Travail après la pension: le garrot se desserre

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Le gouvernement vient de prendre une mesure visant à autoriser, sans limite de montants, le cumul de revenus professionnels avec ceux d’une pension. Il subsiste cependant encore des restrictions que certains regrettent.

“Quand la sécurité sociale a été portée sur les fonts baptismaux en 1944, l’espérance moyenne de vie était de 67 ans”, témoigne Roger Mené qui, du haut de ses 84 ans, siège toujours bon pied bon oeil à la tête de l’UCM Liège. Il préside également le Comité de crédit de la Sowalfin ainsi que le Fonds de participation. Et comme lui, on compte à travers le pays environ 4.000 personnes ayant choisi de ne pas bénéficier de retraite. Au-delà de ces cas, 80.000 retraités exercent encore une activité professionnelle sous statut d’indépendant, cumulant ainsi pension et revenus professionnels. Pour ces derniers, une énorme épée de Damoclès planait jusqu’ici au-dessus de leur tête : si leurs revenus professionnels venaient à dépasser la somme de 17.149 euros (plafond en 2012), ils se voyaient de facto pénalisés sous la forme d’un coup de rabot sur leur pension. Si le dépassement n’excédait pas 15 % du plafond, la pénalité était proportionnelle au dépassement. Mais si le seuil fatidique des 15 % était franchi, c’est l’entièreté de la pension de l’exercice qui passait automatiquement à la trappe !

L’aboutissement – partiel – d’un vieux combat

Concrètement, la mesure prise par le gouvernement fédéral (à l’initiative de la ministre Sabine Laruelle) permettra à ceux qui ont accompli une carrière de 42 ans, tous régimes confondus (salarié, indépendant, fonctionnaire), de pouvoir cumuler leur pension légale avec des revenus professionnels aux montants illimités. Pour les autres, le plafond de revenus professionnels autorisés en cumul avec la pension passe de 17.149 à 17.492 euros et fera à l’avenir l’objet d’une indexation automatique. Enfin, le pourcentage de dépassement au-delà duquel la pension de toute une année est perdue passe quant à lui de 15 à 25 %.

Depuis longtemps, tant l’UCM que l’Unizo plaidaient pour une liberté totale, sans contrainte ni limite, quant au cumul de revenus issus d’activités professionnelles avec ceux de la pension légale. “On peut dormir, jardiner, jouer aux cartes ou voyager mais un pensionné qui travaille, on a toujours trouvé ça honteux, tonne Roger Mené. N’est-ce pourtant une liberté fondamentale que de choisir ce qu’on fait de ses journées ? Cette mesure a au moins le mérite de permettre à celles et ceux qui ont cotisé plus qu’il n’en faut d’obtenir ce à quoi ils ont droit : leur pension. On répare ainsi là une injustice flagrante, celle qui consistait à réclamer une cotisation qui n’était au fond qu’un impôt qui ne porte pas son nom !”

Pour cet homme qui, des décennies durant, a incarné l’image des classes moyennes, il était grand temps de mettre les règles de cumul d’activités professionnelles et de pension en phase avec l’évolution de la société. “Cela saute aux yeux : celui qui arrive en 2013 à l’âge de la retraite n’est plus dans le même état physique et psychologique que jadis. Le cadeau classique que l’on faisait encore dans les années 1970 au futur retraité était un bon fauteuil ou une belle canne ! Maintenant, c’est souvent un vélo, un bel équipement de tennis ou même un grand voyage… Cela dit, si le revirement récent du gouvernement fédéral quant aux activités rémunérées de travailleurs ayant derrière eux une carrière d’au moins 42 ans va vraiment dans le bon sens, ce n’est cependant qu’un premier pas. Nos décideurs politiques auraient-ils — enfin — compris que si beaucoup continuent à travailler une fois retraités, c’est avant tout par nécessité financière ? Le niveau des pensions étant ce qu’il est, les charges étant ce qu’elles sont, beaucoup de retraités ne pourraient pas faire face à leurs charges familiales sans ce complément indispensable de revenus. Tout le monde n’a pas derrière soi un capital ou des rentes mobilières ou immobilières, insiste-t-il. Les gens doivent tirer leur plan comme ils le peuvent et je regrette que les règles en vigueur acculent parfois certains à recourir au noir ou à des subterfuges, comme la création d’une société.”

L’échappatoire sociétaire

Les pénalisations visant ceux qui n’ont pas 42 ans de carrière ne sont bien évidemment applicables que dans la mesure où les revenus professionnels engrangés par le retraité dépassent le plafond autorisé. Une échappatoire classique pour ceux qui sont concernés consiste à créer une société servant de réceptacle à ces sommes. Après, c’est, au choix, un revenu de dirigeant d’entreprise dans les limites autorisées et/ou des dividendes et/ou de la patience jusqu’à la liquidation pure et simple de la société, avec la taxation du boni de liquidation.

C’est le choix qu’ont fait d’ex-figures de proue du monde économique ou industriel et même académique, histoire de pouvoir continuer à rester dans le coup, à servir la société, voire à garder un certain train de vie. Le recours à l’exercice d’activités sous le couvert d’une société à caractère commercial fut la voie choisie par Jean-Jacques Verdickt, ex-administrateur délégué de Fortis Banque et ex-président de l’Union wallonne des entreprises. C’est d’ailleurs sous le couvert de sa sprl qu’il a réalisé sa mission d’interim management chez Magotteaux avant d’endosser par la suite le costume de CEO du groupe valcaprimontois. Et c’est généralement via la sprl Jean-Jacques Verdickt qu’il a — ou qu’il continue à — réaliser la plupart de ses missions de conseil ou d’exercice de mandats d’administrateur (dont, jusqu’il y a peu, la présidence de Techspace Aero).

“Je n’ai toutefois pas pu recourir à ma société pour exercer mes mandats chez Euroclear ou CBC, explique-t-il. En fait, la FSMA et, avant elle la CBFA, n’ont jamais autorisé qu’un mandat d’administrateur de banque soit exercé sous le couvert d’une société”, explique-t-il. Et quand on lui demande si le recours au véhicule sociétaire a pu à un moment ou à un autre interpeller un de ses partenaires, il répond par la négative. “Ils sont généralement bien au fait des dispositions qui limitent le niveau des revenus professionnels des pensionnés”, explique-t-il.

Même constat pour Willy Legros, ex-recteur de l’Université de Liège et grand promoteur de l’esprit d’entreprendre. Lui qui a tant fait pour que des spin-off voient le jour à l’ULg et s’y développent, aurait eu bien du mal à, du jour au lendemain, ne plus se battre avec toute sa fougue pour le tissu économico-social liégeois. Willy Legros a donc lui aussi créé sa société de management pour exercer des mandats d’administrateur ou prodiguer des conseils.

“Des compétences particulières et un précieux carnet d’adresses peuvent effectivement intéresser bien des entreprises”, concède-t-il. Via sa société WL Consulting, l’ex-recteur de l’ULg exerce ainsi aujourd’hui encore des mandats d’administrateurs dans des firmes telles que Moury, CE+T ou Cide Socran.

Pour Willy Legros, il ne s’agit pas d’une reconversion professionnelle mais plutôt d’une forme de continuité. “Cela se prépare, cela s’anticipe aussi, souligne-t-il. A défaut de quoi, c’est alors une forme de couperet qui peut tomber. Et pas seulement sous l’angle des revenus, insiste-t-il. Il y a aussi toute la question du tissu social et relationnel.”

Sous l’angle pratique, l’ex-recteur de l’ULg regrette en tout cas le maintien des plafonds de revenus autorisés pour les gens qui n’ont pas 42 ans de carrière à leur actif.

“C’est une forme d’insulte à la valeur travail, souligne-t-il. D’un autre côté, il n’y a aucune limite en termes de revenus immobiliers et mobiliers en cumul avec la pension, souligne-t-il. Or, vivre de ses rentes n’apporte rien de fondamental à la société. Je pense sincèrement qu’il en va bien autrement avec le travail…”, conclut-il.

Prudence syndicale

A la FGTB, on exprime des sentiments mitigés par rapport à cette nouvelle mesure, sans pour autant la rejeter fondamentalement. “J’ai deux craintes, explique Thierry Bodson, secrétaire générale de l’Interrégionale de la FGTB. La première est qu’en permettant aux pensionnés de travailler — et gagner — davantage, on tende implicitement vers une non-amélioration du niveau des pensions légales. Je tiens d’ailleurs le même raisonnement pour ce qui concerne la multiplication des régimes de 2e pilier. Ma seconde crainte est de voir le fossé se creuser entre deux types de retraités : ceux qui sont usés par la pénibilité du travail manuel et/ou les pauses de nuit et les autres, à commencer par ceux qui exerçaient auparavant des activités intellectuelles. Je connais bien des exemples de gens dits ‘indispensables’ auxquels on fait appel comme consultant ou administrateur. Ce constat ne pose-t-il pas le problème de la transition et du passage de témoin ?, interroge-t-il. Une fois franchi le cap de la cinquantaine, il faut mettre en place des procédures de tutorat avec la génération qui suit.”

Au-delà, Thierry Bodson pose aussi la question de la concurrence que ces travailleurs du 3e âge pourrait engendrer si leur nombre devait exploser.

“On voit déjà bien la concurrence que représentent les étudiants dans la grande distribution ou les fast-foods. Qu’en serait-il demain si le travail des pensionnés devait lui aussi aller crescendo ?”, conclut-il.

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