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Tous coupables ou présomption d’innocence?

Je viens de prendre connaissance de l’article publié dans le Trends du 16 juillet 2020 sous le titre “Argent noir- le racket de l’Etat”.

Il y est question de l’avis du patron du service des décisions anticipées au sein du SPF Finances, Steven Vanden Berghe, qui, interrogé sur la question de savoir s’il y a beaucoup de capitaux noirs en Belgique, a répondu :

“Il y a des milliards sur des comptes en Belgique qui n’ont jamais été déclarés soit parce qu’ils étaient déjà noirs avant que les différentes opérations de régularisation fiscale se mettent en place, soit parce que ces capitaux sont rentrés par la fenêtre et n’ont jamais été déclarés à l’occasion de ces opérations passées…Il est temps de remettre ces capitaux noirs sous le radar”.

Il y est également question des réactions que ce commentaire a suscitées de la part de quelques avocats fiscalistes.

Ainsi, on peut lire que selon l’un d’eux :

“(…), cette nouvelle amnistie pourrait profiter en particulier aux Belges qui ont rapatrié en Belgique, durant la période allant de 2006 à mi-2013, leurs capitaux non déclarés qui se trouvaient sur des comptes ouverts auprès de banques étrangères, en ne régularisant que les revenus mobiliers non fiscalement prescrits (intérêts et dividendes) et pas les capitaux fiscalement prescrits, comme ceux issus d’une succession non déclarée d’un parent décédé, il y a 25 ans, ou de revenus professionnels recueillis il y a 20 ans”.

Pareil commentaire est vraiment étonnant dès lors qu’il part du postulat que tous les capitaux provenant d’une succession ou de revenus professionnels non déclarés il y a par exemple 20 ans, voire 25 ans, seraient des capitaux provenant d’une fraude fiscale grave au sens de la législation sur le blanchiment des capitaux et que, même depuis leur rapatriement, ces capitaux auraient fait l’objet d’un délit continu ayant pour effet de rendre ce dernier imprescriptible.

A la limite de tels commentaires peuvent donner à penser que le rapatriement de capitaux en dehors d’une régularisation fiscale régulière serait une opération de blanchiment.

Si tel était le cas, à quoi serviraient encore les règles relatives à la prescription telles que notamment l’article 354 du CIR 92 en vertu duquel, selon l’alinéa 2, le délai de prescription normal de trois ans est prolongé de “quatre ans en cas d’infraction aux dispositions du présent Code ou des arrêtés pris pour son exécution, commise dans une intention frauduleuse ou à dessein de nuire” et, conformément au nouvel alinéa 3, de sept ans lorsqu’il “ est fait usage de constructions juridiques (situées dans un paradis fiscal dans le but de) dissimuler l’origine ou l’existence du patrimoine”.

Et surtout, les commentaires incriminés partent du postulat manifestement dénué de tout fondement qu’il incomberait à tous les contribuables détenant des capitaux sur des comptes en Belgique d’apporter la preuve négative que ceux-ci ne sont pas d’origine frauduleuse.

Qui ne voit le caractère inique et contraire au simple bon sens d’une telle dérive dès lors que, par hypothèse, on parle de capitaux rapatriés en Belgique “durant la période allant de 2006 à mi-2013“, donc de capitaux qui sont depuis soumis au précompte mobilier libératoire?

Comme si la prescription n’existait pas alors que, à l’évidence, dans tout Etat de droit, elle constitue un remède qui s’impose en principe en raison du fait que l’écoulement du temps rend la preuve de plus en plus difficile !

Ceci, alors que, conformément au principe de la présomption d’innocence reconnu par cette norme supérieure que constitue l’article 6 par. 2 de la Convention européenne des droits de l’homme, la charge de la preuve de la fraude fiscale grave qui serait à l’origine des capitaux litigieux incombe en tout état de cause à l’accusateur, donc à l’administration ou au parquet.

La vérité, c’est que, à partir du moment où le contribuable apporte la preuve que les capitaux litigieux existaient au 1er janvier de la troisième année précédant celle des investigations du fisc, le délai supplémentaire d’investigation de respectivement quatre et sept ans prévu aux alinéas 2 et 3 de l’article 354 précité du CIR 92, ne peut s’appliquer que pour autant que, conformément à l’article 333 alinéa 3 du CIR 92, l’administration ait notifié préalablement au contribuable, par écrit et de manière précise, les indices de fraude fiscale qui existent pour la période considérée.

Enfin, on se demande comment il est possible de tenir des raisonnements impliquant qu’on serait en présence d’un délit imprescriptible, donc d’un délit continu, à partir du moment où, par hypothèse, les capitaux dont on parle ont été rapatriés pendant la période allant de 2006 à mi-2013 et n’ont plus fait l’objet d’aucune infraction depuis.

Est-il vraiment nécessaire de rappeler ici que dans tout Etat de droit, hormis les crimes contre l’humanité, même les pires crimes sont en principe prescriptibles ?

A fortiori, en est-il ainsi dès lors que ce n’est que suite à une loi du 17 juin 2013 ( entrée en vigueur 10 jours après sa publication au Moniteur belge du 28 juin 2013) que la loi pénale anti- blanchiment s’applique à la “fraude fiscale grave, organisée ou non” alors que, pour les délits commis antérieurement au 28 juin 2013, la loi de 1995 ne retenait comme fraude relevant de la lutte contre le blanchiment que “la fraude fiscale grave et organisée qui met en jeu des mécanismes complexes et qui use de procédés à dimension internationale“. Dès lors qu’une telle modification ne peut pas s’appliquer avec effet rétroactif, on ne voit pas comment une simple omission de déclaration de revenus professionnels commise avant juillet 2013, peut être englobée dans le raisonnement.

A la limite, les auteurs qui défendent la thèse de l’imprescriptibilité des délits relevant de la lutte contre le blanchiment en arrivent à perdre de vue que ce délit n’a été étendu aux capitaux provenant de la fraude fiscale grave et organisée que par une loi du 7 avril 1995, en sorte qu’en tout état de cause même les capitaux issus d’une telle fraude qui existaient à cette date ne peuvent pas être visés par cette législation.

En effet, selon l’article 7.1.de la Convention européenne des droits de l’homme, “Nul ne peut être condamné pour une action ou une omission qui, au moment où elle a été commise, ne constituait pas une infraction d’après le droit national ou international. De même il n’est infligé aucune peine plus forte que celle qui était applicable au moment où l’infraction a été commise” ?

Sans oublier que les lois pénales sont en principe d’interprétation restrictive.

Face à de telles dérives et à de tels amalgames, même si tout ce qui est excessif est insignifiant, il est grand temps de rappeler avec fermeté qu’il faut “raison garder”.

Guy Kleynen

Docteur en droit

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