“Si bpost avait eu la concession, elle n’aurait pas été supprimée”
Le gouvernement fédéral a finalement annulé la concession pour la distribution des journaux et des périodiques. L’impression qui ressort de cette décision, c’est que la concession a été supprimée parce qu’elle n’a pas été attribuée à bpost, candidat favori du gouvernement. Des avocats nous expliquent.
Ce mardi soir, le gouvernement a mis fin au suspens : la concession de la distribution des journaux et périodiques est finalement abandonnée, ou du moins modifiée. L’enveloppe de 125 millions d’euros par an pour distribuer des journaux tombe en tout cas à l’eau.
À la place, bpost, l’actuel distributeur, continuera sa mission, qui se terminer à la fin de l’année 2023, les six premiers mois de l’année prochaine (pour un montant de 75 millions d’euros). Des fonds publics seront ensuite alloués pour la distribution dans les communes de moins de 225 habitants par km2, soit environ 15% du territoire (dont les trois quarts en Wallonie), et le secteur associatif, via un crédit d’impôt. La facture est donc allégée pour l’Etat : moins 35 millions l’an prochain et moins 80 millions en 2025 et 2026.
bpost ou rien ?
Fin novembre, nos confrères de L’Echo et De Tijd rapportaient que le SPF Économie avait désigné PPP et Proximy comme vainqueurs du marché public pour la prochaine concession (l’un pour les quotidiens, l’autre pour les magazines), au vu de leur dossier de candidature. S’ensuivit un débat intense sur cette attribution, avec une importante levée des boucliers politique et médiatique (notamment du patron du groupe IPM, François le Hodey) pour défendre l’entreprise postale publique. Il s’est finalement soldé par l’abandon de la concession en tant que telle.
L’image qui ressort de cette décision est que la concession a été abandonnée car le candidat favori du gouvernement, bpost, n’est pas arrivé en tête.
bpost ou rien ? “C’est ce qui ressort des sorties dans la presse”, nous indique Gauthier Ervyn, avocat spécialisé en marchés publics et associé du cabinet Resolved. “Je n’ai pas accès aux informations du gouvernement, mais on voit que ce n’est pas le candidat que le gouvernement souhaitait qui a été retenu.” Or, abandonner un marché public pour cette raison, si cela devait vraiment être la motivation, serait anti-concurrentiel, illégal et contraire aux principes d’équité et de transparence des marchés publics, continue l’expert.
Cyrille Dony, avocat spécialiste des marchés publics, renchérit : “des informations qui percolent dans la presse, on voit qu’il y a des craintes quant à la qualité des services de PPP. Ce serait une des raisons invoquées pour annuler la concession. C’est une manière détournée de dire qu’on aurait plutôt gardé bpost. Il est difficile d’avoir une autre opinion. Si bpost avait été choisie, je suis sûr que la concession n’aurait pas été supprimée.”
L’expert trouve qu’il y a ainsi une incohérence par rapport au cahier des charges du marché public : pour la concession des journaux, attribuée à PPP, le critère de la qualité du service ne comptait que pour 25%. Le prix pour 60% et le délai de livraison pour 15% (et 60% pour le prix et 40% pour la qualité pour les périodiques). Invoquer la qualité prétendument insuffisante aujourd’hui serait donc incohérent, comme l’accent a avant tout été mis sur les prix. “Surtout qu’il est possible d’exclure des candidats si la qualité n’est pas suffisante, s’ils n’ont pas la moitié ou 60% des points dans la catégorie, par exemple. Mais cela n’a pas été fait dans le cahier des charges”, souligne Dony.
Le ministère en charge des Entreprises publiques n’a pas répondu à nos demandes d’informations sur les motivations de cette décision et sur le rôle que la non-désignation de bpost pourrait y avoir joué. Du côté du cabinet du ministre de l’Economie : “Pierre-Yves Dermagne gère la concession et il est tenu pour des raisons juridiques évidentes de modérer son expression publique sur ce dossier. Cela dit, il tient à rappeler qu’il s’est montré particulièrement combatif quand il a été question de la distribution en zone rurale.”
Quelle justification officielle ?
“Cela ne figurera bien sûr pas dans la décision administrative, qui doit encore être publiée”, estime Ervyn. Le gouvernement mettra plutôt en avant des choix politiques comme des économies d’argent ou de ne plus avoir besoin de cette concession, etc. Une telle clause est prévue dans les marchés publics, il peut renoncer à l’offre, tant que les motivations correspondent, explique Ervyn. Ce mardi, les différents ministres commentant l’abandon de la concession soulignent d’ailleurs en effet tous les économies faites.
Pour Dony, ce serait plus compliqué. Annuler une concession est possible si l’on a plus le budget, ou s’il n’y a pas assez de concurrence : s’il n’y a qu’un seul candidat, par exemple, mais que cela n’est pas suffisant pour prendre une décision. “Dire qu’on n’est pas content avec le résultat… je ne sais pas comment le gouvernement va faire pour justifier cela, mais il va devoir trouver une parade.” Se baser sur les craintes quant à la qualité ne serait en tout cas pas conforme au cahier des charges, souligne-t-il encore.
“Motiver une telle décision n’est jamais un exercice facile”, ajoute aussi Virginie Dor, responsable du groupe mondial Marchés publics chez CMS. “Mais en tout cas, dire qu’on n’est pas content du choix de l’attributaire, cela n’est pas admissible”, poursuit-elle. Les parties déçues d’une telle décision chercheraient en tout cas d’y trouver un point d’attaque pour se retourner contre l’autorité publique.
Recours en justice ?
Dans le cas d’une décision bien rédigée, elle serait difficilement attaquable en justice, poursuit Ervyn. “Elle doit être motivée et envoyée aux candidats du marché public. Ils ont ensuite 15 jours pour se retourner contre le gouvernement, au Conseil d’Etat, pour plaider la suspension d’urgence de la décision.” PPP et Proximy, mais aussi bpost, pourraient par exemple invoquer le fait d’avoir “perdu” cette opportunité de contrat et de manne financière importante. Mais là, si la décision est bien rédigée et que la législation des marchés publics est respectée, le Conseil d’État pourrait répondre qu’il n’a pas à se prononcer sur des choix politiques. Dans tous les cas, les plaignants ne pourraient pas invoquer les bruits de couloirs politiques relayés par la presse dans leur défense.
Proximy indique ce mardi à Belga être “déçue”, mais ne pas vouloir introduire de recours en justice.
Dony ajoute que la voie en justice, via le tribunal de première instance, pourrait aussi être envisagée, notamment pour plaider des dommages à intérêts. Pareil pour les éditeurs de presse qui grognent en effet après la décision de mardi, même s’ils ne seront que considérées comme des tiers, des “victimes collatérales”, qui n’ont pas d’intérêt direct dans le dossier, détaille l’avocat. Le recours pourrait donc être plus compliqué, car ce ne serait pas une attaque “frontale”.
Pour Ervyn, les éditeurs de presse s’estimant lésés de perdre cette aide publique, pourraient aussi se rendre au Conseil d’État, en tant que tiers, explique Ervyn. “Mais là aussi, il faut pouvoir démontrer l’illégalité de la décision”, continue-t-il, et les plaignants pourraient se heurter aux mêmes arguments et au fait qu’il n’y a pas de loi qui prévoit de payer cette concession. “Ils pourraient invoquer le devoir de l’État à soutenir un service universel, duquel l’accès à l’information peut faire partie… mais cela ne doit pas nécessairement prendre la forme d’une concession, d’autres subventions comptent aussi”, ajoute-t-il. Mais pour la distribution de la presse dans des zones reculées et moins peuplées, des fonds sont ainsi toujours prévus. Cette voie pourrait donc aussi être compliquée.
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