Pourquoi on devrait s’inspirer de l’ordolibéralisme, entre libéralisme et socialisme

Usine VW en 1955 L’ordolibéralisme a disparu des radars dans les années 1960. Il fut pourtant à l’origine du miracle allemand de l’après-guerre. © Getty Images
Pierre-Henri Thomas
Pierre-Henri Thomas Journaliste

Voici presqu’un siècle, dans une Allemagne qui n’était pas encore nazie, des économistes inventaient une voie économique médiane, entre libéralisme et socialisme. On ferait sans doute bien de s’en inspirer aujourd’hui, estime l’essayiste Alexis Karklins-Marchay.

Finalement, tout ce qui est bien tempéré, du clavecin à l’économie, ne viendrait-il pas d’Allemagne? L’ordolibéralisme, par exemple. Cette conception de l’économie née dans les années 1930, juste avant le nazisme, est certes un peu oubliée. Les noms d’économistes comme Wilhelm Röpke, Walter Eucken, Franz Böhm ne disent plus rien à personne, à l’exception de quelques spécialistes perdus dans les couloirs de l’université. Pourtant, l’ordolibéralisme constitue peut-être cette troisième voie que cherche notre système économique pris en étau entre le capitalisme anglo-saxon donnant la priorité au profit et un interventionnisme massif de l’Etat qui ne fonctionne pas.

C’est en tout cas la conviction d’Alexis Karklins-Marchay, directeur général délégué de la société de conseil Eight Advisor. Après s’être plongé dans l’économie selon Balzac, l’essayiste franco-américain nous livre un nouvel ouvrage, Pour un libéralisme humaniste, qui remet à l’honneur cet ordolibéralisme allemand dont le nom fait peut-être peur alors qu’il a été au cœur du rebond économique de ce pays au sortir de la Seconde Guerre mondiale.

Ni social-démocrate, ni keynésien

Cette pensée née au début des années 1930 dans un cercle d’économistes antinazis, à Fribourg notamment, fut en effet véritablement mise en œuvre après la guerre.

En 1948, sous la direction de Ludwig Erhard, nommé par les Alliés à la tête de l’économie, l’Allemagne avait choisi cette voie médiane de “l’économie sociale de marché”, ni socialiste ni purement libérale. Elle s’était tournée, explique Alexis Karklins-Marchay, vers un “libéralisme ordonné permettant une juste répartition du revenu national”. Sous cette impulsion, l’Allemagne de l’après-guerre s’engageait dans une libération des prix dont ne voulaient même pas les Alliés qui avaient peur de déstabiliser encore un peu plus un pays en ruine. Mais elle s’attelait aussi à remettre de l’ordre dans la maison, entamant une importante réforme monétaire destinée à asseoir la stabilité du mark et à redresser ses finances publiques.

Malgré ses lettres de créances – c’est donc bien lui qui fut à l’origine du miracle allemand – l’ordolibéralisme a disparu des radars dans les années 1960, effacé d’un côté par la pensée keynésienne et, de l’autre, par celle de libéraux plus durs type Friedrich Hayek ou Milton Friedman. On le verra plus loin, cela n’empêche toutefois pas certaines économies d’aujourd’hui d’être ordolibérales sans le savoir…

Alexis Karklins-Marchay © PG

“Il y a dans cette pensée une méfiance permanente du trop d’Etat, qui crée la bureaucratie, les mécanismes de dépendance et permet le déploiement de lobbies proches du pouvoir…”

Mais qu’est-ce que l’ordolibéralisme? La meilleure manière de le cerner est peut-être de citer d’abord ce qu’il n’est pas. Il n’est pas la social-démocratie puisqu’il s’agit avant tout d’une pensée libérale. “La social- démocratie est attachée à l’économie de marché mais elle l’accepte comme un moindre mal, explique Alexis Karklins-Marchay. Elle considère que l’Etat doit être très important et défend l’Etat providence. L’ordolibéralisme est en revanche un libéralisme qui considère que l’économie de marché est le meilleur des systèmes et que l’Etat a certes un rôle à jouer, mais avec prudence. L’Etat ne doit pas être présent tout le temps, partout, pour tout le monde.”

Alexis Karklins-Marchay ajoute: “Il y a dans cette pensée une critique et une méfiance d’un Etat providence qui pomperait de plus en plus l’économie. Il y a la crainte d’un mécanisme qui se retournerait en termes d’efficacité. Il y a cette méfiance permanente du trop d’Etat, qui crée la bureaucratie, les mécanismes de dépendance et permet le déploiement de lobbies proches du pouvoir…”

L’ordolibéralisme n’est pas non plus un libéralisme du laissez-faire et du tout-au-profit. Il est contre tout mécanisme de concentration et contre tout gigantisme. Les ordolibéraux nourrissent une très grande méfiance à l’égard des monopoles et de leur emprise sur le monde politique.

Ils attribuent à l’Etat un rôle particulier, qui ne consiste pas seulement à assumer des fonctions régaliennes. Ce dernier doit aussi s’assurer que dans l’économie, la concurrence fonctionne de manière libre et non faussée. “Il y a deux critères selon lesquels, pour les ordolibéraux, l’Etat détermine s’il doit intervenir, explique Alexis Karklins- Marchay. Le premier est l’axe ‘conservation versus adaptation’. Si l’Etat intervient pour sauver des activités condamnées à disparaître, c’est inutile, contre-productif et coûteux. Si, en revanche, il aide une entreprise à se transformer, son intervention est alors possible parce que l’homme s’adapte tous les jours: le marché, les prix, les quantités, les services demandés… tout change. Le second critère à prendre en considération, c’est de se demander si une intervention de l’Etat risque de casser les mécanismes de l’économie de marché. Si oui, il faut alors faire très attention.”

Alexis Karklins-Marchay ajoute: “Sur l’énergie ou sur certains biens communs, les ordolibéraux ne sont pas opposés à l’idée de s’écarter parfois des mécanismes d’économie de marché. Mais ils s’opposent à un blocage des prix. Lorsque l’Etat bloque les prix, il prend une décision qui aura des conséquences monstrueuses, envoyant aux producteurs des signaux qui distordent les mécanismes d’économie de marché et d’optimisation à l’avantage du consommateur. Les blocages des prix conduisent à des pénuries, à des réallocations de la production sur d’autres biens plus chers et, au final, cela nourrit l’inflation et cause davantage de pénuries. Je trouve ce double axe intéressant pour réfléchir à l’action politique.”

Un modèle scandinave?

Si l’on devait avoir un exemple d’économie ordolibérale aujourd’hui, on se tournerait sans doute vers l’Europe du Nord. “Le Danemark me semble être un exemple d’un pays qui répond à certains critères ordolibéraux, poursuit Alexis Karklins-Marchay. Il y a cet attachement à l’efficacité de la puissance publique, qui ne doit pas toujours être le dernier recours. Il y a la capacité à revenir en arrière lorsque l’intervention de l’Etat est allée trop loin. Il y a tous ces mécanismes concernant le marché du travail, la rigueur budgétaire. Les ordolibéraux ne sont, par exemple, pas obsédés par l’équilibre budgétaire à chaque moment. Ils ne sont pas opposés, en période de vraies grandes crises comme celle de 2008, à une intervention de l’Etat pour soutenir la demande. Lorsqu’apparaît un phénomène dépressif, il faut aider à relancer l’économie.”

Les ordolibéraux n’aiment pas pour autant les Keynésiens. Leur économiste le plus connu, Wilhelm Röpke, estimait que l’économiste britannique réduisait l’économie à une grande “station de pompage”, obéissant à une mécanique des fluides oublieuse de la psychologie des consommateurs et des entrepreneurs.

Pour les ordolibéraux, small is beautiful, ajoute Alexis Karklins- Marchay. Des gens comme Wilhelm Röpke n’aimaient pas les grandes métropoles. L’économiste allemand imaginait, dans son livre testament qui s’appelle Au-delà de l’offre et de la demande, une famille new-yorkaise vivant dans un gratte-ciel, s’engouffrant le week-end dans sa voiture pour aller pique-niquer, passant des heures dans les embouteillages, retournant dans sa tour et la quittant le lundi matin pour s’engouffrer dans le métro pour retrouver une autre tour. En lisant ce passage, on pense aux dessins de Sempé!”

L’ordolibéralisme a cette croyance forte que nous ne sommes pas juste des consommateurs.

Les ordolibéraux préfèrent donc s’attacher aux petites unités, au principe de subsidiarité, aux prises de décision les plus proches des gens. “Lorsque l’on regarde les nations les plus heureuses et les plus stables, on s’aperçoit que ce sont souvent les petites nations: les pays scandinaves, les Pays-Bas, etc., note Alexis Karklins-Marchay. La Suisse aussi se rapproche très fort du modèle ordolibéral: un pays fédéral, décentralisé, industrialisé, où les citoyens sont proches des centres de décision. Mais on peut retrouver ce modèle ailleurs, dans des pays comme le Japon ou, dans une certaine mesure, la Corée du Sud.”

Les Beatles sont des braillards

On le voit, cette pensée dépasse finalement la simple doctrine économique. Wilhelm Röpke trouvait ainsi stupide cette idée d’avoir voulu réaliser l’Union européenne à partir d’une union économique en tablant sur le fait que l’union politique suivrait nécessairement. La Suisse, faisait-il observer dans un article en 1957, ne s’est pas constituée au 13e siècle à partir d’une union des fromageries!

“L’ordolibéralisme a cette croyance forte que nous ne sommes pas juste des consommateurs, poursuit Alexis Karklins-Marchay. Nous sommes aussi des hommes de culture et d’esprit. Cette doctrine trouve d’ailleurs ses fondements philosophiques dans plusieurs univers. Il y a l’influence de la pensée grecque tout d’abord, avec cette recherche de la voie médiane et d’une finalité éthique de nos actions. Il y a aussi l’influence de la philosophie critique d’Emmanuel Kant, avec cette attention portée à l’émancipation individuelle, à la capacité à exercer sa liberté de façon effective, à s’extraire de tous ces déterminismes culturels, religieux, familiaux, mais aussi à se fixer cette loi morale en nous: je détermine moi-même ce qui doit être la loi morale que je dois suivre. Et puis, il y a une dimension chrétienne très forte.”

Influence protestante: pendant la guerre, le pasteur anti-nazi Dietrich Bonhoeffer, qui sera exécuté par Hitler en avril 1945, a d’ailleurs travaillé avec des ordolibéraux sur un projet de société pour l’après-guerre. Influence catholique aussi. “On retrouve dans l’ordolibéralisme des thématiques de l’encyclique Quadragesimo Anno adressée par le pape Pie XII en 1931, observe Alexis Karklins-Marchay: l’attachement à une société équilibrée, à une économie de marché corrigée parce qu’une économie de marché pure a tendance à favoriser l’avarice, l’individualisme égoïste, la perte de sens spirituel…”

L’essayiste trouve donc ces principes séduisants. Cela ne l’empêche pas de lancer quelques piques. “La pensée ordolibérale n’apporte pas toutes les réponses. Elle est parfois datée. Elle est convaincue de la supériorité du christianisme. Elle fait montre d’un conservatisme parfois malvenu: elle a une difficulté à comprendre que la culture moderne d’aujourd’hui sera la culture classique de demain.” Quand les Beatles furent élevés au rang de membres de l’Ordre de l’Empire britannique, Wilhelm Röpke manqua de s’étouffer, vitupérant contre ces “braillards mal peignés”.

Balayer devant sa porte

Tiens, essayons maintenant d’imaginer ces économistes ordolibéraux aujourd’hui. Que diraient-ils, par exemple, du débat sur les grandes fortunes? “Je l’ai dit, l’ordolibéralisme ne répond pas à toutes les questions, rappelle Alexis Karklins-Marchay. Mais dans ses principes, il y a celui que l’économie de marché crée des inégalités parce qu’elle génère des concentrations et donc des grandes fortunes. Elle peut aussi, à l’inverse, appauvrir une partie de la population, culturellement mais aussi économiquement. Il y a une peur chez certains ordolibéraux de la massification qui fait que nous sommes écrasés dans des univers uniformes, en ayant perdu toute individualisation qui fait de chaque être humain un être unique.”

Les penseurs ordolibéraux avaient une réflexion très dure sur la destruction de la nature. Et ils prônaient la sobriété et la modération”.

Une réponse ordolibérale serait donc de renforcer les législations antitrusts car les immenses fortunes naissent souvent de monopoles ou de situations dominantes. Une façon d’avancer serait déjà de réguler pour éviter une disparition de la concurrence. Une seconde réponse serait de faire un travail sur soi-même. “Certains ordolibéraux sont plus redistributeurs que d’autres. Quand vous avez des Warren Buffett qui ont une fortune colossale et en donnent 90% à une fondation, c’est une réponse aux inégalités”, note Alexis Karklins-Marchay, qui rappelle toutefois que quand les ordolibéraux rédigaient leurs théories, les taux de prélèvements obligatoires étaient beaucoup plus bas qu’aujourd’hui: “Ils seraient horrifiés de voir des taux de 50%!”

De même, face au défi climatique, les ordolibéraux auraient une double réponse. “Ils avaient une réflexion très dure sur la destruction de la nature. Et ils prônaient la sobriété et la modération”. Ils inciteraient donc, à nouveau, à faire un travail sur soi. “Car dans l’ordolibéralisme, les décisions sont finalement prises par des individus. Nous sommes producteurs, consommateurs et citoyens tout à la fois, explique Alexis Karklins-Marchay. D’ailleurs, nous le voyons aujourd’hui: les entreprises sacrifient une partie de leur rentabilité immédiate et investissent des montants colossaux pour réduire leur empreinte carbone. Elles font attention au recyclage, au sourcing (par exemple, elles vérifient que leurs fournisseurs évitent le travail des enfants). Une vision du monde où seul le prix importerait est idiote.”

En cela, l’ordolibéralisme est héritier de la pensée d’Adam Smith, qui écrivit à la fois La Richesse des Nations mais aussi La Théorie des sentiments moraux, fait remarquer Alexis Karklins-Marchay. “C’est une pensée tempérée, fondée sur des principes éthiques. En fait, il n’y a rien d’extraordinaire à vouloir des finances bien gérées, une monnaie bien gérée et à demander qu’on balaye d’abord devant sa porte avant d’aller se poster devant celle des autres. Et cette conscience éthique donne un côté potentiellement universel à l’ordolibéralisme. J’aurais d’ailleurs peut-être dû commencer par cela, conclut Alexis Karklins-Marchay: l’ordolibéralisme est une pensée qui a pour finalité de toujours mettre en son centre la dignité de l’être humain.”

Alexis Karklins-Marchay, “Pour un libéralisme humaniste”, Les Presses de la Cité, 336 pages, 22 euros.
Les Presses de la Cité, 336 p., 22 € © PG

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