Voici comment gouverner comme des ingénieurs, pas comme des poètes
“On va gérer le pays comme des ingénieurs, pas comme des poètes”: la phrase de Georges-Louis Bouchez a fait des vagues. Trends-Tendances a interrogé des ingénieurs de premier plan pour aller au-delà du slogan. Avec des sensibilités différentes.
C’est une petite phrase qui a fait des vagues. Mi-juin, alors qu’il entame les négociations pour les formations des gouvernements, Georges-Louis Bouchez, président du MR, évoque la “Belgique libérée”, dans un entretien à La Libre. Le vainqueur libéral ajoute, après avoir énuméré les mesures prônées par son parti: “Toutes les décisions futures seront évaluées et adoptées sur la base d’éléments chiffrés. On va gérer le pays comme des ingénieurs, pas comme des poètes”.
Depuis, chaque jour a apporté son lot de réactions, tandis que les concertations avec la société civile “déménageaient”, selon les termes d’un participant: la volonté de marquer la rupture avec les années PS est claire. Trends-Tendances a interrogé plusieurs ingénieurs, pour déceler ce que leur discipline peut apporter à la gestion publique. Si cela peut avoir des vertus, attention à ne pas être trop caricatural.
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Pierre Rion: “Une approche systémique”
“Honnêtement, j’ai bu du petit lait quand j’ai lu la déclaration de Georges-Louis Bouchez”, sourit Pierre Rion. Le président du Conseil numérique wallon a eu l’occasion de le lui dire de vive voix lorsqu’il a été reçu à Namur dans le cadre de la formation. La Wallonie a besoin de rigueur comme de pain, plaide-t-il.
Multi-entrepreneur, fondateur du premier vignoble à succès de Wallonie, administrateur dans de nombreuses sociétés et président du conseil de Wallonie Entreprendre, Pierre Rion se déclare “ingénieur de la tête aux pieds et de père en fils”. Selon lui, un ingénieur peut apporter plusieurs spécificités bienvenues à la politique. “Nous sommes formés pour être méthodiques, dit-il. Nous abordons les problèmes de façon systémique, pour ensuite les décomposer en petits problèmes plus faciles à gérer. Nous considérons les questions dans leur ensemble, en tenant compte des interactions entre les différentes parties d’un tout.”
Les ingénieurs, complète Pierre Rion, cherchent l’efficacité et tentent en permanence d’améliorer les processus. “Je passe parfois plus de temps que n’importe qui pour accomplir une tâche, parce que je veux l’optimaliser afin que cela soit plus facile à réaliser au moment de la répéter, illustre-t-il. Nous sommes, par ailleurs, formés à nous adapter en permanence aux nouvelles technologies. En 42 ans de carrière, j’ai tout connu: des techniques les plus simples jusqu’aux circuits intégrés, au micro-processeur, à l’intelligence artificielle, demain à l’informatique quantique.”
“Nous mènerions une politique basée sur les datas, des données fiables, à partir desquelles on peut planifier, exécuter et évaluer.” – Pierre Rion
Concrètement, pour la politique, l’administrateur de sociétés transpose cela en quatre points. ”Premièrement, nous mènerions une politique basée sur les datas, des données fiables, à partir desquelles on peut planifier, exécuter et évaluer. Deuxièmement, nous chercherions à optimiser les ressources, à commencer par une gestion des infrastructures veillant à l’efficience et à la durabilité. Je suis un grand partisan des KPI (key performance indicators). Troisièmement, il est vital de promouvoir la recherche et le développement. Enfin, la gestion des crises doit être anticipée: quand une nouvelle pandémie ou des inondations surviennent à nouveau, nous devrons être prêts.”
Pierre Rion reconnaît que cette approche très rigoureuse peut avoir des travers: un pointillisme ou des penchants technophiles… “Mais je m’insurge lorsque l’on nous accuse de manquer de sensibilité humaine. En nous, il y a aussi des poètes…”
Bernard Delvaux: “Mesurer, c’est savoir”
CEO d’Etex, ingénieur en automatisation et en énergie, Bernard Delvaux abonde dans le sens de son collègue: oui, les ingénieurs peuvent apporter une approche systémique et rigoureuse, bienvenue au sud du pays. “Si Georges-Louis Bouchez entend par là qu’il est nécessaire de mesurer l’impact des politique publiques, alors c’est une bonne chose, dit-il. Un ingénieur mesure, chiffre et objective autant que possible. Il y a une phrase en néerlandais que j’aime beaucoup: ‘Meten is weten’. Mesurer, c’est savoir…”
Les ingénieurs raisonnent en termes de systèmes, prolonge-t-il. “Le climat, c’est un système, l’économie aussi, tout doit être considéré en fonction de cela, les décisions prises comme les contraintes imposées. Si Georges-Louis Bouchez veut signifier par là que lorsque l’on prend une décision politique sur un point, on doit intégrer l’impact que celle-ci peut avoir sur les autres parties du système, alors il a raison. Trop souvent, on ne considère que le gain personnel pour un public ou l’impact médiatique.”
“Si l’on ne gérait que comme des ingénieurs, au bout de six mois, on emmerderait tout le monde.” – Bernard Delvaux
Bernard Delvaux, qui réfléchit depuis de longues années à la meilleure façon dont on pourrait améliorer la gestion publique, se réjouit de voir que l’on se préoccupe enfin de la façon dont on gère le “cockpit de décision”. “C’est toutefois important de continuer à fonctionner comme des poètes, aussi, ajoute-t-il. Si l’on ne gérait que comme des ingénieurs, au bout de six mois, on emmerderait tout le monde. Nous avons besoin d’un récit mobilisateur et ce sont les poètes qui peuvent l’écrire. La force d’une nation, c’est la force de sa culture et la hauteur de son ambition.”
Jean-Jacques Cloquet: “Ecouter les acteurs”
Que l’on ne s’y trompe pas, l’ingénieur n’est pas qu’un autiste qui s’échine à faire fonctionner les machines. Voilà ce que tient à préciser Jean-Jacques Cloquet, ancien patron d’entreprises, élu le 9 juin dernier au Parlement wallon. “On a trop souvent l’image d’un ingénieur qui serait quelqu’un qui resterait seul, cloîtré dans son bureau à réaliser des calculs et des équations, constate-t-il. C’est le contraire de la réalité. Un ingénieur construit les projets en étroite association avec les gens de terrain. Cela m’a accompagné toute ma carrière. Lorsque j’étais CEO de l’aéroport de Charleroi, je n’ai cessé de concerter. Quand on élabore les solutions avec les acteurs de terrain, cela aide à les faire passer. Sans ce travail, les grèves se seraient multipliées.”
Ce Carolo a participé au succès des Engagés lors des élections. Une raison du succès, selon lui: “La formation d’ingénieur nous apprend à apprendre. La clé, c’est d’aller chercher toutes les données disponibles pour atteindre le meilleur résultat. Cela nécessite de prendre le temps d’écouter et d’aller à la rencontre des gens. C’est le chemin que les Engagés ont parcouru lors de leur refondation. Et c’est ce que font Maxime Prévot et Georges-Louis Bouchez pour former les gouvernements.”
“La formation d’ingénieur nous apprend à apprendre.” – Jean-Jacques Cloquet
A titre personnel, il souhaite apporter à la politique un travail de fond sur des questions socio-économiques. “Je m’intéresse beaucoup aux questions de qualité du travail ou des malades de longue durée. Il faut prendre le temps de bien en comprendre les causes en dialoguant avec des médecins, des psychologues, des chefs d’entreprise… Ensuite, nous devons trouver des solutions créatives et pragmatiques. J’adore, par exemple, l’idée de droit au rebond que nous défendons pour donner les moyens à ceux qui le souhaitent de changer de parcours professionnel.” L’ingénieur peut sortir du cadre… après en avoir calculé chacun des contours.
Philippe Henry: “L’humain est aussi fondamental”
Ministre wallon sortant, ingénieur lui aussi, Philippe Henry ne partage pas forcément l’enthousiasme de ses pairs au sujet de cette déclaration du vainqueur de l’élection, alors que les Verts ont sombré électoralement. “La phrase de départ selon laquelle on gérerait le pays ‘comme des ingénieurs et pas comme des poètes’ est matamoresque et caricaturale, estime-t-il. Il y a une grande variété de sensibilités, tant chez les ingénieurs que chez les poètes. En outre, ce serait catastrophique qu’il n’y ait, pour gérer l’Etat, que des ingénieurs ou des juristes ou des enseignants.” La diversité de la représentation parlementaire est fondamentale pour notre démocratie.
“Cela précisé, on peut effectivement dire que la formation d’ingénieur donne une forme de rationalité et de rigueur qui est très utile dans la gestion, sourit le ministre. Nous sommes amenés à être rigoureux, à faire des calculs précis, à intégrer les marges d’erreur, à planifier les choix ou à mener des raisonnements scientifiques. Et l’ingénieur n’est pas qu’un pur scientifique, il prend en compte la réalité.”
Autant d’éléments qui lui ont été précieux durant sa carrière publique. “Cela m’a été profitable, aussi, par rapport à mes interlocuteurs, d’autant que j’ai travaillé avec des milieux où il y a énormément d’ingénieurs, que ce soit l’administration des routes, les énergies, les entreprises, etc. Nous avions une approche commune. Attention, toutefois, d’autres dimensions comptent en politique: les négociations, la prise de décision, la faculté à faire des compromis… Le facteur humain est fondamental.”
“L’ingénieur n’est pas qu’un pur scientifique, il prend en compte la réalité.” – Philippe Henry
Les ingénieurs sont orientés vers la technologie et les solutions qu’elle peut apporter. Cela peut être une clé. “En tant qu’écologistes, on ne peut toutefois pas considérer que c’est un remède à tout, sans tenir compte du contexte plus large et des menaces qui pèsent sur la planète, dit-il. Les ressources de la plante sont limitées et on doit développer une forme de sobriété, à laquelle les technologiques peuvent contribuer.”
N’ayant pas été réélu le 9 juin dernier, Philippe Henry se cherche une nouvelle voie. Une certitude: il poursuivra à contribuer au défi de notre temps, la lutte contre le changement climatique. “En tant qu’ingénieur, je suis fasciné par la biomimétisme. La nature fourmille de solutions techniques qu’elle génère elle-même. Rien que le fonctionnement d’un insecte peut nous apprendre énormément de choses. Ce sont des sources d’inspiration dans la construction, la mobilité, la recherche de nouveaux matériaux… Les ingénieurs peuvent générer ces solutions, sans que ce soit une course à la croissance infinie. D’ailleurs, ces dernières années, de plus en plus de jeunes choisissent ces études parce qu’elles sont porteuses de sens pour améliorer notre humanité.”
Pedro Correa: “Une vision techno-solutionniste”
Les ingénieurs ont plusieurs visages. La preuve? Avec quelques collègues ingénieurs, Pedro Correa a publié une lettre ouverte dans la presse, suite à la déclaration du numéro un libéral. Une façon de rejeter le propos. “Interloqués par cette lecture, nous avons échangé sur un groupe WhatsApp que nous tenons avec quelques amis avec lesquels j’ai fait des études d’ingénieur, nous explique-t-il. Ce qui nous a dérangé avant tout, c’est le caractère techno-centré ou techno-solutionniste du propos. Nous sommes ingénieurs, mais cela va à l’encontre de ce qui nous anime. Cette foi aveugle en la technologie nie l’importance de toute adaptation humaine ou comportementale.”
Selon lui, il est contre-productif d’opposer les gens de la sorte. “Ce qui nous perturbe, c’est cette vision très hiérarchique selon laquelle certains seraient plus aptes à gérer le pays que d’autres. L’histoire récente a démontré que ce n’était pas forcément le cas. Je songe, par exemple, à Emmanuel Macron en France et ses résultats en matière de déficit budgétaire ou de lutte contre le réchauffement climatique. Soyons clairs: nous avons besoin de tout le monde pour faire la société. On a évidemment besoin de poètes, d’artistes qui donnent du sens et ont une autre forme d’impact.”
“Cette foi aveugle en la technologie nie l’importance de toute adaptation humaine ou comportementale.” – Pedro Correa
L’image de l’ingénieur en tant que tel mérite d’être dépoussiérée, estime Pedro Correa. “Je me suis personnellement écarté de ce métier, même si j’en utilise encore les codes dans mes communications aux entreprises, mais mes cosignataires sont toujours actifs. L’ingénieur n’est pas uniquement là pour que les trains arrivent à l’heure ou pour que les machines fonctionnent. Il y a un nombre croissant d’ingénieurs qui se posent des questions que ce soit au sein du Comité de la transition à l’UCLouvain, des groupements d’ingénieurs qui doutent… Je me réfère à la notion de ‘techno-discernement’ prônée par Philippe Bihouix, auteur de L’Age des low tech : les solutions technologiques doivent également inciter à la sobriété.”
Notre réflexion se veut apolitique, précise Pedro Corréa. “Ce n’est en rien une attaque ad hominem contre Georges-Louis Bouchez. N’importe qui l’aurait prononcée, nous aurions réagi de la même manière. C’est le risque d’une politique déshumanisante. On gère un pays et ses habitants comme les machines d’une usine. Cela génère de la compétition et du stress. Alors que nous avons plus que jamais besoin de lien humain, de solidarité, d’équité et de justice.”
Bruno Colmant: “Un Etat n’est pas une entreprise”
L’économiste Bruno Colmant abonde dans le sens de ces ingénieurs qui se remettent en question. “On ne peut pas gérer un Etat comme une entreprise, dit-il. La grande différence, c’est qu’une entreprise cherche la rentabilité et le monopole, tandis que l’Etat doit gérer l’éducation, l’accueil de l’autre, la santé… Avec un tel raisonnement, le risque est grand de résumer un Etat à une équation et de penser qu’une rationalité supérieure peut la résoudre facilement. C’est, en réalité, l’aboutissement même de la logique néolibérale. Tout serait régi par la loi de l’offre et de la demande.”
Pour cet observateur attentif de la vie politique et économique, il s’agit potentiellement d’une attaque en règle contre l’Etat social. Non sans relent totalitaire quand le président du MR évoque, dans la même interview, la “faillite des élites” qui n’ont pas compris le virage à droite de la société. “Cela ma fortement choqué.”
“Apporter de l’efficacité à la gouvernance, cela a du sens. Mais dans ce cas, il est important d’avoir des pouvoirs et des contre- pouvoirs.” – Bruno Colmant
“Cela dit, s’il s’agit d’évoquer la nécessité d’une rigueur dans la conduite des affaires publiques ou la rationalité des structures, je peux être d’accord avec lui. Apporter de l’efficacité à la gouvernance, cela a du sens. Mais dans ce cas, il est important d’avoir des pouvoirs et des contre-pouvoirs. Georges-Louis Bouchez ne cesse de dire qu’il est important de repolitiser le débat en démocratie, en polarisant les échanges. Mais en évoquant le fait de gouverner ‘comme des ingénieurs’, il annonce le contraire.”
D’ailleurs, si l’académicien souligne régulièrement l’importance d’écouter les expertises pour nourrir les politiques, il tient à en limiter la portée. “Un certain nombre d’organismes existent déjà et ne sont pas assez écoutés, je songe au Conseil supérieur des finances ou au Bureau du Plan. Par contre, un gouvernement d’experts relèverait d’une tendance autocratique que je désapprouve et qui m’inquiète.”
Gouverner comme des ingénieurs: voilà qui a au moins le mérite de faire réfléchir au fonctionnement de nos autorités publiques. Et à vrai dire, cela semble bien nécessaire.
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