“Taxer les fortunes ne change rien à la dynamique des inégalités”

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Marc De Vos vient de publier un ouvrage vivifiant sur les inégalités. Un livre qui est résolument en dehors de la pensée dominante qui voudrait que toute inégalité soit mauvaise. Il existe aussi, dit Marc De Vos, de bonnes inégalités, qui reflètent la diversité des talents et font marcher l’économie. Entretien avec cet “anti-Piketty”.

Marc De Vos est directeur de l’institut de recherche Itinera. Il enseigne aussi le droit du travail et le droit européen à l’Université de Gand et à la VUB. Et il vient de publier un ouvrage sur l’inégalité(1). ” Encore un ! “, dites-vous. Oui, mais celui-ci est original à plus d’un titre. Car il aborde l’inégalité sous diverses facettes, les bonnes et les mauvaises. ” La plupart des ouvrages qui traitent de l’inégalité en parlent systématiquement comme étant dangereuse et néfaste “, déplore Marc de Vos. Pourtant, il existe une bonne inégalité. C’est elle qui fait tourner l’économie, c’est elle qui est à la base du progrès. Et c’est en cela que l’inégalité a de grandes vertus.

Dès maintenant, nous pouvons aller à Molenbeek et faire en sorte que les rues soient propres, que le travail au noir soit éradiqué, que la formation soit meilleure et plus inclusive.

TRENDS-TENDANCES. L’inégalité, c’est donc comme le cholestérol ? Il y en a une bonne et une mauvaise.

MARC DE VOS. Absolument. Si cette distinction n’est pas établie, on traite de la même manière un Madoff, qui est un voleur, et un Steve Jobs qui est un innovateur génial.

Notre monde occidental a adopté depuis longtemps un modèle qui fait consensus. D’un côté il y a la démocratie et son corollaire qui est la propriété individuelle sur laquelle est basé le capitalisme de marché. C’est le vecteur de notre économie, le moteur de la création de richesses, moteur qui doit être évidemment contrôlé et régulé par l’Etat.

De l’autre côté il y a l’Etat qui, avec les impôts perçus sur les richesses créées, développe une politique sociale. Et cette politique sociale est axée sur l’égalité des chances. C’est ma perspective et c’est celle, en général, du monde occidental. Et si vous adoptez ce point de vue, il va de soi qu’il y a une bonne et une mauvaise inégalité.

Comment définir alors la bonne inégalité ?

L’inégalité est bonne lorsque, dans un contexte d’égalité effective des chances, elle reflète les différences de talents et de choix humains. Dans une économie de marché, les revenus proviennent des prix, et les prix sont inégaux parce qu’ils reflètent les inégalités des préférences humaines. Donc, l’inégalité est bonne si elle est le résultat d’un fonctionnement correct du marché. S’il n’y a pas d’abus de pouvoir ni de fraude, si les impacts environnementaux sont bien intégrés dans les prix, si les agents sont bien informés, etc., si donc le marché fonctionne correctement, il se crée de la richesse. Une richesse inégalement répartie mais qui constitue quand même un progrès général.

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Il en va de même pour la politique sociale. Si l’enseignement, l’accès aux soins de santé, la formation, etc., sont performants, il est plus facile de prendre son destin en main. Notre sort sera moins déterminé par les aléas de l’existence et davantage dépendant des choix réels des personnes. Et l’on aura alors travaillé à l’égalité des chances.

Beaucoup disent pourtant que notre société est devenue plus inégale…

Ceux qui tirent ce constat ne regardent que les écarts de revenus. Si l’on compare notre société actuelle avec celle du passé, il faut reconnaître qu’elle est plus inclusive, plus ouverte, plus libérale au sens philosophique. Il y a beaucoup plus de familles monoparentales, de personnes isolées, de divorces. Et cela se reflète immédiatement dans la mesure de l’inégalité économique parce que l’unité de mesure, lorsque l’on calcule les écarts de revenus, est la famille.

On peut donc avoir une société plus ouverte, mais des écarts de revenus plus importants ?

Oui. Un facteur décisif à cet égard est l’émancipation des femmes, qui produit un effet paradoxal. L’arrivée des femmes sur le marché du travail a fortement réduit les inégalités au sein des ménages entre homme et femme. Mais elle a aussi fortement augmenté l’inégalité entre les ménages parce que les mariages ont tendance à s’effectuer au sein d’un même groupe social : les personnes très diplômées se marient entre elles, et les plus modestes aussi…

Le vieillissement joue aussi un grand rôle. La même génération a connu la destruction totale de la Deuxième Guerre mondiale, puis la croissance phénoménale des Trente Glorieuses. Cette création de richesse sur une très longue période de paix a donc créé des inégalités. Mais elle constitue aussi un grand progrès. Et l’arrivée de cette génération à la pension fait également bouger la répartition des revenus puisque ces gens vont passer d’un sommet de revenus dans leur carrière professionnelle au revenu de pensionné, sensiblement moins élevé.

Un autre facteur important est l’ouverture aux immigrés depuis le milieu des années 1970. Cet accueil est une bonne chose. Il traduit une politique humanitaire. Mais ces nouveaux venus sont évidemment très pauvres. Ces vagues d’immigration tendent donc statistiquement à augmenter la distance entre le sommet et la base de la pyramide des revenus.

Ne regarder que la pyramide des revenus fausse donc la compréhension…

Bien sûr. Il ne faut pas s’attarder sur la ” photo ” annuelle des inégalités de revenus, qui reflètent simplement la grande diversité de la société. Il faut en revanche regarder l’évolution au fil des ans des groupes et sous-groupes qui apparaissent sur ces photos. La mobilité économique et sociale est la vraie question.

La Belgique illustre d’ailleurs ce fait. Si l’on prend les statistiques courantes sur l’inégalité, elle affiche un bon score. La distance entre le 1 % des revenus les plus élevés et les 99 % restants se creuse moins qu’ailleurs. En revanche, certains groupes comme les immigrés non-européens de troisième génération ne bénéficient pas de l’ascenseur social.

Parler d’inégalités sans expliquer tous ces éléments relève presque de la manipulation. Et il faut ajouter les conséquences de la globalisation.

Quel rôle la globalisation joue-t-elle ?

Nous savons très bien que les économies aujourd’hui sont ouvertes. Beaucoup de ceux qui exercent aujourd’hui une fonction supérieure ou moyenne ont des revenus qui, en partie, proviennent d’activités internationales. Si un footballeur comme Ronaldo touche aujourd’hui 50 fois plus que Cruyff en son temps, ce n’est pas parce qu’il est 50 fois meilleur. C’est parce qu’il gagne un revenu mondial : des centaines de millions de personnes sont désormais à même de suivre ses exploits dans le monde. Et il ne faut pas non plus se cantonner à l’inégalité économique. Il y a la qualité de la vie, le sentiment de bonheur… Quand on quitte le champ monétaire, on remarque qu’il y a souvent beaucoup moins d’inégalités qu’auparavant. C’est encore une confirmation de la nature biaisée des diagnostics sur l’inégalité. La pauvreté dans le monde a diminué à l’échelle mondiale. Mais parallèlement, le fameux 1 % des plus riches profite à plein de la combinaison de la globalisation, de la financiarisation de l’économie et d’internet. Les ” 1 % ” augmentent l’écart de revenu avec le reste du pays mais leurs revenus sont mondialisés.

Mais comment expliquer alors l’apparition de ces 1 % ?

C’est la question. Est-ce que ce sont des gens qui ont fait leur fortune grâce aux cadeaux du politique ? Dans des pays comme la Chine ou la Russie, on ne devient milliardaire qu’avec l’aide de l’Etat. C’est une mauvaise inégalité. Chez nous aussi, si l’on fait partie d’un secteur qui dépend du lobbying, de faveurs politiques, ou qui s’est bâti un monopole, les revenus qui en découlent créent une mauvaise inégalité.

D’un autre côté, l’évolution de l’économie fait en sorte qu’aujourd’hui, le succès est davantage lié à nos talents personnels. Nous sommes dans l’économie de la connaissance. Il y a une connexion plus étroite entre le talent et l’effort d’un côté, et les résultats de l’autre. Ça n’a jamais été une période aussi propice pour les gens doués et ambitieux.

Et que penser de la fortune qui provient d’un héritage ?

Je n’ai rien contre l’héritage si la fortune a été gagnée de manière légitime. Plus on a une période de paix qui s’allonge plus on a de transfert de richesse entre les générations. Et ce n’est pas mauvais. C’est un élément de stabilité. Il faut simplement s’assurer que les gens qui n’ont pas de fortune puissent avoir accès au même type d’opportunités que les gens fortunés.

Alors, les héritiers ne doivent pas être taxés davantage ?

Je ne parle pas de fiscalité dans mon livre, ni de redistribution. Je parle de prédistribution. Parce que c’est là où se trouve la machine à inégalités. Et c’est là aussi où peuvent jouer les relations familiales. Pas tant grâce à l’héritage, mais grâce aux réseaux familiaux et l’éducation. Ces éléments sont beaucoup plus importants que de savoir si je vais hériter de telle ou telle fortune.

L’éducation n’offre pas les mêmes chances au départ ?

Je me demande si nous n’avons pas créé, en démocratisant l’enseignement, un effet pervers. Aujourd’hui, pour pouvoir se distinguer, il faut exceller. Or, si 60 % des candidats au marché du travail ont un diplôme de l’enseignement supérieur, comment se distinguer ? En allant à l’étranger, en ayant plusieurs diplômes, en faisant un MBA ou un cycle à l’étranger. S’il n’est plus possible d’accéder au sommet uniquement via l’enseignement officiel, il faut absolument avoir un deuxième ou un troisième degré et avoir fait des études complémentaires aux Etats-Unis ou à Londres. Il y a comme une course à l’armement pour la qualification. Et les seules personnes qui pourront avoir ce parcours sont celles dont les parents sont suffisamment fortunés pour le financer. On instaure une sorte de prédestination familiale. C’est pour moi le principal danger.

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Que faire pour que l’enseignement redevienne un facteur d’égalité ?

Le grand défi est de combiner démocratisation et excellence. Il faut non seulement avoir le plus grand nombre de talents mais aussi les talents qui peuvent être poussés au plus haut degré de développement possible. Poursuivre les deux objectifs en parallèle n’est pas impossible mais c’est difficile. Si nous n’y parvenons pas, nous allons créer un enseignement parallèle, purement privé. Aujourd’hui déjà, si vous êtes né dans une famille belge richissime, il y a de grandes chances pour que vous ayez fait vos études en dehors du pays, en Angleterre, aux Etats-Unis ou en Asie. Vous êtes déjà préparé à une carrière mondiale. C’est une élite et je n’ai rien contre. Mais il faut se demander si des gens qui n’ont pas les mêmes moyens financiers peuvent eux aussi atteindre les mêmes fonctions.

Or, en Belgique, lorsque vous êtes né dans une famille d’immigrés, vous souffrez souvent dès le départ d’une différence de développement socio-économique et même cognitif. Un écart que notre système d’éducation, primaire puis secondaire, n’est pas en mesure de combler. On le sait. C’est un constat. Les politiques sociales ne sont plus adaptées à cette diversité sociétale. Au contraire, elles vont enraciner cette inégalité, qui deviendra à un moment donné une inégalité des chances. C’est contre cela que je veux lutter.

L’ascenseur social s’est cassé ?

La montée des inégalités entre familles peut impacter la mobilité sociale. Nous parlons de changements générationnels qui prennent des années avant de faire connaître leurs effets. Mais il est assez prévisible que l’on s’oriente dans cette direction. Je le répète, l’inégalité n’est pas une question de riches et pauvres, mais le fait que dans la même société, avec la même économie, la même fiscalité, la même politique sociale, des sous-groupes présentent des trajectoires totalement différentes et inégales. Cela peut être des différences entre groupes régionaux, entre cultures différentes, entre villes, entre groupes de culture ou de religion différente. Il faut donc regarder les racines des causes de ces trajectoires différentes. Voir si ces causes constituent une bonne ou une mauvaise chose. Et quand on parle d’enseignement, c’est une mauvaise chose.

Pourtant, lorsque l’on parle d’inégalité, le premier sujet qui surgit n’est pas l’école, mais les salaires très, très élevés de certains PDG ou financiers.

La hausse des salaires des managers n’est pas l’illustration d’un vol organisé. La question n’est pas le bonus que versent les entreprises, mais leurs profits et la nature de ceux-ci. Dans le secteur bancaire, avant la crise, les profits générés par les banques relevaient plutôt du casino. Les bonus étaient un effet pervers et généraient une mauvaise inégalité. Il faut d’abord se demander si les profits sont mérités.

L’autre élément à prendre en compte est la structure des entreprises. Au cours des dernières décennies elle a radicalement changé. Il y a maintenant une concentration de pouvoir au niveau des ” C ” (CEO, CFO, COO, etc.). L’actionnaire ne s’est plus occupé de management et le management s’est fortement concentré au sein d’un petit groupe. Les revenus élevés reflètent l’importance de la fonction.

A cela s’ajoute l’importance de la globalisation. Et donc, de la taille des entreprises. L’augmentation des salaires des PDG ces dernières années s’explique surtout par l’augmentation de la taille des entreprises. L’importance de la décision et la complexité de la tâche de ces managers a augmenté.

Et puis, le dernier critère, ce sont les conditions du paiement. Est-ce que les paiements sont liés à des critères à trop court terme ? Est-ce que les incitations salariales des CEO n’invitent pas à réduire les coûts à tout prix ? Il y a matière à discuter. Mais qui détermine ces critères ? Ce sont les propriétaires, c’est-à-dire les actionnaires. Et l’on doit constater aujourd’hui que, heureusement, les actionnaires sont de retour. Ils sont devenus plus assertifs, et c’est tant mieux.

En résumé, il faut combattre les causes de la mauvaise inégalité, et pas l’inégalité elle-même…

Les inégalités économiques doivent être fêtées comme étant le reflet de la diversité des talents et des efforts de chacun. Mais cela ne s’arrête pas là. Au niveau économique, il convient de regarder le fonctionnement du marché, le rôle du politique. La concurrence est-elle loyale ? Le commerce est-il équitable ?

Du côté social, il faut se préoccuper de la mobilité sociale et du fait que nos politiques sociales traditionnelles ne sont plus en mesure de répondre à cette diversité et enracinent donc ces inégalités familiales.

Il y a donc un agenda très ambitieux. Beaucoup plus ambitieux que de dire, comme Thomas Piketty, que pour réduire les inégalités, il faut taxer davantage les fortunes. La taxation des fortunes ne changera rien à la dynamique des inégalités. Je lance donc un appel en faveur d’une politique sociale beaucoup plus volontariste et progressive. C’est une logique plus rassembleuse et motivante que d’affirmer, comme Thomas Piketty, que les riches sont un danger public.

L’agenda est clair, et on peut le commencer aujourd’hui. Dès maintenant, nous pouvons aller à Molenbeek et faire en sorte que les rues soient propres, que le travail au noir soit éradiqué, que la formation soit meilleure et plus inclusive. Et je vous donne rendez-vous dans 20 ans pour voir le résultat.

(1) Marc De Vos, ” Les vertus de l’inégalité “, éditions Saint-Simon, 19,80 euros

– Profil –

– Né à Gand en1970.

En 1993, il obtient sa licence en droit à l’Université de Gand (UGent). Il devient ensuite docteur en droit (UGent), licencié en droit social (ULB) et Master of Laws (Harvard).

– Il est aujourd’hui directeur du think tank Itinera et enseigne le droit du travail, le droit européen, ainsi que l’introduction au droit, à l’UGent, à la VUB et comme professeur invité dans des universités à l’étranger.

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