Pierre Wunsch: attention au populisme économique


Les entraves administratives et l’écart entre un discours “vert” et la réalité industrielle alimentent le feu populiste, avertit le gouverneur de la Banque nationale.
En présentant le rapport économique de la Banque nationale de Belgique (BNB) la semaine dernière, le gouverneur de l’institution, Pierre Wunsch, a attiré l’attention sur le fait que certaines décisions ou directions économiques pouvaient alimenter le feu populiste. Il a notamment abordé deux points : la complexité administrative et la politique industrielle.
Les charges administratives, tout d’abord.
“Notre économie, même si elle est assez ouverte, souffre d’un manque de flexibilité et de dynamisme, constate le gouverneur de la BNB. On peut essayer de l’aborder en regardant le pays comme une entreprise, en observant la création et la destruction d’entreprises. Les chiffres de création et de destruction sont en dessous de la moyenne européenne. Mais un autre indicateur, sur l’environnement réglementaire, dépasse lui la moyenne des pays de l’OCDE. Nous avons plus de charges administratives, ce qui crée entre autres des problèmes concernant les permis. Si vous voulez construire quelque chose en Belgique – et c’est certainement aussi le cas aux Pays-Bas – cela devient de plus en plus compliqué.”
“L’économie souffre de trop de règles. Je pense que cela peut, çà et là, alimenter le populisme.”
Pierre Wunsch pointe le doigt notamment vers la saga Ineos, à Anvers, où le géant chimique veut construire un nouveau craqueur d’éthane, mais a vu son permis approuvé, puis cassé, puis réapprouvé. “C’est vraiment une maladie et un risque pour la démocratie, avertit Pierre Wunsch. L’économie souffre de trop de règles. Chaque règle prise séparément semble avoir du sens, mais quand on regarde l’ensemble, cela devient parfois impossible à gérer. Si je peux me permettre de philosopher, je pense que cela peut aussi, çà et là, alimenter le populisme.”
La tentation du pouvoir fort
Pourquoi ? Parce que le message populiste invite, entre autres, à ne pas respecter l’État de droit. C’est le cas par exemple de la théorie du deep state brandie par Donald Trump qui estime que l’appareil d’État américain, cet “État profond”, entrave son action et l’empêche de gouverner. “Et des citoyens qui ne sont pas nécessairement en phase avec les idées extrémistes et populistes sont tentés par ce discours”, explique Pierre Wunsch.
Et qui poursuit : “Cette sympathie pour cette attitude (contre l’État, ndlr) reflète le fait que ceux qui veulent entreprendre, ceux qui veulent simplement réaliser des choses dans des démocraties, souvent, n’y arrivent plus ou n’y arrivent que très difficilement. Si nous ne parvenons pas à créer un environnement dans lequel les entreprises et les agents économiques peuvent opérer sans avoir l’impression qu’ils sont systématiquement freinés par des règles très lourdes et souvent même contradictoires, cela peut conduire à la fascination pour un exécutif fort, qui ne respecte pas Montesquieu ni l’équilibre des pouvoirs entre le législatif, le juridique et l’exécutif.”
Aussi, Pierre Wunsch applaudit le rapport Draghi qui souligne le besoin d’en finir avec l’explosion réglementaire européenne. “Je crois que le rapport Draghi a vraiment changé la nature de la discussion au niveau européen sur les charges administratives, confie-t-il. Il a ouvert une discussion sur quelque chose dont on parlait ici et là, mais le sujet est désormais politiquement correct.”
Le gouverneur de la BNB est en revanche plus circonspect sur certains autres points du rapport et sur sa réception. Le document fait un constat partagé par tous : l’Europe est économiquement moins dynamique que les États-Unis.
Mais ensuite, poursuit Pierre Wunsch, “nous devons nous demander jusqu’où cet écart reflète ou non des choix politiques fondamentaux. Parce que nous avons parfois l’impression que Mario Draghi a fait son rapport, que son constat est évident, et qu’il ne s’agit plus maintenant que d’adapter deux ou trois choses et nous allons ensuite fonctionner comme les Américains. Je suis personnellement d’avis que ce manque de dynamisme et de croissance en Europe est le reflet de toute une série de réalités sur le terrain, au niveau des marchés des capitaux et du travail, au niveau culturel (l’attitude par rapport au succès), au niveau réglementaire, au niveau fiscal, qui fait que fondamentalement, nous avons fait des choix différents des Américains, affirme-t-il. Nous sommes portés vers le contrôle, la prévisibilité. Nous n’aimons pas la disruption”.
Pour copier les États-Unis et répliquer leurs performances économiques, l’Europe devrait probablement changer de modèle économique et social, souligne le gouverneur de la BNB. “Et je ne suis pas du tout sûr qu’il y ait une volonté politique de le faire, notamment parce que si on regarde le marché du travail, le sens de l’urgence n’existe peut-être pas vraiment. Là où les États-Unis, clairement, se distinguent de l’Europe, c’est dans le secteur digital. Le modèle californien, c’est ’move fast and break things’ : les Steve Jobs, les Musk, les patrons de Nvidia ont ce type de fonctionnement. C’est très peu européen. Et je crois que si le constat du rapport Draghi est partagé, on doit aller une étape plus loin et se poser vraiment la question : est-ce qu’on peut mettre en œuvre ce rapport sans revenir sur les choix plus fondamentaux ?”
Le dossier des industries intensives en énergie
Pierre Wunsch donne aussi un petit coup de canif dans la partie du rapport Draghi qui soutient les orientations stratégiques du Pacte vert européen. L’idée du pacte est que la transition bas carbone représente une chance unique de s’affranchir de la dépendance aux énergies fossiles et que cet affranchissement devrait soutenir la compétitivité future de l’industrie en Europe.
Mais pour Pierre Wunsch, il y a un décalage entre ce discours et la réalité sur le terrain industriel. C’est particulièrement criant quand on se penche sur le futur des industries intensives en énergie. Le rapport de la Banque nationale comporte en effet un chapitre plus spécialement dédié à ces entreprises. On parle ici essentiellement de celles qui sont actives dans la chimie (comme la production d’ammoniac ou d’engrais), la sidérurgie, les produits minéraux non métalliques (comme le ciment), le papier et le bois.
Mais évidemment, un secteur n’est pas l’autre. Si la chimie utilise essentiellement du pétrole et du gaz, si la sidérurgie utilise essentiellement de l’électricité et du gaz, le secteur du bois et celui du papier, en revanche, utilisent intensivement les énergies renouvelables. Ces cinq secteurs, qui sont situés aux trois quarts en Flandre, représentent 75% de la consommation énergétique de l’industrie du pays. Ils réalisent 4% de la valeur ajoutée de l’économie belge et pèsent 2% de l’emploi. Des statistiques en déclin depuis des années. Par rapport aux pays voisins, ce quintet sectoriel consomme beaucoup d’énergie : ces 30 dernières années, note la Banque nationale, l’intensité énergétique de ces entreprises n’a diminué que de 9%, alors qu’elle a baissé de 36% en France, de 34% aux Pays-Bas et de 11% en Allemagne.
Ces entreprises intensives en énergie, dont la facture énergétique représente 5 à 15% de leurs coûts totaux, doivent relever deux défis. Primo, elles sont donc particulièrement sensibles aux fluctuations des prix de l’énergie. Mais elles doivent aussi investir beaucoup pour décarboner leur activité, puisque c’est la direction prise par l’Europe.

L’électricité contre le gaz
Alors, face aux concurrents américains ou asiatiques, peut-on sauver ces secteurs menacés ? “La réponse aujourd’hui est de dire : regardez, les énergies renouvelables sont compétitives et donc en accélérant la transition, on va rapidement pouvoir permettre aux Européens de faire face à des prix de l’énergie qui baissent”, note Pierre Wunsch.
Mais le problème est que ce discours ne reflète pas la réalité. Non, la transition énergétique ne va pas résoudre le problème de compétitivité de l’industrie. “Le message aux États-Unis, c’est ’drill, baby, drill’ (fore, bébé, fore, ndlr), alors que nous maintenons en Europe notre objectif en matière climatique, poursuit Pierre Wunsch. Bien au-delà du niveau des prix de l’énergie aujourd’hui, il faut se projeter dans l’avenir. En Europe, l’industrie va devoir se décarboner, alors qu’il est maintenant clair qu’aux États-Unis, en tout cas dans les années qui viennent, ces industries vont pouvoir continuer à opérer avec du gaz très bon marché.”
Quand on dit bon marché, c’est un prix du gaz, aux États-Unis, qui oscille entre 10 et 15 euros le MWh, contre plus de 50 euros chez nous aujourd’hui.
En Europe, on table toutefois sur une montée en puissance de l’électricité verte. “C’est vrai que l’électricité renouvelable est compétitive. Cependant, il ne faut pas confondre électricité bon marché et énergie bon marché, dit-il.
L’électricité est une source d’énergie chère par rapport au pétrole et certainement par rapport au gaz. On peut espérer peut-être avoir à terme, au bout de la transition, un prix d’un système électrique décarboné autour de 70 ou 80 euros du MWh (on est aujourd’hui à 140, ndlr). Cela reste beaucoup plus cher que du gaz russe à 20 euros et du gaz américain à 10 ou 15 euros.”

Faire le lit du populisme
Dans cette configuration, les entreprises européennes qui utilisent des processus intensifs en énergie font face à un déficit compétitif très important. Et cela va durer. “Il va y avoir ces prochaines années (2026, 2027, ndlr) de grosses capacités de LNG qui vont arriver sur le marché. Nous pourrions revenir durablement à des prix du gaz, certes non comparables aux prix russes à 20 euros, mais qui devraient peut-être tourner autour de 30 euros. L’industrie européenne est plus efficace en utilisation de l’énergie parce qu’elle a dû se développer avec une énergie plus chère. Si nous parvenions à revenir à des prix du gaz à 30 euros, plutôt que les 50 euros que nous connaissons aujourd’hui, cela donnerait un certain espace aux entreprises européennes pour respirer.”
“L’industrie européenne est plus efficace en utilisation de l’énergie parce qu’elle a dû se développer avec une énergie plus chère.”
Le problème, cependant, est que la politique européenne du net zéro ne va pas dans cette direction. “Ce n’est pas cela que nous voulons faire en Europe, constate Pierre Wunsch. Si nous voulons respecter nos engagements climatiques, il faudra utiliser de l’hydrogène vert ou bleu, de l’électricité verte, ou du gaz avec capture carbone (ce qui rajoute dans le meilleur des cas 20 euros par MWh). Cela signifie que structurellement, le niveau de coût en Europe par rapport à la situation américaine sera entre cinq et dix fois plus élevé.”
Alors oui, certains pays européens cherchent à compenser ce désavantage en soutenant leurs industries. En Allemagne, elles bénéficient d’un prix de l’électricité réduit d’un tiers ; en France, ces industries peuvent acheter un certain volume d’électricité à un prix régulé inférieur de 20% à celui payé par les entreprises industrielles des pays voisins. “Mais ce soutien se fait aujourd’hui de manière chaotique. Et c’est une négociation permanente où les grandes firmes intensives en énergie vont à la pêche aux subsides et aux autres formes d’aide.”
Pierre Wunsch conclut : “Je crois donc que nous allons devoir, d’une manière ou d’une autre, réorganiser le débat. Certains vous diront – ce n’est pas un plaidoyer que je fais – que l’Europe a fait un choix : nous aurons structurellement un coût de l’énergie qui, dans les années qui viennent, sera plus élevé qu’aux États-Unis et en Chine. Et donc, l’industrie lourde va partir et il faut assumer ce choix. Mais n’allons pas dire aux gens que nous sommes face à une grande opportunité, que les prix de l’énergie vont baisser dans les années qui viennent en accélérant la transition. Si demain, nous assistons à des fermetures de sites en Allemagne et ailleurs en Europe, nous aurons un décalage entre le discours et la réalité. Et ce décalage posera problème et fera le lit du populisme.”
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