Typhanie Afschrift

Sanctions: la méthode dangereuse

Typhanie Afschrift Professeure ordinaire à l'Université libre de Bruxelles

On nous annonce avec fierté que l’Etat belge a “gelé” pour 50 milliards d’euros d’avoirs russes. Presqu’un record mondial! C’est effectivement une belle efficacité, même si la présence d’Euroclear sur le sol belge y est pour beaucoup.

On ignore si les sanctions qui frappent plusieurs milliers de personnes que l’on dit liées au président Poutine seront efficaces pour arrêter l’armée russe en Ukraine, mais il est légitime, pour les Etats occidentaux, de prendre position fermement contre ce régime. La Russie est clairement l’agresseur, se comporte de manière criminelle en Ukraine et il est heureux que, même si notre pays n’est pas en guerre, celui-ci sache, pour une fois, prendre parti dans un conflit.

Le fait que le régime ukrainien ne soit sans doute pas l’idéal de la démocratie n’y change rien. Tout comme le fait qu’il doit bien exister quelques dizaines d’Etats, y compris l’Arabie saoudite où Joe Biden est venu courtiser le régime, qui ne valent guère mieux que la dictature russe.

Ces sanctions ont néanmoins quelque chose d’inquiétant. On ne pleurera pas le sort de ceux qui sont les complices des tyrans de Moscou, ni de ceux à qui, en Russie, la guerre a profité. Mais la question est de savoir si toutes les personnes qui figurent sur des listes hâtivement composées méritent effectivement d’y être. Est-on bien certain que l’on sanctionne ainsi des coupables, et sait-on même de quoi ils seraient coupables?

Dans un Etat de droit, la propriété est une liberté essentielle, et doit être protégée. L’Etat lui-même doit la respecter. Il ne peut y être porté atteinte, en règle, qu’en vertu de décisions de justice. Pour qu’une personne puisse être privée de ses biens, il faut en principe qu’elle ait commis un acte illicite, qu’on l’ait accusée d’un comportement précis contraire à la loi, qu’elle ait eu l’occasion de se défendre, devant un tribunal indépendant et impartial, et qu’elle ait bénéficié des droits de la défense, y compris l’accès à un dossier, et un examen contradictoire des faits qui lui sont reprochés.

Ici, rien de tout cela n’existe. Ce sont des autorités administratives qui, sans avoir entendu les intéressés, décident de qui figurera ou non sur la liste des personnes traitées comme “ennemies”. Personne ne leur explique pourquoi ils y figurent, ni sur base de quelles preuves il en est ainsi. Aucun juge n’a statué sur leur cas et ils n’ont aucune possibilité réelle de se défendre. Ils n’ont pas droit à la présomption d’innocence, ni même la possibilité de faire entendre leurs explications.

La “sanction” prise à leur égard pour de prétendus crimes, non définis et non établis, n’a aucun rapport avec ce qui leur est éventuellement reproché. Ils sont privés de leurs biens simplement parce que l’Etat, ou l’Union européenne, en a décidé ainsi. Un peu comme les monarques absolus décidaient de s’emparer des terres et des rentes de ceux qui n’étaient plus bien en cour.

On ne veut pas douter du fait que, vraisemblablement, la majorité des personnes ainsi incriminées ont des raisons de l’être. Il est tout aussi certain, toutefois, que nombre d’entre eux n’ont absolument rien à se reprocher. Tout cela n’est pas de la justice, et personne n’essaie même que cela y ressemble. Le fait du prince est érigé en système.

Aujourd’hui, la plupart d’entre nous se disent sans doute que cela concerne des personnages a priori peu sympathiques mais si l’on accepte une éclipse de l’Etat de droit pour eux, rien ne garantit qu’à l’avenir, cela ne sera pas utilisé comme précédent pour permettre aux Etats de tout prendre, à qui ils veulent, sans même dire pourquoi.

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