Pieter Timmermans (FEB) et Jonas Geerinck (BCG): “L’énergie, enjeu économique d’intérêt national”

(A gauche) Jonas Geerinck (Boston Consulting Group) et (à droite) Pieter Timmermans (FEB) réclament un plan interfédéral pour anticiper les besoins du pays, qui seront colossaux.
Olivier Mouton
Olivier Mouton Chef news

Pieter Timmermans (FEB) et Jonas Geerinck (Boston Consulting Group) réclament un plan interfédéral pour anticiper les besoins du pays, qui seront colossaux. Une procédure d’urgence doit être envisagée pour permettre la réalisation rapide des projets, disent-ils. L’avenir de notre économie en dépend. Entretien.

L’enjeu énergétique est vital pour le pays et ses entreprises. L’absence de vision et de collaboration entre niveaux de pouvoir est préjudicable. Il faut d’urgence un plan interfédéral intégrant toutes les sources d’énergie disponibles. Voilà le message porté en chœur par Pieter Timmermans, CEO de la Fédération des entreprises de Belgique (FEB), et Jonas Geerinck, managing director & senior partner de Boston Consulting Group (BCG), dans un entretien à Trends-Tendances. C’est le fruit d’un colloque rassemblant de nombreuses entreprises de premier plan en compagnie des producteurs et distributeurs d’énergie.

TRENDS-TENDANCES. Quel message portez-vous au sujet de ce défi majeur ?

PIETER TIMMERMANS. Notre démarche a commencé il y a un an parce que nous avions le sentiment que la transition énergétique ne se trouvait pas assez haut dans l’agenda politique. Tout le monde avait sa petite idée à ce sujet, mais on n’appréhendait pas la question dans son ensemble, avec cohérence. Or, cette transition nécessite du temps et un cadre clair pour les investissements. Des collaborations interfédérales doivent avoir lieu et des planifications doivent être faites. Quand vous voyez le temps que prennent des projets comme la Boucle du Hainaut ou Ventilus… Au rythme actuel, on risque de dépendre d’autres pays, d’avoir une facture trop élevée et de ne pas atteindre nos objectifs climatiques. Nous espérions que des gouvernements aient déjà vu le jour en ce mois d’octobre afin de les prier instamment de travailler ce cadre. Ce n’est malheureusement pas le cas.

Il y a déjà des gouvernements wallon et flamand, ainsi qu’un formateur fédéral…

P.T. Oui, c’est la raison pour laquelle nous nous exprimons tout de même. À mes yeux, le message le plus important consiste à dire que la transition énergétique doit se préparer. Nous avons le sentiment que l’on n’agit que lorsque l’on se trouve au pied du mur. Quand on voit à quel point la demande d’électricité va croître, cela transparait encore de la dernière étude d’Elia, nous voyons bien que nous aurons besoin de toutes les sources d’énergie disponibles ! Ce n’est pas la question d’être pour ou contre le nucléaire, pour ou contre l’éolien ou le solaire… Non : nous aurons besoin de toutes ces énergies.

JONAS GEERINCK. L’économie belge est particulièrement dépendante de cette question énergétique et a besoin d’une prévision stable. Ces dernières années ont montré à quel point notre système était fragile à ce sujet, quand la volatilité est importante. Cela démontre qu’il faut songer à long terme, bien au-delà d’une législature politique. Par ailleurs, les décisions prises à ce jour sont beaucoup trop ponctuelles : encourager les panneaux solaires, construire des éoliennes en mer du Nord, prolonger les réacteurs nucléaires… Ce qui manque, c’est un lien entre tout cela. Les infrastructures doivent évoluer de façon cohérente.

Ce n’est pas suffisamment le cas ?

P.T. Non. Un exemple criant, c’est que l’on investit massivement dans les éoliennes offshores, mais comment l’électricité peut-elle arriver à Ostende… s’il n’y a pas de câble. Les projets de la Boucle du Hainaut et de Ventilus s’éternisent depuis des années. On va installer un câble vers le Danemark ? C’était une déclaration d’intention, mais après étude, on se rend compte que cela coûte trop cher et qu’il faut peut-être passer par le nord de l’Allemagne. Mais où se trouve la vision cohérente ? À nos yeux, il faut en outre mettre en place une forme de fast track pour les permis à octroyer. Imaginons que l’on arrive à cette vision interfédérale, il faut encore mettre en place une trajectoire pour l’exécuter rapidement. Aujourd’hui, tout le monde dans ce pays peut introduire un recours à n’importe quel moment pour retarder les projets. Cela n’offre pas de cadre clair pour les investisseurs.

J.G. Les investisseurs doivent en effet composer avec le risque. Cela nécessite des octrois de permis accélérés, c’est évident. Cela signifie aussi un accompagnement adéquat de la part des administrations.

P.T. Notre grand appel, c’est bien de faire un plan interfédéral avec des perspectives claires et de mettre ensuite une procédure adéquate pour le mettre en œuvre. C’est simple, non?

Les projets doivent-ils être d’intérêt national ?

P.T. Exactement. S’il y a bien quelque chose au sujet duquel tout le monde est sensible, c’est l’énergie. Comme on le dit souvent, c’est le sang de notre économie. Il y a 40 ans, la révolution concernait l’informatique. Il y a 20 ans, c’était le smartphone. Aujourd’hui, ce doit être l’énergie. Notre bien-être en dépend. Le sous-titre de notre message, c’est qu’il n’est pas trop tard pour mieux faire. La situation actuelle devrait permettre la mise en place d’une coalition fédérale associant les partis présents dans les Régions. Cela devrait rendre une vision commune plus facile que lors de la configuration précédente, où l’on se mettait sans cesse des bâtons dans les roues. On doit saisir cette opportunité.

Concrètement, vous plaidez pour une vision cohérente et un paquet total, mais y a-t-il des mesures prioritaires pour décarboniser notre industrie ?

P.T. Ce n’est pas nécessaire. Les vagues de mesures venues d’Europe sont davantage considérées comme un frein que comme un encouragement. Que l’on ne se trompe pas : le basculement a eu lieu dans les têtes de tous les headquarters, de tous les conseils d’administration et des entrepreneurs. Ce qu’ils demandent, c’est un cadre stable et la suppression de toute cette paperasserie inutile à laquelle ils sont confrontés. Le coût reste bien sûr un autre facteur important. Nous devons prendre des mesures à ce sujet, même si je sais que ce prix continuera à augmenter. On touche là aussi au contexte géopolitique et ce n’est pas au niveau belge que l’on peut agir, c’est bien à l’Europe de se positionner face aux États-Unis et à la Chine.

Jonas Geerinck (BCG) et Pieter Timmermans (FEB) estiment qu’il faut d’urgence un plan interfédéral intégrant toutes les sources d’énergie disponibles.

La transition énergétique va coûter énormément d’argent, ne fut-ce que pour les réseaux : est-ce tenable?

P.T. Le secteur privé peut jouer un rôle important, à travers des partenariats public-privé. Cela peut être encouragé fiscalement. Par ailleurs, ce sont des investissements productifs, pas des dépenses courantes. On peut sans problème emprunter pour ce type d’investissements.

J.G. Si l’on réalise ces investissements dans le cadre clair que nous appelons de nos vœux, on peut les optimaliser. Si l’on demande à nos gestionnaires de réseaux d’investir dans les infrastructures sur base de cinq scénarios différents, cela coûtera forcément plus cher que si l’on donne une direction claire. Cela peut réduire les coûts. Par ailleurs, il est important de dire aussi que le coût de la non-action serait plus élevé encore. Cela n’empêche pas que le financement et l’exécution de ces investissements, en ce qui concerne les matériaux et les talents, ne sera pas simple.

La transition vers un système énergétique durable devrait créer un nombre important de nouveaux emplois d’ici 2030. Les jobs dans la production d’énergie à faibles émissions devraient croître de 1,5 à 2 fois, tandis que les opportunités dans les secteurs du réseau et de la flexibilité, comme les véhicules électriques et les batteries, pourraient s’étendre de 1,5 à 4 fois. Ces chiffres montrent clairement les avantages économiques et sociétaux d’investir dans les énergies renouvelables. Nous devons agir de manière décisive. Non seulement pour répondre aux futures demandes énergétiques, mais aussi pour libérer ces nouvelles opportunités.

La transition vers un système énergétique durable devrait créer un nombre important de nouveaux emplois d’ici 2030.
Jonas Geerinck

Jonas Geerinck

Boston Consulting Group

Un signal politique important pourrait être la suppression de la loi de 2003 sur la sortie du nucléaire?

P.T. Ce serait un bon signal, oui. Mais c’est une autre question de savoir si cela résoudrait vraiment les choses à court terme. Nous avons prolongé deux centrales, ce qui est positif et renforce nos capacités de production, ce dont nous avons besoin. Les autres ne pourront sans doute plus être rouvertes et la construction de nouvelles sera difficile d’un point de vue de l’acceptabilité sociétale. La perspective de SMR (small modular reactors) est une piste intéressante. Une modification de la loi est également un signal indispensable à donner aux investisseurs. Il démontrerait que l’on continue à croire en cette technologie. Ces dernières années, avec le gouvernement précédent, c’était loin d’être évident. Quelques mois avant l’agression russe contre l’Ukraine, j’avais dit à notre Premier ministre que nous avions le choix entre Poutine et la France: il s’est avéré que j’avais raison, c’était prophétique…

J.G. Nous avons besoin de plus que de simples signaux isolés ; il nous faut une approche globale pour sécuriser l’énergie destinée à notre industrie, surtout que la demande en électricité en Belgique devrait doubler d’ici 2050. Cela nécessitera une stratégie multifacette, qui garantisse non seulement une fourniture d’énergie suffisante et fiable, mais aussi abordable. Pour y parvenir, nous devons investir dans de nouvelles technologies, développer des modes de consommation énergétique flexibles, et collaborer étroitement avec le secteur de l’énergie, afin de faciliter la transition vers les énergies renouvelables. En même temps, nous devons nous préparer à l’inévitable volatilité des prix.

P.T. Nous sommes censés avoir un plan national Énergie-Climat, mais pour l’instant l’État et chaque Région produisent leurs documents et leur juxtaposition est censée faire un tout que l’on envoie à l’Europe. Ce n’est pas ce dont nous avons besoin. Il faut s’asseoir à une même table, acter les accords et préparer ensemble les investissements. Imaginer les investissements les plus modernes à Anvers sans inscrire cela dans une vision d’ensemble, cela ne servira à rien.

La situation est-elle inquiétante pour les entreprises ? Certaines risquent-elles de quitter le pays ?

P.T. Ce n’est pas une question de quitter le pays demain. Mais le rôle d’un CEO, c’est de voir où va son entreprise à un horizon de 10 ans. Or, aujourd’hui, ils se demandent où nous serons en 2035. Inconsciemment, oui, cela joue un rôle. Les différents atermoiements sur le nucléaire, les hésitations sur les permis, le dossier de l’azote en Flandre, tout cela crée de l’incertitude. C’est la dernière des choses dont un entrepreneur a besoin. Bien sûr, on ne peut jamais avoir une certitude complète, mais la part de risque doit être réduite. Nous manquons de cette vision tant en matière de mix énergétique de procédures ou d’encadrement des investissements. Pourtant tous les acteurs de ce dossier sont prêts à s’engager si le cadre le permet.

J.G. Le message que nous portons est fondamental pour notre compétitivité.

Le message aux politiques est clair : regardez au-delà des structures. (…) Partez plutôt de ce dont nous avons besoin .
Pieter Timmermans

Pieter Timmermans

FEB

Est-ce un échec du système belge? La FEB se plaint de la même manière pour obtenir un plan social ou pour gérer la mobilité…

J.G. Nous devons aborder cela de façon positive parce que nous avons les capacités et les intelligences pour le faire. C’est le moment de passer à l’action.

P.T. Le message aux politiques est clair : regardez au-delà des structures, ne commencez pas votre message en décrétant que c’est votre compétence, partez plutôt de ce dont nous avons besoin. Alors, tout s’adaptera à cet objectif. Voilà la façon dont les entrepreneurs fonctionnent et les politiques peuvent s’en inspirer.

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