Vendre, emprunter ou confisquer: où trouver les milliards pour la défense?

Le Premier Ministre de Belgique Bart De Wever et la Presidente de la Commission Européenne URSULA VON DER LEYEN. © belga
Baptiste Lambert

Le contexte géopolitique fait sauter le verrou budgétaire. L’Arizona doit trouver 4 milliards d’euros par an pour renforcer son budget défense. Il faut faire vite : dès cette année, vise le gouvernement. Il faudra aussi faire mieux : les 2% du PIB ne semblent qu’un début.

Entre sursaut nécessaire et hystérie collective, l’Europe prend le chemin du réarmement. Pour la Belgique, le réveil était plus qu’indispensable. Notre pays, qui accueille le siège de l’Otan, fait partie des pires élèves de la classe, en allouant seulement 1,3% de son PIB aux dépenses militaires. L’accord de gouvernement prévoyait d’atteindre les 2% pour la fin de la législature.

La tempête Donald Trump a modifié nos plans. Désormais, au sein du gouvernement, on vise plutôt l’été. L’objectif est d’avoir un accord à annoncer au prochain sommet de l’Otan, en juin prochain. “Je ne veux pas que cela soit un moment de honte pour mon Premier ministre que j’aime beaucoup”, a déjà indiqué Theo Francken (N-VA), le ministre de la Défense. Cette semaine, il compte bien déposer ce dossier sur la table du kern.

Dans le contexte que l’on sait, passer d’un budget de 8 milliards à 12 milliards d’euros dès cette année n’aura rien d’une sinécure. Plusieurs pistes sont explorées. Elles ont chacune un gros inconvénient.

Emprunter permet d’éviter de devoir lever de nouvelles recettes ou de couper dans les dépenses.

1. Vendre les bijoux de famille

Cette somme doit essentiellement provenir du Fonds Défense, lui-même alimenté par “la vente d’actifs” de l’État, indique l’accord de gouvernement. Ce sont les fameux “bijoux de famille” souvent évoqués dans la presse. Theo Francken indique que “des discussions très concrètes ont déjà eu lieu”, mais il ne nous en dira pas plus. Pour le moment, c’est un secret bien gardé.

Mais quand on se penche sur le portefeuille de l’État, géré par la SFPIM, les participations qui pourraient rapporter gros ne sont finalement pas légion. Concernant les entreprises cotées, qui sont les plus simples à évaluer, les yeux se tournent naturellement vers BNP Paribas. L’État belge détient 5,59% de la banque française. Cela représente environ 4,8 milliards d’euros, au cours très favorable d’aujourd’hui.

Une incertitude demeure toutefois à ce sujet. Comment vendre une telle participation dans un temps si court ? Après tout, on ne joue pas avec une banque systémique. La direction française risque de très peu goûter un tel mouvement sans consultation préalable. Sans compter que le départ d’un actionnaire majeur peut peser sur le cours de l’entreprise. Il faut se rappeler que deux précédentes ventes de l’État belge ne dépassaient pas les 2% du capital.

Les regards se tournent également vers Proximus, qui pourrait quand même rapporter un peu plus de 1,1 milliard d’euros. Mais l’entreprise de télécommunications est à la peine sur les marchés. “Le timing n’est pas bon”, a prévenu Stefaan De Clerck, le président du conseil d’administration, la semaine dernière. Le CEO Guillaume Boutin, en partance pour Vodafone, est quant à lui persuadé que le cours de Proximus triplera d’ici 2028.

Concernant bpost, inutile de faire un dessin. L’entreprise publique ne vaut quasiment plus rien. Si l’État belge vendait ses parts (de 51%), il récolterait à peine 150 millions d’euros. De plus belles plus-values sont à chercher du côté d’Ageas (644 millions) ou d’Euronext (661 millions d’euros), mais rien n’a filtré pour le moment à leur sujet.

Ensuite, il y a le non-coté. Naturellement, tous les yeux se tournent alors vers Belfius. Son patron, Marc Raisière, n’en a d’ailleurs pas fait mystère lors de la présentation des résultats de l’institution financière : il est prêt à privatiser 20% du capital de Belfius, sans trop impacter le dividende de l’entreprise, assure-t-il. Cela équivaudrait environ à 2,4 milliards d’euros. Mais Bruno Colmant, économiste et professeur d’économie à l’ULB et l’UCLouvain, ne croit pas trop en cette option. “Belfius veut ouvrir son capital à de nouveaux investisseurs, mais veut en même temps s’ouvrir à l’international. L’argent récolté servirait donc plutôt à faire une acquisition à l’étranger.”

On parle également beaucoup d’Ethias, qui appartient au fédéral, à la Wallonie et à la Flandre à concurrence d’un tiers chacun. Ageas et KBC ont déjà montré un intérêt. “Selon les estimations que j’entends, on tournerait entre 3 et 4 milliards d’euros, mais Ethias est une entreprise très impliquée dans l’activité locale. De plus, les Régions en tirent un dividende substantiel”, nuance l’économiste.

La question des dividendes est cruciale puisqu’ils apportent une rente aux pouvoirs publics. À titre d’exemple, pour 2024, Belfius versera 445 millions d’euros à l’État. Les dividendes de BNP Paribas ont eux rapporté plus d’un milliard d’euros sur les cinq dernières années.

2. Emprunter, quoi qu’il en coûte

Plus fondamentalement, le problème de ces ventes, c’est que ce sont des mesures one shot . Or, les besoins additionnels pour la défense sont d’au moins 4 milliards d’euros par an et de près de 20 milliards sur toute la législature. On ne peut pas vendre ses participations chaque année…

Pour Bruno Colmant, pas le choix, il faudra recourir à l’emprunt. “On pourrait augmenter les impôts ou diminuer les dépenses de l’État, mais le sens de l’histoire va probablement vers l’endettement, global ou par pays”, estime-t-il.

Le plan “ReArm Europe” d’Ursula von der Leyen et le “Whatever it takes ” lâché par le prochain chancelier allemand, Friedrich Merz, ont à nouveau fait sauter le verrou de l’orthodoxie budgétaire. Les 27 se sont accordés pour sortir les dépenses militaires du calcul du déficit pour les quatre prochaines années. Opération : 650 milliards d’euros. La Commission européenne y ajoutera un nouvel instrument financier pour permettre aux États d’emprunter à des taux préférentiels l’équivalent de 150 milliards d’euros.

Mais ces deux annonces ont provoqué un krach sur le marché obligataire, la semaine dernière. Les taux à long terme ont bondi. Le taux allemand à 10 ans a entraîné la plupart des taux européens dans son sillage. Le rendement des obligations d’État belges à 10 ans a augmenté à 3,39%, jeudi dernier, ce qui est une mauvaise nouvelle pour le gouvernement qui doit financer ses déficits. À cet égard, le Comité de monitoring a lancé un signal d’alerte, vendredi dernier : sans tenir compte des besoins liés aux dépenses militaires, on constate une dégradation des finances publiques de 2,45 milliards d’euros. Résultat : 23 milliards d’euros de déficit pour 2025.

Bruno Colmant pense que la solution est “un emprunt commun au niveau européen”, “parce qu’en mutualisant les emprunts, on dilue les notes de solvabilité des États, ce qui permet d’obtenir de meilleurs taux d’intérêt”. Mais il ne peut que constater l’accumulation des besoins de financement : “Aux 800 milliards pour la défense européenne, il faut ajouter les 800 milliards d’euros du plan Draghi et les 1.000 milliards d’euros du Green Deal.”

Et tout cela joue sur les taux d’emprunt. C’est le serpent qui se mord la queue. “Ces plans à répétition perturbent le marché obligataire, conclut-il. Or, des taux d’intérêt qui grimpent, c’est très mauvais pour une économie. L’argent coûtera bientôt plus cher, ce qui est un problème pour les entreprises qui doivent se financer.”

La solution supranationale est également avancée par Jean-François Husson, professeur de finances publiques à l’UCLouvain. L’expert met en avant une proposition du think tank Atlantic Council : une banque supranationale pour la défense, la sécurité et la résilience (BSDR). “La BEI remplit en partie ce rôle, mais elle est limitée dans son champ d’action”, explique le spécialiste. Dans le contexte actuel, il est prévu que l’institution financière européenne élargisse ses capacités d’investissement en matière de défense, qui sont pour le moment réduites aux projets à double usage (civil et militaire), mais les armes et les munitions resteraient de toute façon exclues. La BSDR, elle, ne serait pas limitée.

Une banque supranationale aurait aussi la capacité à s’étendre au-delà des limites de l’Union européenne. Jean-François Husson songe par exemple à certains membres de l’Otan comme le Canada, le Royaume-Uni ou encore la Turquie, mais aussi à d’autres alliés, comme l’Australie, la Nouvelle-Zélande, le Japon ou la Corée du Sud. Plus il y a de pays, plus le capital de la banque serait fourni et plus les prêts à long terme seraient bon marché. Sur le plan comptable, cette banque serait financée par des prises de participation qui n’aggraveraient pas le solde de financement pris en compte par l’Europe, mais qui participeraient à l’objectif de 2% de chaque État. Le professeur estime qu’une telle institution pourrait être mise sur pied “en moins d’un an”, car elle reposerait sur des fondements déjà étudiés.

Emprunter se fait évidemment dans un contexte difficile, mais il permet d’éviter de devoir lever de nouvelles recettes ou de couper dans les dépenses. Le monde politique ne manque pas d’idées à ce sujet. La semaine dernière, le député fédéral Ismaël Nuino (Les Engagés) appelait à doubler la taxe sur les plus-values alors qu’elle n’est pas encore née. Ce lundi, Georges-Louis Bouchez entendait couper dans les allocations familiales au-delà du quatrième enfant, dans un contexte d’effondrement démographique.

3. Confisquer le trésor russe

Est-ce que le salut de la défense viendra des avoirs russes gelés ? La pression internationale s’intensifie pour utiliser les près de 250 milliards d’euros qui sont bloqués chez Euroclear. Chez nous, Ecolo plaide désormais ouvertement pour allouer ces moyens au renforcement de la défense européenne.

“Confisquer les avoirs souverains de la Russie porterait atteinte à l’immunité de ces avoirs au regard du droit international, tranche toutefois Frédéric Dopagne, professeur en droit public international à l’UCLouvain. Et je ne vois pas de façon de justifier ces atteintes si c’est pour capter ces avoirs au bénéfice de nos politiques de défense. Utiliser les avoirs russes pour renforcer la légitime défense de l’Ukraine ou pour reconstruire l’Ukraine, c’est autre chose, nuance l’expert. Il y aurait plus de marge de manœuvre à ce niveau parce qu’on est dans le contexte d’un État agressé qui exerce sa légitime défense. Dans ce cadre-là, on pourrait transférer en tout ou en partie les avoirs russes.”

C’est d’ailleurs ce que l’on fait avec les surprofits qu’engendre ce pactole pour Euroclear. On parle de 2,5 à 3 milliards d’euros par an. La quasi-intégralité profite déjà à l’Ukraine, sans que cela pose de problème au regard du droit international. Mais une question demeure pour les avoirs qui n’appartiennent pas stricto sensu au Kremlin, mais à des entreprises russes, voire à des particuliers. Plusieurs centaines de personnes sont occupées quotidiennement chez Euroclear pour régler des dizaines de litiges et de procédures en cours, apprend-on.

Car au-delà du droit international, l’entreprise, mais aussi la Belgique et toute l’Europe, prendraient un risque réputationnel important en utilisant les avoirs russes. Chez Euroclear, une source nous glisse que le business model de l’entreprise est scruté et envié, et qu’il pourrait être reproduit ailleurs, par exemple en Asie, si le continent européen venait à se montrer peu fiable comme lieu de passage de transactions internationales.

Bart De Wever, qui s’oppose à l’utilisation de ce pactole, a réaffirmé ses inquiétudes, en amont du sommet européen, la semaine dernière : “Les pays qui plaident pour la saisie des avoirs russes doivent mesurer les risques économiques qu’ils prennent. J’ai parfois l’impression que tout le monde ne sait pas vraiment de quoi on parle, quelle est la nature de cet argent, et à qui il appartient. Cela pourrait vraiment ébranler l’ordre financier mondial.”

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