Transformer des technologies civiles en technologies militaires dans l’espace, c’est plus simple que de faire d’une jeep un véhicule blindé: ce sont essentiellement des protocoles d’informations ou des instruments qui changent, mais les technologies sont globalement les mêmes.”
Depuis la Seconde Guerre mondiale, l’Europe a considéré comme acquis les dividendes de la paix et se réveille lentement, suite à l’agression russe contre l’Ukraine, le 24 février 2022. Ce réveil est indispensable, comme il peut contribuer à une dynamique économique globale.
“Il ne faut pas se voiler la face, complète Thomas Dermine, le financement de la Nasa, depuis l’origine de ses programmes, repose essentiellement sur du funding militaire. Si l’on veut que l’Europe et l’ESA soient à armes égales avec d’autres puissances, que ce soient les Américains, les Chinois, les Indiens ou les Saoudiens, il faut mettre des ressources dans le domaine militaire. Et ce qui est intéressant, c’est que l’Europe de l’espace peut aller plus vite que l’Europe de la défense. Parce qu’en matière de défense, les grands Etats membres comme la France ou l’Allemagne ont encore l’illusion qu’ils peuvent avoir une capacité nationale. Tandis que sur l’espace, il faut des ressources d’une telle taille qu’ils n’y arriveront pas en restant isolés.”
“Notre stratégie, c’est l’aéronautique, l’espace et la défense, il y a des synergies évidentes, confirme Yves Delatte. Les grands sauts technologiques sont souvent venus de l’espace et de la défense, et ont eu des retombées économiques importantes. L’Europe a été trop naïve. Au fond de moi-même, je suis pacifiste et si j’avais une baguette magique, je désarmerais la Terre entière. Mais nous vivons dans un monde avec des nations belliqueuses à nos portes. Si l’on n’est pas capable de se défendre, où s’arrêteront-ils? Une industrie européenne de la défense est indispensable.” Les étoiles sont aussi des armes.
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