Thomas Dermine (PS) : “Charleroi est l’endroit où il faut investir”
Son chemin devait le mener à la ministre-présidence de la Wallonie, mais le destin en a décidé autrement. À 38 ans, Thomas Dermine, fier de ses racines, prend la tête de Charleroi pour les six prochaines années. À défaut de relever une région, il devra d’abord finir de transformer le pays noir. Les défis ne manquent pas. Et c’est tant mieux pour ce socialiste qui fonctionne davantage au challenge qu’à l’idéologie pure.
Nous sommes attendus à l’Hôtel de Ville, place Vauban. Un bâtiment aussi impressionnant qu’austère qui tranche avec la bonne humeur de notre hôte. Thomas Dermine, homme pressé, est en place depuis trois semaines, mais n’a pas encore déballé tous ses cartons.
De premier de classe à premier des Carolos. La semaine dernière, le McKinsey boy présentait son “Projet de Ville” 2024-2030, ambitieux et volontariste. Il voit cette déclaration de politique communale comme une forme de continuité. “Paul Magnette a transformé la ville de Charleroi. Moi, je veux transformer la vie des Carolos”, promettait-il en campagne. Mais il reste au moins la moitié du chemin. Comme en atteste le contraste entre la ville haute, vidée de ses commerces et dans son jus, et la ville basse, qui grouille d’activités et de ciment frais.
On dit de Paul Magnette qu’il est le mentor de Thomas Dermine. Il est vrai que c’est le président du PS qui a transformé le technicien en homme politique. Thomas Dermine a débarqué en 2017 au sein du plan “Catch” à Charleroi, avant d’être propulsé dans la Vivaldi, en 2020, comme secrétaire d’État à la Relance. Mais c’est bien Philippe Maystadt qui lui a mis le pied à l’étrier. L’ancien vice-Premier ministre, président du PSC, et plus tard de la Banque européenne d’investissement (BEI), était un proche de la famille. “Il a écrit un livre d’économie avec ma maman et j’étais très proche de lui politiquement.”
De Philippe Maystadt, Thomas Dermine retient deux phrases. La première, c’est la parabole des talents, qui est très ancrée chez lui : “Fondamentalement, la chance joue un rôle important dans une vie. L’endroit où tu es né. La famille dans laquelle tu grandis. Tes facultés individuelles. Quand tu as la chance de recevoir beaucoup, tu dois pouvoir rendre beaucoup.” La deuxième, c’est “quand tu regardes un homme politique, demande-toi ce qu’il ferait s’il n’était pas en politique. Paul Magnette, Alexander De Croo et même Georges-Louis Bouchez pourraient faire plein de choses en dehors de la politique. Ce n’est pas le cas de tout le monde.”
TRENDS-TENDANCES. Dans quel état Paul Magnette vous a-t-il laissé Charleroi ?
THOMAS DERMINE. Charleroi a une histoire extrêmement récente. C’est la deuxième ville la plus jeune de Wallonie après Louvain-La-Neuve. C’est une histoire faite de hauts et de bas. Une ascension fulgurante durant la période industrielle avant de connaître un déclin sans précédent. Les gens ne s’en rendent pas toujours compte, mais entre les années 1950 et 1980, il y a l’équivalent d’une fermeture de Caterpillar par an. Ce que les non-Carolos ne comprennent pas, c’est que quand des industries quittent une ville qui était pensée pour l’industrie, c’est une crise identitaire. La raison d’être de la ville est remise en cause.
Après les années 1980, il y a eu une première tentative pour réinventer Charleroi. En faire une sorte de métropole culturelle et sportive, en y implantant un aéroport. Cette politique a foncé dans un mur, au moment de mon adolescence. Avec une triple faillite : une faillite morale (affaire Dutroux), une faillite politique (les affaires) et une faillite économique qui a perduré. Charleroi était constamment montrée du doigt.
Paul Magnette arrive à ce moment-là. Au cœur du questionnement de la ville. Son mérite est d’avoir recréé une vision. Le déclin n’était pas une fatalité. Il a métamorphosé les infrastructures, comme on peut le voir dans la ville basse. En parallèle, il a mis en place une stratégie pour l’emploi.
Thomas Dermine : “Paul Magnette a transformé la ville de Charleroi. Moi, je veux transformer la vie des Carolos.”
Vous avez été surpris par son pas de côté ?
C’est une réflexion personnelle de sa part après 12 ans à la tête de Charleroi. Mais il m’a laissé le choix. J’étais convaincu que mon parcours en politique n’était pas terminé, mais je voulais être utile. Il a pensé que mes qualités correspondaient à la fonction.
Quelles sont vos priorités pour Charleroi ?
Poursuivre la création d’emplois. Entre 2015 et 2025, on a créé 8.000 emplois nets. L’objectif est de poursuivre cette dynamique qui, en réalité, a commencé lors de la précédente décennie, mais on ne le voyait pas. Car les emplois créés dans la biotech, la logistique et l’édition ont été masqués par les pertes d’emplois chez Caterpillar, Carsid ou AGC. Mais on arrive au bout de ce processus. Il s’agissait là des vestiges du vieux tissu industriel. Il n’en reste plus grand-chose. Mon pari, c’est de poursuivre la croissance des emplois qualifiés avec mes locomotives dans le spatial, la biotech, le ferroviaire et l’aéronautique, tout en sachant qu’on est au bout de la destruction des emplois peu qualifiés au niveau industriel.
“Nos frais de fonctionnement sont parmi les plus bas des communes belges, 100 euros de moins par habitant qu’à Namur ou Verviers.”
Cela nécessite d’avoir des gens formés.
Ma deuxième priorité, c’est le capital humain. Il faut une amélioration du niveau de qualification. Pour que les jeunes qui grandissent ici aient accès à ces emplois. Charleroi est une anomalie historique. Si vous regardez les 250 plus grandes villes européennes, Charleroi est 243e, et c’est la seule ville qui ne comptait pas d’université. On a donc énormément investi dans le campus universitaire et les centres de formation dans les secteurs porteurs.
Pour le moment, les gens qui travaillent dans ces secteurs vivent dans la périphérie de Charleroi et dans les communes avoisinantes, jusque dans le Brabant wallon. Ce qui me mène à ma troisième priorité : convaincre les gens qui travaillent à Charleroi d’y rester, via l’attractivité résidentielle.
Les prix de l’immobilier peuvent aider…
Exactement. C’est presque une anomalie d’avoir une zone située à 50 km de grands pôles de richesse avec un tel différentiel au niveau du prix. Si j’ai un message à porter, notamment aux lecteurs de Trends-Tendances, c’est que Charleroi est l’endroit où il faut investir.
Est-il vrai que de plus en plus de Flamands investissent à Charleroi ?
C’est vrai. De nombreux promoteurs flamands s’intéressent à nous. Surtout pour de l’industriel. Parce qu’on a énormément d’espaces disponibles avec des prix au mètre carré imbattables. Le tout avec peu de congestion au niveau du transport. Un entrepreneur en logistique installé à Jumet me disait récemment que se rendre à Dunkerque ou Rotterdam depuis Charleroi était plus rapide que de se rendre à Anvers dans les bouchons. Je vois beaucoup d’investisseurs flamands et je leur dis qu’ils sont ici à la maison. Vous avez besoin de gens prêts à travailler et d’espaces pour poursuivre votre croissance. Ici, à Charleroi, nous avons les deux. La Flandre est l’avenir de la Wallonie, et inversement.
“De nombreux promoteurs flamands s’intéressent à nous. Surtout pour de l’industriel.”
Où en est-on au niveau du redéploiement économique ?
Une vraie transformation est en cours. Vingt pour cent du territoire de Charleroi a été ou va être modifié d’un point de vue urbanistique. Cela représente 3 milliards d’euros d’investissement. À ce stade, il y a 1,5 milliard de projets finalisés et il reste 1,4 milliard d’euros à déployer, mais qui est déjà financé. Pour des projets aussi bien publics que privés. Par exemple, A6K-E6K, le Quartier du Futur de la Défense, la Megafactory d’AerospaceLab, les investissements chez Nexans, dans la cleantech ou encore 17 rénovations de places publiques.
Mais comment expliquer que le site de Caterpillar soit toujours vide ?
Un politique, comme un entrepreneur, est exposé au risque. Si vous n’essayez pas, vous êtes sûr de ne jamais rien avoir. Pour Thunderpower, j’ai assumé l’échec. On avait notamment été voir du côté des Chinois et de l’électrique. Il y a avait plus de 20 acteurs. Mais après la crise du covid, la Chine s’est recentrée autour de ses champions, notamment BYD. Thunderpower n’en faisait pas partie.
Pour Legoland, on était vraiment tout proche de conclure. Mais peu avant la signature définitive, le CEO danois part à la retraite et est remplacé par un Américain qui veut se concentrer uniquement sur les marchés émergents. On a été victime d’un changement de stratégie de dernière minute. Mais il n’y a pas un euro d’argent public qui a été dépensé dans ces appels à projets, il faut le rappeler. La seule chose que l’on a perdu, c’est du temps.
Il y a du nouveau ?
Legoland a servi de produit d’appel. On veut garder une vingtaine d’hectares pour un parc d’attractions. Parce que c’est un secteur qui croît de 15% depuis 10 ans et qui est générateur d’emplois. On a plusieurs plus petits acteurs qui sont venus nous voir, dont des Belges.
La plus grosse partie fait environ 50 hectares et est réservée pour des acteurs de la logistique. À ce stade, on a sélectionné cinq gros acteurs qui vont arriver avec des projets concrets dans les prochains mois. Ils sont principalement flamands. Enfin, la dernière partie fait 15 hectares. On la garde en réserve pour des projets plutôt biotech et pharma.
Parlons du sujet qui fâche : les finances communales. Trouvez-vous que les conditions du prêt de la Région wallonne sont si scandaleuses ?
Il y a plusieurs choses qui me dérangent dans ces conditions. D’abord, une partie de ces conditions est déjà appliquée, et parfois depuis très longtemps. Notamment au niveau des effectifs. À Charleroi, on a remplacé un fonctionnaire sur trois sur les 10 dernières années. On est passé de 3.000 à 2.000 emplois. Il n’y a pas une commune en Belgique qui a été aussi vite dans sa réduction d’effectifs. Même chose pour nos frais de fonctionnement qui sont parmi les plus bas des communes belges. On est à 200 euros par habitant contre 300 par habitant à Namur, dirigée par Maxime Prévot (Les Engagés) et à Verviers, dirigée par un bourgmestre MR.
Donc, cette vision de Bouchez de dire qu’il y aurait quelque chose de somptueux dans notre gestion, ce n’est pas du tout vrai. Faites le tour du bâtiment ici et vous verrez qu’il n’est pas loin de s’écrouler. Pierre-Yves Jeholet aime cracher sur la gestion des communes, mais je lui demande de venir voir par lui-même. Il y a presque un côté insultant. Qu’il vienne voir nos services qui se serrent la ceinture à tous les étages.
Ensuite, il y a des conditions qui n’ont pas de sens. On nous demande de couper les lumières la nuit. Nous l’avons fait pendant deux ans : 20.000 euros d’économie. Mais le coût en termes d’attractivité et de sécurité est énorme. Enfin, le grand problème avec ces conditions, c’est qu’elles créent une région à deux vitesses…
L’un des objectifs de Thomas Dermine est de poursuivre la croissance des emplois qualifiés avec les locomotives dans le spatial, la biotech, le ferroviaire et l’aéronautique.
Le gouvernement wallon vise-t-il les villes socialistes, selon vous ?
Ce qui me frustre le plus, c’est que je partage l’ambition du gouvernent wallon de faire converger la Wallonie avec la Flandre. Mais l’enjeu de la Wallonie, c’est l’enjeu de ses villes. En tout cas, si on ne veut pas se résigner à faire de la Wallonie une zone résidentielle. Croire qu’on peut redéployer notre Région en niant les villes, c’est une erreur magistrale.
À Charleroi, Liège et Mons, on irrigue 40% de la population wallonne. Ces conditions, elles nous poussent à augmenter les taxes. Il y a une forme d’hypocrisie de la part du gouvernement wallon qui annonce qu’il n’y aura pas de nouvelles taxes, mais qui en impose à ses communes. Il s’impose à lui-même 1,5% d’économies, mais il demande aux communes de réaliser 8 à 10% d’économies.
Comment jugez-vous ce gouvernement wallon : des poètes ou des ingénieurs ?
En tant que bourgmestre de la plus grande ville de Wallonie, je suis le partenaire du gouvernement wallon dans son objectif de redonner de l’éclat à la Région. Et je suis intimement convaincu que c’est possible. Mais ce n’est pas en passant son temps à dire aux grandes villes qu’il faut éteindre la lumière qu’on va y arriver. Il y a un manque de vision.
Le budget wallon n’est même pas un budget de rigueur. Ce gouvernement a fait campagne sur la jeunesse et le travail, mais dans les faits, il encourage les personnes âgées et ceux qui ne travaillent pas. Car les deux seules mesures du gouvernement wallon – la réduction des droits d’enregistrement et de succession – sont des mesures qui bénéficient surtout à ces deux publics.
Nicolas Martin et vous incarnez sans doute le futur du PS. On ne peut pas vous taxer d’être des pro-communistes. Pourquoi avoir alors fait entrer le PTB dans des majorités ? Ce n’est pas un risque pour les socialistes ?
Il y a plusieurs choses. D’abord, durant la campagne électorale de juin, on a pas assez clamé nos différences avec le PTB. Notamment sur l’organisation de l’économie. Je suis social-démocrate. Je crois en l’économie de marché. Elle produit bien sûr des inégalités et il faut donc la réguler et organiser la redistribution. Mais je suis aux antipodes de l’organisation de la société du PTB. Si on appliquait ses méthodes en Wallonie, ce serait une catastrophe absolue.
À Charleroi, on avait une équation politique qui nous permettait de nous passer du PTB. À Mons, pour Nicolas Martin, la donne n’était pas la même. Mais je trouve que l’expérience est intéressante. On voit dans les démocraties européennes que les partis de gauche radicale captent aussi un vote de contestation. Or ces partis se normalisent avec l’exercice du pouvoir.
“Croire qu’on peut redéployer notre Région en niant les villes, c’est une erreur magistrale..”
Vous vouliez donc les mouiller ?
On a fait du cas par cas. Commune par commune. Mais j’observe déjà une normalisation du PTB au sein de ma commune. Il y a quelques années, face aux conditions du plan Oxygène, le PTB aurait crié au néolibéralisme. Ici, ils se sont abstenus lors du vote, parce qu’ils vont bien devoir accepter ce plan Oxygène à Mons.
Revenons sur votre ancien rôle dans la Vivaldi. Vous avez coordonné les plans de relance. Reconnaissez-vous du saupoudrage dans le Plan de relance wallon ?
Il faut distinguer les Plans de relance européen et wallon. Les projets financés par l’argent européen étaient bons, car mieux encadrés. C’est du structurel : 5,4 milliards d’euros pour une centaine de projets. Cinquante millions par projet en moyenne, si c’est du saupoudrage, c’est avec du gros grain.
Et au niveau wallon ?
Au niveau wallon, ils ont fait n’importe quoi. Tout le monde.
À Bruxelles, les négociations calent complètement. N’y a-t-il pas un péché d’orgueil de la part d’Ahmed Laaouej ?
Je ne me substitue pas à une réalité bruxelloise que je ne connais pas. Mais j’observe deux choses : d’abord la complexité institutionnelle de Bruxelles. Aujourd’hui, on voit l’urgence de simplifier les structures institutionnelles dans la capitale, et même en Belgique. Je suis pour un modèle beaucoup plus simple avec des Régions fortes. L’efficacité vient de la clarté. Les enjeux bruxellois n’ont rien à voir avec les enjeux wallons.
Vous êtes donc clairement régionaliste ?
Oui, j’assume.
Mais alors, Ahmed Laaouej a raison de bloquer la N-VA ? Vous avez pourtant négocié avec ce parti en 2020.
Concernant la N-VA, elle se fait passer pour un parti de droite qui promeut la bonne gouvernance et l’efficacité. Mais la N-VA est avant tout un parti communautariste et flamingant. On le voit avec la séparation de la politique scientifique. C’est de l’idéologie pure. Ça n’a aucun sens économique.
C’est la force de la N-VA depuis le début des années 2000. Bart De Wever est parvenu à mettre un argumentaire économique comme vernis au-dessus du nationalisme flamand. Mais le vrai fondement de la N-VA, c’est l’aspect communautaire. Je mets en garde tous les partis francophones à ce sujet. z
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