Pourquoi cet argent public jeté par les fenêtres ?

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Pierre-Henri Thomas
Pierre-Henri Thomas Journaliste

Qu’est-ce qui relie la saga du décret paysage, la construction d’un nouveau vélodrome à Liège, le lavoir de Péronnes-lez-Binche, et le soutien européen aux puces, aux batteries et aux voitures électriques ? La réponse, pour le dire crûment, c’est l’argent jeté par les fenêtres parce que les porteurs de ces projets ont oublié certains principes.

L’investissement public est une nécessité. Cependant, à toutes ces politiques qui font flop, on pourrait lancer : “vous n’avez pas les bases”. Les bases économiques, bien sûr.

Une route qui s’arrête 
ne sert à rien

Des exemples d’argent jeté par les fenêtres, nous en comptons chez nous une belle brochette. On se souvient de ces travaux inutiles montrant un pont d’autoroute flambant neuf dont le destin était de rester au milieu d’un champ. Malheureusement, cette politique inconsistante est toujours d’actualité. Un beau dossier, en cette ère de mobilité verte, est celui des pistes cyclables wallonnes.

La Cour des comptes s’est penchée en 2022 sur les résultats de 20 années de politique visant à soutenir les déplacements à vélos en Wallonie. Le bulletin est sévère. Le plan Wallonie cyclable lancé en 2010 pour une durée de 10 ans n’a jamais été évalué par le gouvernement. L’une des raisons, sans doute, est que le réseau cyclable de la Région s’est constitué en dépit du bon sens, par petits bouts, sans uniformité, et privilégiant surtout le parcours touristique du réseau Ravel. “Seuls certains tronçons ont été aménagés, principalement sur le réseau Ravel. Lorsque le schéma emprunte des voiries communales, la Région ne peut s’assurer que les aménagements sont réalisés.”

Mais pourquoi mettre tout l’argent dans un réseau touristique qui ne sert que le dimanche ? “Ravel étant considéré comme la ‘colonne vertébrale’ ou le ‘réseau express’ des déplacements à vélo, des moyens importants (148 millions d’euros) ont été consacrés à son extension et à son entretien entre 2002 et 2019. Cependant, les contraintes liées à la nature même du Ravel empêchent celui-ci de remplir un rôle de réseau structurant”, observe la Cour.

Non seulement ce réseau n’est pas pertinent pour pousser à prendre davantage son vélo, mais le suivi des moyens qui lui ont été alloués n’a pas été le meilleur. “Les retards et abandons dans la réalisation des projets sont récurrents : parmi les 62 projets de 2017, seuls huit étaient finalisés cinq mois après la date prévue pour terminer les travaux”, note la Cour.

Les usagers, eux aussi, se rendent compte de l’inutilité de ces 150 à 200 millions dépensés. Selon un récent sondage réalisé auprès de 11.000 cyclistes par le Gracq, le groupe qui représente les cyclistes dans la partie francophone, 78% des usagers à deux roues estiment que leur environnement cycliste est mauvais, très mauvais, voire exécrable.

“Comme la Région n’a jamais réussi à mettre en place des procédures qui permettent d’imposer aux communes de jouer le jeu, l‘argent pour les pistes cyclables a finalement été dépensé n’importe comment”, assène Jean-Yves Huwart, entrepreneur dans le coworking et journaliste spécialisé dans l’économie wallonne.

Le réseau cyclable wallon s’est constitué en dépit du bon sens. © BELGA

Financer “au pif” ?

Des cas de ce type, où l’on investit de l’argent public dans des projets inutiles parce que mal pensés, Jean-Yves Huwart peut en citer beaucoup. “Il y a le lavoir à charbon de Péronnes-lez-Binche. L’idée était de sauver un bâtiment qui datait des années 1950, qui était très beau, mais dont le réaménagement a coûté 40 millions. L’objectif était de le remplir avec des entreprises, de l’innovation, blablabla…. Mais les pouvoirs publics n’ont jamais réussi à le commercialiser”, dit-il. La société anonyme Triage Lavoir du Centre a d’ailleurs été dissoute par le gouvernement wallon en 2022, et le bâtiment reste inoccupé.

“Idem pour le Country Hall à Liège. Cette salle de 5.500 places a été financée par de l’argent public voici moins de 20 ans et va être rasée”, embraie Jean-Yves Huwart. On compte désormais y construire un vélodrome et une piscine olympique, et plusieurs dizaines de millions d’euros ont été débloqués par la Région voici un mois, pour pouvoir aussi bénéficier des subsides européens. Certains se demandent déjà quelle clientèle ce nouveau projet liégeois pourrait attirer.

“Idem avec la prolongation du métro de Charleroi afin de permettre d’atteindre, nous dit-on, le futur hôpital”, poursuit Jean-Yves Huwart. La ligne de métro M5 de la métropole hainuyère n’a jamais été utilisée depuis 37 ans. Le plan de relance européen a alloué un subside de 60 millions d’euros pour aider à réaménager la ligne et construire deux nouvelles stations. “Mais les personnes qui se rendent à l’hôpital vont-elles prendre le métro ? Elles viennent de la couronne et de multiples endroits différents. Elles ne vont pas se garer au centre de Charleroi pour ensuite prendre le métro parce qu’il y a une nouvelle ligne…”

Un autre exemple ? Le parking P+R surdimensionné à côté de la gare de Louvain-la-Neuve. “Il y a 5.000 places. Mais quand j’y suis allé, il y avait 300 ou 400 voitures, indique Jean-Yves Huwart. A nouveau, cela a été mal pensé, sans lien avec la fréquence des lignes de la SNCB.”

Des exemples d’argent jeté par les fenêtres, nous en comptons chez nous une belle brochette.

Gouvernance es-tu là?

En Wallonie, la multiplication de ces couacs fait que nous faisons face non plus à une accumulation d’accidents, mais à un problème véritablement structurel, ajoute-t-il. La raison? “Ces projets ne sont jamais adossés à une analyse sérieuse, à une évaluation de l’impact, à une étude afin de s’assurer que ces équipements ne soient pas redondants et suscitent au contraire des complémentarités et des synergies avec d’autres. Nous payons quatre fois pour des infrastructures qui, la moitié du temps, ne servent à rien”, dit-il.

Cette tendance à y aller ‘au pif’ prend sa source dans la structure de gouvernance de la Région et du pays. Dans des gouvernements de coalition, il convient de contenter un peu tout le monde et donc, on saupoudre. On multiplie par exemple les centres de formation ou les universités. “On ajoute une université à Charleroi alors que tout le monde le sait, et les études le montrent, la Fédération Wallonie-Bruxelles en a déjà trop. Or, Paul Magnette annonce à Charleroi la création d’un grand campus en promettant d’amener 10.000 étudiants à l’horizon 2030. Mais d’où vont-ils venir ? Va-t-on vider la moitié de Louvain-la-Neuve?”

“Ce n’est pas qu’en Wallonie les gens soient plus idiots qu’ailleurs, poursuit Jean-Yves Huwart. Mais il n’y a pas de contre-pouvoir et l’argent public s’investit dans des projets qui servent plutôt des intérêts partisans. Ce sont de grandes réunions dans lesquelles on se partage les choses, mais il n’y a pas de responsabilité collective sur la pertinence des projets décidés et sur la réalisation des objectifs.”

“En Wallonie, il n’y a pas de contre-pouvoir et l’argent public s’investit dans des projets qui servent plutôt des intérêts ­partisans.” – Jean-Yves Huwart (auteur d’ouvrages sur la Wallonie)

Une institution comme la Cour des comptes pourrait jouer ce rôle de contre-pouvoir. Mais elle a été sensiblement affaiblie lorsque, voici bien des années, le politique lui a retiré la faculté d’accorder ou de refuser des “visas préalables”. Le gouvernement avait toujours la faculté de passer outre, mais il devait alors l’expliquer. Avec ce visa préalable, la Cour pouvait refuser de valider un projet qu’elle estimait ne pas servir l’intérêt public. Aujourd’hui, elle ne peut que constater, ex post, qu’un projet a pris l’eau et que les deniers publics ont été mal dépensés.

La saga du décret paysage

Difficile de terminer ce tour de piste sans évoquer la saga du décret paysage. Fallait-il un texte pour préserver la finançabilité de certains étudiants qui, victimes des effets du covid, n’auraient pas obtenu les 60 crédits nécessaires au terme de la première année ? Une majorité de parlementaires PS, Ecolo, PTB a donc décidé d’assouplir la règle, sans en référer au monde académique, vert de rage, car le système des jurys existe déjà pour effacer certaines injustices.
De plus, revoir à nouveau les règles à quelques semaines de la session d’examen s’apparente à une rupture du contrat pédagogique qui va semer un peu plus de brouillard encore et démotiver les étudiants, ajoutent les professeurs qui sont des milliers à avoir signé une pétition.

Une année d’études coûte 8.000 euros à la collectivité. © BELGAIMAGE

On avait déjà observé par le passé qu’adoucir les règles “nuisait au parcours étudiant en brouillant la notion de réussite, en allongeant les études, sans accroître la proportion de diplômés, et en abandonnant de nombreux étudiants sans diplôme après de longues années d’études”, expliquaient une cinquantaine de doyens de faculté dans une carte blanche publiée dans Le Soir. “Modifier, même transitoirement, ces contrats pédagogiques des 60 crédits (…) nuira aux étudiants concernés”, poursuivent-ils.

Mais rien n’y a fait, les amendements sont passés et pourraient générer un coût administratif et d’allongement des études que certains évaluent entre 70 et 130 millions d’euros. Si l’on avait voulu, car c’était le but, soutenir les étudiants d’origine modeste, n’aurait-on pas pu utiliser cet argent pour mettre en place un vrai programme de soutien pédagogique ?

“Si l’on élargit la perspective, notre politique de démocratisation a fait que sur les 15 dernières années, nous avons augmenté de 40 % le nombre d’inscrits dans l’enseignement supérieur, alors que le nombre de diplômés n’a progressé que de 20 %, observe le président de l’Economic School of Louvain, Jean Hindriks. Si nous voulons démocratiser l’enseignement supérieur, il faut que les étudiants puissent décrocher un diplôme, et idéalement dans les temps. S’il leur faut le double d’années, cela coûte deux fois plus cher, aux écoles, à l’Etat, mais aussi aux jeunes puisqu’ils retardent leur salaire. Le coût pour la collectivité d’une année d’études est de 8.000 euros, à quoi il faut ajouter 12.000 euros pour le loyer, les frais de scolarité, etc., et à quoi il faut aussi ajouter le montant du salaire que le jeune aurait pu recevoir.”

“Si nous voulons démocratiser l’enseignement supérieur, il faut que les étudiants puissent décrocher un diplôme, et idéalement dans les temps.” – Jean Hindriks (Economic School of Louvain)

Jean Hindriks cite les statistiques de l’OCDE qui nous apprennent qu’en Fédération Wallonie- Bruxelles, seuls 13,8% des étudiants et 25,8% des étudiantes des hautes écoles et des écoles d’arts ont un diplôme après la fin de la durée théorique de leurs études. Si l’on ajoute trois ans à cette durée théorique, ils sont encore moins de 50% à réussir. Mais pourquoi faut-il aller chercher ces stats à l’OCDE ? “L’acteur dont on parle le moins dans ce débat est l’ARES (l’organisme chargé de coordonner l’enseignement supérieur, Ndlr), qui est censé disposer de tous les chiffres concernant le parcours des étudiants, note encore Jean Hindriks. Où sont passées ces informations cruciales? L’ARES aurait dû intervenir ne serait-ce qu’au Parlement pour objectiver le débat”. Et éviter de prendre de coûteuses et mauvaises décisions.

Subsidier oui, mais pas n’importe quoi

On pourra se consoler en se disant que ce comportement n’est pas l’apanage de la Wallonie. On se rappelle l’argent public dépensé dans le pays voici un demi-siècle pour soutenir des “secteurs nationaux” (verre, sidérurgie, etc.) ébranlés par les chocs pétroliers. On sait aujourd’hui que cela n’a pas servi à grand-chose. La même erreur est en train de se répéter à l’échelon européen où nos pays ont décidé de soutenir des activités comme les voitures électriques, les batteries ou les semi-conducteurs pour lesquelles nous ne disposons pas d’avantages comparatifs. En décidant d’abandonner les voitures thermiques et spécialement les voitures fonctionnant au diesel, une technologie pour laquelle les constructeurs européens disposaient d’un avantage technologique, pour les voitures électriques, l’Union européenne a rebattu les cartes du secteur automobile.

La Belgique en fait directement les frais. Faut-il rappeler la menace qui pèse sur Audi Bruxelles ? “L’interdiction des voitures à essence et diesel en 2035 signifie qu’il faudra vendre beaucoup plus de voitures électriques dans l’UE en un peu plus d‘une décennie, rappelait lors d’une récente conférence de presse notre ancienne ministre de la Justice Annemie Turtleboom, aujourd’hui membre de la Cour des comptes européenne. Mais les 27 Etats membres ont du mal à accélérer la transition vers les véhicules électriques. La route à venir est pleine de nids-de-poule. Comment le Green Deal peut-il satisfaire nos objectifs climatiques sans nuire à notre politique industrielle et augmenter les coûts pour les consommateurs européens en même temps ?”

La loi des avantages ­compétitifs

La réponse nous est donnée par une des premières lois de l’économie : celle des avantages compétitifs. Nous avons décidé, nous Européens, de nous lancer dans une activité dans laquelle nous ne sommes pas les meilleurs. Les Américains et les Chinois ont une longueur d’avance. Or, subventionner le développement d’industries pour lesquelles un pays ne dispose pas d’avantages comparatifs a deux conséquences, note l’économiste Patrick Artus : “le coût de production de ces industries sera plus élevé que dans les autres pays, d’où la nécessité de maintenir les subventions dans le long terme et il y a le risque d’être confronté à l’insuffisance de salariés disponibles pour travailler dans ces industries, d’où la sous-utilisation des équipements qui ont été construits. Il y a donc deux limites à la politique de subventionnement d’industries pour lesquelles un pays ne dispose pas d’avantages compétitifs: la limite en termes d’argent public disponible et la limite en termes de ressources en emploi”.

Cela ne signifie pas qu’une politique privilégiant la voiture électrique ou la fabrication de puces électroniques ne se justifie pas. Mais il faut d’abord mettre en place en Europe un environnement rendant cette activité compétitive, et non pas fixer au doigt mouillé un objectif – 2035 – inatteignable pour l’industrie et les pouvoirs publics.

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