Sommes-nous prisonniers des recours citoyens?

Silhouette power line tower on sunset - abstraction view. © Getty Images/iStockphoto
Baptiste Lambert

De mieux en mieux organisés, les citoyens multiplient les recours au point de faire déborder la section administrative du Conseil d’Etat. Le phénomène n’est certainement pas nouveau, mais l’essor du renouvelable relance la machine à recours. Avec des démarches citoyennes plus légitimes que d’autres.

En Belgique, on retrouve les premières traces du syndrome Nimby (Not In My BackYard, Pas dans mon jardin) à la fin du 18e siècle, lors des balbutiements de la révolution industrielle. A l’époque, on s’opposait déjà à l’installation des tanneries et des premières usines, les reléguant à l’extérieur des villes.

Deux siècles plus tard, les besoins en énergie renouvelable ont sérieusement relancé le phénomène. Au point d’assister, aujourd’hui, à de gros blocages dans certains secteurs d’activité. Les citoyens s’organisent, à la recherche des moindres failles juridiques, pour faire capoter un projet qui leur déplaît. Et très souvent, ils trouvent une oreille attentive auprès des pouvoirs locaux et du monde politique. A cet égard, les citoyens ne manqueront pas de remettre la pression nécessaire à la rentrée, à quelques semaines des élections communales.

BIOMÉTHANISATION. Les deux plus gros projets wallons de Leuze-en-Hainaut et Hautrage font face à de fortes réticences des autorités régionales. © Getty Images/iStockphoto

A la recherche d’un nouveau souffle

S’il y a bien une énergie renouvelable qui symbolise le syndrome Nimby, c’est l’éolien. Son déploiement en Wallonie n’est pas assez rapide pour atteindre les objectifs de production à l’horizon 2030. “Quasiment tous les permis octroyés font l’objet d’un recours, déplore Fawaz Al Bitar, directeur général d’Edora, la Fédération des énergies renouvelables. C’est le jeu démocratique, mais le problème est que le nombre de recours donne une image tronquée de la réalité. On a l’impression que la population est massivement opposée au renouvelable parce qu’il y a des recours systématiques. Mais dans les faits, c’est souvent le fruit de quelques personnes. Vous avez souvent une majorité silencieuse favorable au projet. Que ce soit dans l’éolien ou le photovoltaïque.”

La réalité des chiffres ne pourrait mentir. Au 31 décembre 2023, pour 120 projets soumis à étude d’incidences et 27 permis en attente, 66 dossiers font l’objet d’un recours, dont 55 au Conseil d’Etat. L’année dernière, seuls 14 parcs ont été mis en fonction, ce qui correspond à 40 éoliennes. Il en faudrait le double par an pour s’inscrire dans les objectifs de 2030. Dans le même temps, huit mâts ont été démantelés. “Les recours sont souvent portés par des associations qui sont bien au fait la législation”, explique Fawaz Al Bitar. Du côté du Conseil d’Etat, on précise qu’à la date du 24 juillet 2024, 78 recours éoliens étaient en cours de traitement, rien que du côté francophone.

“J’ai toujours trouvé que l’opposition aux éoliennes était déraisonnable, juge pour sa part Philippe Henry (Ecolo), le ministre wallon sortant de l’Energie. Bien sûr, il y a un impact paysager, mais les activités humaines ont elles aussi des retombées visuelles, sonores ou environnementales. Les éoliennes, c’est un moyen de devenir plus autonome, au contraire du pétrole ou de l’uranium. J’ai toujours trouvé surprenant qu’on ne voie pas leur intérêt. Il y a une mobilisation qui est, selon moi, excessive.”

Willy Borsus (MR), le ministre wallon sortant de l’Aménagement du territoire, a un message plus nuancé : “Est-ce qu’on veut couvrir la Wallonie d’éoliennes ? Je comprends les réactions des gens quand ils voient des éoliennes s’installer près de chez eux, en forêt, ou sur les sites patrimoniaux, près des sites touristiques. Il faut bien mesurer l’impact d’une énergie qui reste intermittente.”

Pourtant, le gouvernement sortant s’est montré bien conscient du problème rencontré par le secteur éolien. Puisqu’il a adopté, en janvier dernier, une nouvelle circulaire, qui redéfinit et facilite le déploiement d’éoliennes en Wallonie. Comment ? En créant un système incitatif qui pousse les citoyens et les communes à détenir une participation aux nouveaux projets. Un incitant financier, en d’autres termes, démontrant que les recours ne sont pas une fatalité, et que certaines pistes peuvent être explorées.

L’éolien wallon

Début janvier, la Région wallonne a installé un nouveau cadre pour le développement de l’éolien wallon. Il doit remédier au climat de méfiance à l’égard d’une énergie renouvelable bien nécessaire. Si la Wallonie veut atteindre ses objectifs de production d’énergies renouvelables, elle doit augmenter la cadence de 250%. Concrètement, l’éolien wallon doit produire pour 6.200 GWh par an d’électricité en 2030
Pour atteindre cet objectif, le chantier est immense. Edora estime qu’il faudrait installer, rien que pour l’éolien, entre 150 et 200 MW de puissance par an. Cela représente 80 à 100 éoliennes. On est loin du compte : en 2023, 41 mâts éoliens ont été érigés en 2023 pour huit démantelés. Et les recours bloquent la moitié des projets qui arrivent. Le secteur, lui, est dans les starting-blocks. La circulaire wallonne éclaircit plusieurs points : d’abord, une modification de toute une série de critères techniques ; une distance minimale de 500 mètres devra être respectée par rapport aux zones d’habitat. Ensuite, une priorisation des éoliennes plus puissantes, pour diminuer leur nombre ; la hauteur des mâts pourra ainsi passer de 150 mètres à 180 voire 200 mètres. De quoi multiplier quasiment par deux la puissance par mât.
Mais le game changer, c’est la participation citoyenne aux projets. Les communes et les citoyens devront détenir chacun des participations de minimum 24,99%, soit 49,98% au total. Le reste ira aux développeurs de projets. Cette incitation financière a évidemment pour but de rendre les projets plus acceptables pour les citoyens
Mais ce dernier point n’enchante pas vraiment le secteur. Car il estime que cette obligation pourrait freiner de nombreux projets, si ces 49,98% ne sont pas atteints. En laissant davantage de place pour d’autres recours, si la collaboration entre les citoyens et les développeurs ne se fait pas.

Nimby institutionnel

Cette ouverture d’esprit, le gouvernement wallon ne l’a pas toujours eue vis-à-vis d’autres projets issus du renouvelable. C’est le cas de la biométhanisation, par exemple. Les deux plus gros projets sont sérieusement remis en cause. Il s’agit du projet Sibium, porté par Engie, qui vise à traiter 100.000 tonnes de matières organiques dans la commune de Leuze-en-Hainaut, soit cinq fois plus que la moyenne des exploitations existantes. L’énergéticien espère toujours concrétiser en 2025 mais vient de voir son partenaire, l’intercommunale Ideta, quitter le projet, face à l’augmentation des coûts et des nombreux bâtons mis dans ses roues. L’autre projet, AFB, porté par le fonds danois CIP et l’entreprise Cryo Advise, visait lui les 900.000 tonnes, à Hautrage. Cela en aurait fait l’une des exploitations de biométhanisation les plus importantes au monde, mais le projet a été recalé par la Région wallonne. Résultat : l’entreprise a introduit un recours. A Soignies, un plus petit projet de 20.000 tonnes s’est confronté aux refus des autorités locales.

“Pour un projet renouvelable, le délai moyen est de deux à trois ans.” – Fawaz Al Bitar (Edora)

Les motifs évoqués par les riverains sont connus : nuisances olfactives et charroi. “Le Nimby citoyen, nous le comprenons parfaitement et nous essayons d’y répondre, expliquait dans nos colonnes en janvier dernier Jean-François Gosse (Winch Projects), qui accompagne les initiateurs du projet AFB à Hautrage. Ce qui a en revanche étonné nos partenaires danois, c’est le Nimby institutionnel. Nous nous sommes heurtés à un refus de tout dialogue de la part des autorités alors que, d’ordinaire, les groupes qui souhaitent investir 200 millions d’euros pour produire du carburant vert sont accueillis à bras ouverts par les pouvoirs locaux.”

Ce Nimby institutionnel, on le retrouve aussi dans les projets d’agrivoltaïsme, cette source d’énergie qui combine activité agricole et photovoltaïque. Une solution qui a pourtant l’avantage de produire une énergie de moyenne et haute tension, alors que le segment des panneaux solaires en toiture, qui fonctionne à basse tension, atteint ses limites sur le réseau. “Ça ne sert à rien de perdre son temps et son argent pour de tels projets”, tranchait le ministre Willy Borsus, en mai dernier. Et la nouvelle déclaration de politique générale (DRP) ne laisse pas davantage de marge de manœuvre à l’agrivoltaïsme.

Le RER

Le projet du RER est le serpent de mer de la mobilité belge. Lancé en 1999, il devait être opérationnel pour 2008. Du côté wallon, on table désormais sur 2033 pour une entrée en fonction complète.
Le RER consiste en cinq axes ferroviaires autour de Bruxelles. Du côté flamand, les trois axes sont terminés. Du côté francophone, les deux axes reliant la capitale à Ottignies et Nivelles sont encore en chantier. Sur la ligne 161 Bruxelles-Ottignies, le dernier permis est en cours de livraison. Par contre, sur la ligne 124 Bruxelles-Nivelles, ça coince toujours.
D’irrésistibles riverains, organisés sous le nom RER-GEN 1630, s’opposent à la mise à quatre voies du tronçon passant par Linkebeek. Ils sont d’ailleurs soutenus par la Ville qui a déposé en janvier dernier un recours au Conseil d’Etat contre le projet de Grup, soit le plan d’aménagement du territoire nécessaire pour la réalisation des travaux. “Cette décision d’introduction d’un recours est dictée par l’intérêt général”, justifiait le bourgmestre Yves Ghequiere, au grand dam d’Infrabel qui ne peut introduire de demande de permis auprès de la Région flamande, tant que cette question n’est pas réglée.
De son côté, le ministre de la Mobilité en affaires courantes, Georges Gilkinet, (Ecolo) estimait justement que la commune de Linkebeek “faisait passer des intérêts particuliers contre l’intérêt général”. Le Conseil d’Etat devra trancher.
“Le projet, tel qu’il est aujourd’hui conçu, aurait un impact négatif sur le plan environnemental et climatique, ajoute le bourgmestre. Il ne concorderait pas avec les objectifs européens de neutralité carbone à l’horizon 2050.” RER-GEN 1630 est très bien organisé et veut profiter de toutes les failles juridiques du dossier. Dans ses revendications, le groupe estime qu’une mise à quatre voies n’est pas nécessaire pour fluidifier le trafic et déplore que les alternatives n’aient pas été étudiées, comme la mise à trois voies.

Boucler la boucle

Le Nimby, qu’il soit citoyen ou institutionnel, va bien au-delà du renouvelable. Et les recours pleuvent dans de nombreux dossiers, avec plus ou moins de légitimité. Celui lancé par la commune de Linkebeek, sous la pression de quelques citoyens, n’est sans doute pas le meilleur exemple d’équilibre. Sur les cinq lignes qui relient les villes brabançonnes à la capitale, c’est la seule commune à exercer un blocage. En janvier dernier, Linkebeek a ainsi déposé un nouveau recours au Conseil d’Etat contre le plan d’aménagement pour la réalisation des travaux, anticipant la décision de la Région flamande d’accorder un permis. Et c’est toute la ligne Nivelles-Gare du Midi et ses dizaines de milliers de navetteurs quotidiens qui en pâtissent : les travaux sur ce tronçon ne devraient pas débuter au mieux avant 2029, pour une mise en service en 2033.

En matière de légitimité, le cri des citoyens contre la Boucle du Hainaut semble d’une tout autre envergure. Et pour cause, cet énorme projet énergétique qui doit relier les éoliennes de la mer du Nord au territoire wallon a un potentiel de nuisance important. “On estime que la ligne tracée pourrait traverser environ 250 maisons sous le corridor et jusqu’à 27.000 maisons dans un rayon de km”, a calculé l’association Revolht, qui se bat contre le projet d’Elia tel qu’il est construit aujourd’hui. Autant de ménages inquiets des nuisances électromagnétiques, paysagères et financières d’une ligne à haute tension de 380.000 volts au-dessus ou à proximité de leurs têtes. Certains de ces riverains, soutenus par Revolht, ont activé leur protection juridique pour effectuer un recours au Conseil d’Etat. L’association, de son côté, est allée un échelon plus haut, en déposant un recours au niveau européen.

“Damien Ernst (professeur en électromécanique de l’ULiège, ndlr) nous traite d’allumés, mais ce n’est pas le cas. On est tout à fait conscient qu’il faut de nouvelles connexions électriques, explique Marie Reman, administratrice de Revolht. On a bien compris qu’il faut acheminer l’électricité de la mer du Nord, mais la question c’est vers où ? Elia veut que la Belgique devienne le carrefour électrique de l’Europe, pourquoi pas, mais alors il faut respecter le citoyen, sa santé, son patrimoine immobilier, mais aussi le tourisme et les agriculteurs.”

Boucle du Hainaut. La ligne tracée pourrait traverser 250 maisons sous le corridor et jusqu’à 27.000 maisons dans un rayon de 2 km. © BELGA

Pour l’association, une solution alternative existe : enfouir les lignes à haute tension dans le sol avec du courant continu, ce qui a l’avantage de ne pas provoquer de champ électromagnétique. Le problème est que cette solution a un coût pour Elia, et sans doute, à terme, pour tous les consommateurs d’électricité. Car il est fort à parier que ce coût supplémentaire sera reporté, à un moment ou un autre, sur la facture. Elia est coutumier du fait : en novembre dernier, le gestionnaire de réseau annonçait quasiment doubler ses tarifs de réseau entre 2024 et 2027. La justification ? Lui permettre de payer ses investissements.

Ce surcoût est toutefois nuancé par l’ASBL. Car selon ses calculs, une alternative de ligne enterrée coûterait autour de 2 milliards d’euros contre 1 milliard d’euros pour le projet initial d’Elia (Ventilus en Flandre et la Boucle du Hainaut en Wallonie). Mais il faudrait y ajouter 500 millions d’euros d’indemnisations et d’expropriations, et 500 autres millions, menace Revolht, pour les coûts liés au retard provoqué par les recours. Les projets auraient alors des coûts équivalents.

Elia, de son côté, estime qu’un enfouissement serait beaucoup plus onéreux, de l’ordre de 5 milliards d’euros. En outre, la Flandre a déjà approuvé le tracé définitif du projet Ventilus, dont les lignes ne seront que partiellement enterrées, ce qui met forcément une pression pour le projet wallon. “On ne lâchera rien”, prévient toutefois Marie Reman.

Bref, le monde politique va devoir trancher. Et le risque est de voir une avalanche de recours en cas de décision défavorable aux citoyens. Là encore, Willy Borsus se montre à l’écoute : “Je comprends la population. Il faut se mettre à la place des gens. Bien sûr, il faut décider et prendre ses responsabilités, mais ce sont des questions légitimes.” A priori, le nouveau ministre de l’Aménagement du territoire, François Desquesnes (Les Engagés), se montrera encore plus attentif. Pourquoi ? Car il était le premier à relayer les inquiétudes de Revolht au Parlement, lorsqu’il était député wallon.

Le combat s’annonce d’ores et déjà intense avec Elia et la facture pourrait vite grimper pour le citoyen. Tout le monde est concerné : la Boucle du Hainaut est indispensable pour que la Wallonie réussisse sa transition énergétique, le réseau étant déjà largement saturé.

La Boucle du Hainaut

C’est le projet énergétique le plus important du pays. Il conditionne l’accès à l’énergie produite par les éoliennes en mer du Nord, sur laquelle notre pays compte beaucoup pour réussir sa transition énergétique. On parle d’une ligne à haute tension de 380.000 volts qui, dans son tracé initial, pourrait traverser 14 communes wallonnes sur 85 km de long.
Cette ligne pouvant transporter 6 à 8 GW d’électricité (l’équivalent de six à huit réacteurs nucléaires) doit en fait permettre de relier énergétiquement la centrale d’Avelgem, en Flandre-Occidentale, à celle de Courcelles, en Hainaut. Mais la Boucle du Hainaut est à un stade moins avancé que son pendant flamand, le projet Ventilus, qui relie le port de Zeebrugge à Avelgem. En Flandre, le gouvernement a approuvé en mars dernier, non sans difficulté, le tracé définitif de la ligne à haute tension. Elia, le porteur du projet, espère obtenir un permis début 2025 pour un chantier terminé à l’horizon 2028, au nord du pays.
Du côté francophone, la Boucle du Hainaut suit un calendrier décalé. Le précédent gouvernement a renvoyé le dossier au bureau d’études indépendant Stratec. Il doit établir un rapport d’incidences du projet, selon un cahier des charges établi par le ministre de l’Aménagement du territoire sortant, Willy Borsus. Le plan original d’Elia sera étudié de près, mais le ministre a ouvert la porte à des alternatives comme l’enfouissement complet ou partiel des lignes, ce qui est forcément plus onéreux. D’autres tracés sont aussi à l’étude.
Avec ce projet titanesque, les autorités publiques et Elia sont lancés dans une véritable course d’obstacles. Alors que le tracé n’a pas encore été validé, pas moins de 23.000 réclamations ont déjà été déposées, tant au niveau des normes électromagnétiques sur la santé, que sur la sécurité, l’impact paysagé, patrimonial ou sur la valorisation des biens.
Sur le terrain, la résistance citoyenne s’organise. Elle est même très organisée autour de l’ASBL Revolht qui parvient à se faire entendre auprès des ministres concernés. Mais l’association n’est pas rassurée par les premiers éléments du rapport qui fuitent : “De ce qu’il nous revient, c’est inacceptable, réagit Marie Reman, porte-parole de Revolht. Elia s’entête, mais ils vont dans le mur. On ne baissera jamais les bras, les recours sont prêts.”
A l’approche des élections communales, les citoyens ne manqueront pas de mettre la pression sur leurs élus pour obtenir des garanties. Et forcément, si ce rapport est favorable à Elia, il est peu probable qu’il sorte avant octobre prochain. En d’autres mots, la route est encore (très) longue pour la Boucle du Hainaut, même si l’énergéticien se veut toujours confiant et table sur une mise en service à l’horizon 2030.

Réduire les délais

Au-delà des différents recours qui peuvent bloquer, on l’a vu, des projets essentiels en matière de mobilité ou d’énergie, c’est la durée des recours qui pose question. Pour un projet renouvelable, “le délai moyen est de deux à trois ans, estime Fawaz Al Bitar. Parce qu’il y a un véritable engorgement au Conseil d’Etat”.

L’institution ne le nie pas et nous partage quelques chiffres qui l’illustrent. Fin juillet 2024, le nombre de recours qui attendaient un traitement s’élevait à 896 en Wallonie et 210 à Bruxelles. Et on ne parle ici que des dossiers en matière d’urbanisme et d’environnement. Pour traiter un dossier, le délai moyen est de 40 mois pour un recours en annulation et de cinq à six mois pour un recours en suspension.

Le niveau fédéral a tenté de résoudre ce problème lors de la précédente législature. Il a fixé à 18 mois la durée maximum pour traiter un recours administratif au Conseil d’Etat, à partir du 1er janvier 2024. Et un délai de 15 mois pour les affaires qui relèvent d’un intérêt public supérieur. Ces dossiers “socialement pertinents”, comme l’énergie, sont désormais priorisés.

Mais dans les faits, c’est plus compliqué. Jean-Baptiste Levaux, premier auditeur au Conseil d’Etat, rappelle que ces nouveaux délais sont indicatifs, “ce qui signifie qu’il s’agit d’une recommandation du législateur et qu’en aucun cas, le Conseil d’Etat ne peut être dessaisi d’un dossier si le délai est dépassé”. Par ailleurs, ces délais ne tiennent pas compte de l’arriéré juridictionnel, c’est-à-dire des dossiers introduits avant 2024 et sur lesquels le Conseil d’Etat doit encore statuer.

A ce stade, il est encore trop tôt pour avoir le recul nécessaire sur cette décision politique. Le Conseil d’Etat ne peut pas encore se prononcer sur le respect de ces délais. Mais on peut déjà l’écrire : la tâche sera tout sauf évidente, car il était aussi question de renforcer les équipes du Conseil d’Etat, en plus de renflouer le budget. A l’époque, on parlait de faire passer les membres du CE de 44 à 58 et de l’auditorat de 80 à 112 unités. Impossible, juge Jean-Baptiste Levaux : “Le montant initial annuel alloué au Conseil d’Etat pour accompagner la réforme était de 6,95 millions d’euros (indexés), mais a été amputé de 1,35 million d’euros en raison de restrictions budgétaires imposées par le gouvernement.” Dans un mémorandum, les chefs de corps du Conseil d’Etat ont demandé au prochain gouvernement fédéral une enveloppe de 1,9 million d’euros pour compléter la réforme et effectuer le recrutement de collaborateurs administratifs.

L’éolien wallon doit produire pour 6.200 GWh d’électricité en 2030.. © BELGA

La Flandre prend son propre chemin

Pour accélérer les délais et faciliter sa politique d’aménagement du territoire, la Flandre a décidé, sur base de ses pouvoirs implicites, de créer ses propres tribunaux administratifs. Bref, tracer sa propre voie et se passer des services du Conseil d’Etat, ce qui n’a pas manqué d’alerter ceux qui s’inquiètent d’une séparation communautaire de la justice. L’extension récente des compétences des tribunaux administratifs flamands fait d’ailleurs l’objet de recours à la Cour constitutionnelle.

Du côté francophone, on n’a pas fait ce choix. “Ce qui me revient, c’est que ça n’apparaît pas comme la solution miracle, tempère Willy Borsus. On change de juridiction, mais on augmente la fragilité juridique de la décision.” Fawaz Al Bitar, d’Edora, abonde : “Je ne suis pas sûr que ce soit la solution absolue, parce que si vous êtes déboutés, vous pourrez toujours déposer un recours en deuxième instance au Conseil d’Etat.”

Et de fait, en tant que juge de cassation administrative, “le Conseil d’Etat est compétent pour connaître des recours introduits contre les décisions des tribunaux administratifs flamands”, explique Jean-Baptiste Levaux. Cela signifie que la décision du Conseil d’Etat ne peut pas se substituer à celle de la juridiction de première instance, mais qu’il peut ‘casser’ cette décision en cas d’illégalité et renvoyer l’affaire devant la juridiction concernée”. Concrètement, passer par des tribunaux administratifs au niveau flamand ne fera pas forcément gagner du temps.

Intérêt général

Trouver un équilibre entre droits des administrés et intérêt général. C’est la difficile question que pose la multiplication des recours. Une sérieuse épine pour les porteurs de projet, l’administration, l’appareil juridique et le monde politique. Un monde politique qui navigue très prudemment, entre prise de responsabilités et écoute du citoyen, qui est forcément un électeur.

© BELGA/BELPRESS
​​​​​​​“Il est de plus en plus difficile de mettre en place des projets de quelque nature que ce soit.” – Philippe Henry (Ecolo)

“Il est de plus en plus difficile de mettre en place des projets de quelque nature que ce soit”, s’agace le ministre wallon de l’Energie sortant, Philippe Henry (Ecolo). Au MR, Willy Borsus, ministre de l’Aménagement sortant, se montre, lui, beaucoup plus compréhensif : “Je comprends les gens qui n’ont rien demandé et qui voient débouler à l’arrière de leur terrain des projets d’envergure. C’est totalement compréhensible. De quel droit rejetterais-je leurs préoccupations ?” François Desquesnes, le nouveau ministre de l’Aménagement du territoire, a préféré ne pas répondre à nos sollicitations, étant toujours occupé à parfaire ses équipes et à approfondir ses dossiers. Mais il est fort à parier qu’il sera plutôt dans la lignée de son prédécesseur libéral.

On ne peut que lui suggérer de s’appuyer sur des initiatives innovantes qui stoppent les blocages en impliquant davantage les citoyens. A cet égard, la circulaire éolienne qui incite financièrement les citoyens est certainement une piste. Il faudra en trouver d’autres. Pour faire primer l’intérêt général.

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