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Pour un vrai Etat de droit

Lire la chronique de Thierry Afschrift Professeur ordinaire à l'Université libre de Bruxelles.

Pour qu’on puisse vraiment parler d’Etat de droit, il faut respecter les libertés dans le fond, et non seulement y porter atteinte suivant des règles, fussent-elles constitutionnelles.

Depuis près d’un an, les mesures les plus attentatoires aux libertés individuelles jamais vues hors période de guerre sont prises allègrement par le gouvernement, en concertation avec des autorités fédérées, par un simple arrêté ministériel, soit le degré le plus bas de la hiérarchie des normes juridiques fédérales. D’éminents juristes et les ordres des avocats ont émis des critiques à l’égard de cette manière d’agir, en faisant notamment remarquer que le degré d’urgence invoqué au départ, peut-être déjà à tort, n’était en tout cas plus justifié 11 mois après le début de la pandémie en Belgique.

Pour qu’on puisse vraiment parler d’Etat de droit, il faut respecter les libertés dans le fond, et non seulement y porter atteinte suivant des règles, fussent-elles constitutionnelles.

La ministre de l’Intérieur, qui était il y a peu encore une distinguée avocate, a fait remarquer avec exactitude que les différentes juridictions du pays qui s’étaient prononcées sur la légalité des arrêtés ministériels ont presque toujours conclu par l’affirmative. C’est tout à fait exact et c’est une raison de plus de s’indigner. Cela signifie que notre ordre juridique tel qu’il existe actuellement permet déjà des atteintes tellement prononcées aux libertés fondamentales, par des simples décisions de l’exécutif et sans intervention du Parlement, qu’il y a de sérieux soucis à se faire quant à l’état de nos droits essentiels.

La ministre a voulu satisfaire les revendications de ceux qui s’indignaient en annonçant le dépôt prochain d’un projet de loi “pandémie” qui, soumis au Parlement, permettra sans discussion à l’Etat de prendre désormais, pour la suite de cette pandémie ou pour une autre, voire pour d’autres événements “catastrophes”, des mesures aussi graves à l’égard des libertés qu’à ce jour. On peut même craindre que disposant d’une loi ad hoc, des gouvernements futurs puissent aller encore plus loin que ce qu’ont fait ceux de Sophie Wilmès et d’Alexander De Croo.

De tout cela, il serait paradoxal de déduire que les libertés seront mieux protégées et que le respect de l’Etat de droit sera mieux garanti. Certes, d’un point de vue formel, les décisions seront prises après approbation du Parlement, mais cela permettra au moins d’aller aussi loin dans les entraves à nos libertés fondamentales.

On se retrouve devant l’habituel conflit, dégagé avec justesse par Benjamin Constant, entre la “liberté des anciens” et la “liberté des modernes”. La première vise seulement à garantir au citoyen qu’il ait, fût-ce indirectement, son mot à dire quand aux décisions de la Cité. Les libertés des modernes sont plus exigeantes: elles garantissent des droits au citoyen auxquels le Pouvoir ne peut pas porter atteinte.

Avec une loi “pandémie”, on respecterait formellement l’Etat de droit, comme l’ont fait beaucoup de dictatures avant nous. Les pires excès ont été justifiés dans les pays de l’Est au nom de la “légalité socialiste”, ou dans l’Espagne de Franco au nom de l’ “Estado de derecho”. Les atteintes aux droits de l’homme y étaient considérées comme légitimes simplement parce qu’elles étaient “légales”, c’est-à-dire permises par la loi.

Il serait temps de se rendre compte que cela ne suffit pas dans une démocratie dite libérale.. Un Etat de droit “formel” qui nie les libertés les plus fondamentales, ce n’est pas un véritable Etat de droit. Il faut pouvoir dire désormais, comme Antigone: “Zeus ne m’a pas fait de telles lois”. Ou encore: “Il y a des lois au-dessus des lois de l’Etat”. Pour qu’on puisse vraiment parler d’Etat de droit, il faut respecter les libertés dans le fond, et non seulement y porter atteinte suivant des règles, fussent-elles constitutionnelles.

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