Pierre Wunsch (BNB): “Sommes-nous prêts à sacrifier notre industrie intensive en énergie ?”
Le gouverneur de la Banque nationale de Belgique observe que sans qu’il y ait eu un véritable débat, les décisions prises au niveau européen poussent certaines activités industrielles à quitter l’Union. “Il faudrait un vrai débat sur le sujet”, dit-il.
Le gouverneur de la Banque nationale de Belgique (BNB), Pierre Wunsch, nous a reçus quelques heures après avoir présenté les perspectives économiques de son institution. La BNB table désormais sur une croissance de 1% tout rond cette année, 1,2% en 2025, 1,4% en 2026 et 1,2% en 2027. Des projections légèrement plus basses qu’en juin. Mais derrière cette croissance modeste, il y a tout l’enjeu de la compétitivité de l’économie belge et européenne dans un monde marqué par le retour de Donald Trump à la tête des États-Unis.
TRENDS-TENDANCES. Lors d’un récent débat à l’ULB, vous aviez fustigé une certaine “paresse intellectuelle” en Europe. Que vouliez-vous dire ?
PIERRE WUNSCH. La paresse est de penser qu’avec un peu plus d’ambition européenne, nous allons résoudre tous les problèmes. Il y a un peu de naïveté à penser que ce que nous ne parvenons pas à faire en France, en Allemagne, en Belgique, nous allons facilement l’accomplir au niveau européen. Nous sommes confrontés à des problèmes compliqués. Il y a derrière des arbitrages complexes à réaliser dans un environnement économique et politique difficile.
J’aime beaucoup une réflexion de Janan Ganesh, chroniqueur au Financial Times, qui dit : les Américains font mieux que nous, et ils n’ont pas de plan. Prenons le rapport Draghi qui contient de nombreuses idées intéressantes. Il crée un sens de l’urgence. Mais on ne peut pas continuer à penser qu’en Europe, il suffit de demander à un ancien Premier ministre italien de faire un plan pour résoudre tous les problèmes. Je suis parfois un peu effrayé de la simplification du débat.
On simplifie trop ?
Certains problèmes sont très compliqués, et nous n’avons pas vraiment de bonne solution pour les résoudre tous. Il existe à mon sens un trilemme entre le climat, l’ouverture au commerce international et le marché unique. Nous ne pouvons pas avoir complètement les trois à la fois. Nous voulons être ouverts au commerce international dans un monde qui prend la voie du protectionnisme. Nous subissons la concurrence de la Chine et des États-Unis. Parallèlement, nous voulons préserver le marché unique. Mais il y a déjà une guerre de subsides en cours en Europe : c’est 400 millions pour Arcelor en Belgique, 700 millions à Dunkerque, 1 milliard en Allemagne. Et nous avons une ambition climatique.
Or, nous ne pouvons pas tout avoir. Nous devons faire, au choix, des concessions sur l’un de ces trois points. Nous pouvons avoir la préservation du marché unique et l’ouverture au commerce, mais nous devons alors laisser tomber certaines ambitions climatiques.
Nous pouvons vouloir répondre à l’enjeu climatique et préserver le marché unique, mais nous ne pouvons pas alors être complètement ouverts : nous mettons des taxes carbone aux frontières, des taxes sur les produits chinois trop bon marché… Et si nous voulons rester ouverts et répondre à l’enjeu climatique, nous allons devoir dépenser des montants importants en subsides. Et comme certains États membres ont de l’argent et d’autres pas, le marché unique sera en danger.
Quelle politique choisir alors ?
Je pense qu’il faudrait avoir un vrai débat sur ce sujet. Sommes-nous prêts, par exemple, à sacrifier notre industrie intensive en énergie ? Nous ne l’avons pas décidé, mais nous avons pris des mesures qui en fait y conduisent. Si Donald Trump n’a aucune préoccupation climatique, allons-nous obliger notre industrie à aller vers le “net zéro” en 2040 ?
C’est un choix politique. Ce n’est pas à moi de décider. Mais ma crainte est que nous assistions de plus en plus à des fermetures d’usines en Europe et à des déplacements de ces activités aux États-Unis. De plus en plus d’entreprises veulent quitter l’Europe pour les États-Unis parce que l’énergie est trop chère chez nous.
L’entreprise chimique Ineos investit sans problème dans cinq craqueurs au Texas, mais un investissement similaire est presque impossible à réaliser en Flandre. Aux États-Unis, Ineos peut acheter du gaz naturel à 10 dollars le mégawattheure, soit quatre à cinq fois moins cher qu’ici. En Europe, Ineos reçoit même le message qu’elle ne pourra plus utiliser le gaz naturel à terme et qu’elle devra passer à l’électricité verte, au gaz naturel avec capture du carbone ou à l’hydrogène. Les factures d’énergie seront alors cinq à dix fois plus élevées qu’aux États-Unis.
Il sera difficile d’expliquer aux gens que des activités industrielles quittent l’Europe, mais sans que cela ait un impact positif sur les émissions de CO2, puisque tout simplement ces activités auront été réinstallées ailleurs.
L’Europe est-elle allée trop vite en matière d’ambitions climatiques ?
Rétrospectivement, peut-être. Mais c’est surtout le reste du monde qui avance trop lentement. Déjà, lors du mandat de Joe Biden, la situation était difficile parce qu’aux États-Unis, il n’y avait pas de consensus pour fixer un prix sur le CO2. Alors qu’en Europe, nous avons un prix du CO2, eux avaient un système de subventions. Mais avec un prix du gaz à seulement 10 dollars par MWh, il n’était pas certain que les industries utilisent des subventions pour passer au vert. Maintenant, c’est clair : avec Donald Trump c’est “Drill, baby, drill” (“Fore, bébé, fore”, slogan du parti républicain pour davantage d’explorations pétrolières aux Etats-Unis, ndlr).
L’Europe doit se poser des questions existentielles. Cela ne veut pas dire que nous devrions oublier nos ambitions en matière de climat. Mais l’industrie ne représente qu’entre 20 et 30 % du total des émissions. Nous pouvons donc fournir des efforts sur le plan climatique sans nécessairement avoir un désavantage compétitif. Par ailleurs, une partie de l’industrie n’est pas intensive en énergie et parmi celles qui le sont, certaines ont un ancrage local. La production de ciment par exemple.
“Le coût de la transition climatique est ’supportable’. Notre estimation est de 3% du PIB répartis sur 25 ans.”
L’argument de la croissance verte qui va permettre une transition douce, vous n’y croyez pas ?
Disons que c’est un peu plus compliqué que cela. Le mouvement des gilets jaunes en France a montré qu’une partie de la population craint de ne pas pouvoir monter à bord. Les enquêtes montrent que les gens trouvent que le climat est important, mais ils ne sont pas prêts à payer beaucoup pour la transition climatique. On a dit que nous allions créer une économie verte avec un grand nombre d’emplois et d’investissements. Mais, pas de chance, les emplois et les produits ’verts’ bon marché ne viennent pas d’Europe, mais de Chine : les véhicules électriques, les panneaux solaires, et même de plus en plus la technologie éolienne.
Cela dit, en soi, le coût de la transition climatique est “supportable”. Notre estimation est de 3% du PIB répartis sur 25 ans. C’est un prix à payer raisonnable pour sauver la planète mais, il faut communiquer sur ce point en toute honnêteté. Le verdissement sera plus facile pour les ménages que pour l’industrie. Les ménages peuvent tabler sur une combinaison d’un niveau raisonnable d’isolation, d’électricité verte et de pompe à chaleur. Les transports s’électrifient davantage et on peut penser que, d’ici une dizaine d’années, les véhicules électriques seront aussi compétitifs que les véhicules thermiques. Pour l’industrie, c’est plus difficile. L’hydrogène vert est très cher et le restera pendant de nombreuses années. Sans oublier que la question de la compétitivité d’une partie de l’industrie se pose face aux États-Unis ou à la Chine.
Le rebond de l’économie européenne, chaque fois annoncé et chaque fois retardé, est le symptôme de nos faiblesses structurelles ?
Je pense que oui. Je crains que les entreprises ne se disent : les investissements “bruns” (utilisant de l’énergie fossile) ne sont plus autorisés, et les investissements verts ne sont pas encore tous rentables. Nous avons toujours une industrie relativement forte en Europe, en particulier en Allemagne. Et nous restons compétitifs dans certains domaines : le tourisme, mais aussi la robotique, l’aviation, les équipements électriques, etc. Et le taux de change (une baisse de l’euro face au dollar, ndlr) peut aussi compenser une partie, voire une grande partie du choc.
Mais oui, il y a de l’incertitude, et en Europe nous sommes un peu réfractaires au risque et nous n’aimons pas la disruption. L’Europe est mauvaise en matière de changement radical, alors que les transitions climatique et numérique sont des révolutions industrielles. Nous sommes de plus en plus derrière les États-Unis et la Chine. Nous avions un secteur automobile très fort, mais il a raté la transition vers les véhicules électriques.
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Est-ce en raison d’une mauvaise politique économique ou de manque de vision des patrons du secteur ?
Non, je crois simplement qu’en Europe, nous n’aimons pas les perturbations rapides et soudaines. Nous sommes davantage doués pour les progrès technologiques progressifs : améliorer les avions, les voitures à moteur thermique, etc. Est-ce un drame en soi ? Nous n’étions pas doués pour produire des ordinateurs centraux, mais à un moment donné, les PC sont devenus des commodities et il s’agissait alors de savoir comment les utiliser dans le secteur des services. Et c’est là la question : l’intelligence artificielle deviendra-t-elle aussi un produit de base ?
Il reste que, depuis 2000, l’écart de productivité ne cesse de s’accentuer entre les États-Unis et l’Europe. Et l’on voit mal cette tendance s’inverser.
Oui, c’est possible, mais la différence de gains de productivité est plus faible si on la corrige de l’impact des champions numériques américains. Trump sera très perturbateur. S’il met effectivement en place une politique simplifiant ou abolissant les procédures, s’il réduit l’impôt des sociétés, etc., il délivre le message que “si vous voulez réussir et si vous êtes bons, venez aux États-Unis. Vous ne paierez pas d’impôts élevés. Vous obtiendrez un salaire élevé. Vous obtiendrez des financements avec un secteur du capital-risque bien plus important”.
Les Américains sont très présents sur nos campus pour recruter les spécialistes en intelligence artificielle. Et il n’y a pas de limites réelles à ce que les États-Unis peuvent réaliser parce qu’ils sont financés par l’argent du monde entier. Et j’entends dire que les investissements dans l’intelligence artificielle, par exemple, sont déjà hors de portée des sociétés de capital-risque. Il ne s’agit donc pas d’une question d’union des marchés de capitaux ou de capital-risque. Il n’y a désormais qu’une dizaine d’entreprises, voire quatre ou cinq dans le monde qui gagnent assez d’argent pour prendre le risque d’investir dans l’IA.
Va-t-on copier chez nous cette politique américaine ?
Je ne pense pas qu’il y ait un consensus en Europe aujourd’hui pour suivre la voie de Donald Trump ou du président argentin Javier Milei. Mais si ces politiques réussissent – et on ignore encore si ce sera le cas – cela aura effectivement un impact au niveau européen. Nous l’avons déjà vu par le passé avec Reagan et Thatcher.
Je ne sais cependant pas si ces nouvelles politiques pourraient être réalisées au niveau européen. Il est possible que si l’un ou l’autre État membre décide d’aller vers une politique de simplification des charges administratives et d’innovation, de baisses d’impôts, il se heurte aux réglementations européennes. Face à ce sentiment de perte de contrôle, il est donc possible que ce pays veuille “taking back control“, reprendre le contrôle de sa politique économique.
Je m’attends, et je le crains, à un peu de tensions. Ce n’est pas encore un risque aujourd’hui, mais il pourrait apparaître si la façon de penser de Donald Trump gagne du terrain…
“Le jour où l’on croira que nous allons nous relâcher sur l’objectif d’inflation, les taux monteront et nous aurons un risque de crise financière.”
Une des questions concernant la politique du nouveau président américain concerne aussi la politique monétaire. Certains craignent que la Réserve fédérale perde son indépendance. Partagez-vous cette crainte ?
Ce n’est pas à moi de m’exprimer sur l’indépendance de la banque centrale des États-Unis. Pour ce qui concerne l’Europe, ce serait compliqué de changer les traités. Mais je crois de manière plus fondamentale – et beaucoup d’Américains le disent – que le problème de Donald Trump est qu’il va fondamentalement mener des politiques inflationnistes. Et s’il veut en plus des taux d’intérêt bas, il y aura alors une résurgence de l’inflation.
Tout simplement, on ne peut pas mener des politiques inflationnistes et vouloir que les taux d’intérêt restent bas. Sinon, les marchés anticiperont un rebond de l’inflation. C’est la situation qu’il faut évidemment éviter en Europe. Le jour où l’on croira en Europe que nous allons nous relâcher sur l’objectif d’inflation parce que c’est le seul moyen de stabiliser les finances publiques, les taux monteront et nous aurons un risque de crise financière.
Un dernier mot sur les dépenses publiques. En présentant, voici quelques jours, les perspectives économiques de la Banque nationale, vous avez appelez à un “assainissement radical”.
Je ne peux que répéter ce que j’ai déjà dit 20 fois. Le plus important aujourd’hui est d’avoir un gouvernement qui veuille faire quelque chose en termes de budget et de réformes structurelles. Si c’est le cas, alors tout ira bien. Mais si ce n’est pas le cas, si l’on commence à penser qu’en Belgique, nous sommes incapables de former un gouvernement pour relever les défis auxquels nous sommes confrontés, la perception à l’égard du pays pourrait changer. Et ce n’est pas sans risque, car nous sommes un peu dépendants de la perception des marchés aujourd’hui.
“On peut le dire: la situation financière notamment de la Région bruxelloise est particulièrement préoccupante.”
Vous ne craignez pas que le déclencheur dans les marchés puisse venir de la situation de certaines entités fédérées, dont les finances publiques sont particulièrement fragiles ?
Si une réaction du marché doit venir, je préfère tôt que tard, quand le problème peut encore être résolu. Pour moi, la pire des choses qui puisse arriver, serait que les marchés s’endorment. Je préfère donc des marchés attentifs et donnant les bons signaux. Effectivement, je crois qu’on peut le dire, la situation financière, notamment de la Région bruxelloise, est particulièrement préoccupante. Ce n’est peut-être pas mon rôle de dire ce qu’il faudrait faire. Mais ce n’est pas parce que c’est difficile que nous devons penser que c’est impossible. D’accord, c’est difficile. Mais à un moment donné, les politiques doivent faire des choix. Et s’ils ne les font pas, les marchés les forceront à les faire.
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