Mathias Dewatripont, économiste: “Le meilleur plan de relance, c’est combattre le virus”
Ce ne sont pas les mesures gouvernementales qui pèsent sur l’économie. C’est avant tout la circulation du virus et la méfiance qu’il suscite.
Mathias Dewatripont est l’un de nos grands économistes. Cet ancien professeur au MIT à Boston a été vice-gouverneur de la Banque nationale et est aujourd’hui professeur à l’ULB. Il codirige également I3h, un centre de recherche dans le domaine de la santé, et il a fait partie du GEES, le groupe composé d’une dizaine d’experts qui, entre avril et fin août, a travaillé sur les stratégies de sortie de crise.
Trends-Tendances. L’épidémie connaît une deuxième vague. Quelles leçons pouvons-nous retirer de la première ?
Mathias Dewatripont. Le lockdown décidé en mars était nécessaire : nous avons eu un excès de mortalité de 8.500 à 9.000 décès. Nous avons sorti le bazooka : l’activité économique a été à l’arrêt, tout a été basculé en télétravail, ce qui n’a pas toujours été simple. Mais nous pouvons aujourd’hui faire mieux qu’en mars : nous avons davantage de masques, de tests, et les personnes à risque se protègent mieux. Enfin, des progrès ont été accomplis pour soigner la maladie, avec 20 à 30% de mortalité en moins. Nous pouvons donc opérer une analyse coûts-bénéfices plus fine. Nous pouvons maintenir l’activité économique en ayant un recours maximal au télétravail, en maintenant les crèches et l’enseignement obligatoire ouverts, et en faisant de l’enseignement supérieur à distance.
Que répondre à ceux qui disent qu’un renforcement des mesures de confinement tuera l’économie ?
Le meilleur plan de relance consiste à combattre le virus. Aujourd’hui, celui-ci circule 100 fois plus qu’en juin. Je suis bien conscient qu’un lockdown constitue un choc très grave. Mais prenez les hôtels bruxellois. Ils ont été complètement fermés en mars et avril. Ils ont ensuite pu rouvrir mais pourtant, encore aujourd’hui, une bonne partie d’entre eux restent fermés et ceux qui sont ouverts ne tournent qu’à 20% de leur capacité car les touristes étrangers ne sont toujours pas revenus à Bruxelles. C’est la circulation du virus et la méfiance qui sont néfastes à l’économie. Une des choses que nous avons apprises est qu’il ne faut pas rouvrir trop tôt, sinon le virus reprend, les gens prennent peur et finalement la situation est pire.
Pourquoi la Belgique s’en sort-elle si mal dans les comparaisons internationales ?
La Belgique est un pays ouvert avec une densité de population élevée. Un certain nombre de gens était allés en Italie pour les sports d’hiver. Nous avons raté la gestion des maisons de repos. Et si nous nous trouvons à nouveau dans les pays qui performent le moins lors de cette deuxième vague, c’est en partie en raison de la fatigue qui s’est manifestée au mois d’août par rapport aux mesures. Un mauvais moment : les gens revenaient de vacances, les écoles commençaient à rouvrir, etc. Et puis, on a mis en place un nouveau Celeval dans lequel certains, comme Lieven Annemans (professeur d’économie de la santé à l’UGent, Ndlr), ont plaidé pour des mesures plus souples. Les experts des groupes précédents ont pour la plupart été mis sur le côté, et il y avait parmi eux des gens remarquables. Et le conseil qui s’est tenu en septembre a pris de mauvaises décisions. Heureusement, nous avons un nouveau ministre de la Santé qui comprend mieux la situation, mais nous avons perdu au moins 15 jours.
Quelles mesures devrions-nous prendre ?
Le principe de base de l’épidémiologie est simple : il s’agit de diminuer le nombre de contacts dans la société. On doit ensuite trouver le meilleur équilibre entre le risque et l’importance socioéconomique et psychologique des secteurs d’activité. Pour moi, ce qui est important, ce sont les entreprises, les commerces, le monde du travail en général, les crèches et l’enseignement obligatoire. Il n’y a pas de raison non plus que le monde de la culture soit complètement fermé. Nous devrions pouvoir trouver des solutions créatives qui permettent de maintenir un maximum d’activités tout en garantissant la sécurité des personnes. Et puis, une des meilleures mesures est d’encourager le port du masque. Le nombre de contacts permis (la bulle sociale) est aussi une bonne idée car bouger ce paramètre est beaucoup moins coûteux que de décider d’ouvrir puis de refermer une entreprise ou une école… Et il faut communiquer davantage. Les gens doivent comprendre que le port du masque permet d’éviter d’autres mesures.
Le danger n’est-il pas aussi d’être ostracisé par les pays voisins ?
La Belgique n’est pas une île. Et je suis étonné que l’on n’avertisse pas plus sur le danger qu’il y a d’avoir une telle circulation du virus à Bruxelles. C’est dangereux pour l’économie bruxelloise, pour Zaventem et même pour le statut de la Région comme capitale de l’Europe. Angela Merkel a refusé d’effectuer à Bruxelles les rencontres décidées lors de la présidence allemande.
Combien de temps peut-on soutenir les secteurs les plus sinistrés ?
Cette crise a montré que nous avons besoin de l’Etat et il est bien d’avoir pu protéger les travailleurs qui perdaient leur travail et les entreprises. Le chômage temporaire a montré son efficacité, mais c’est un système temporaire. Or, ce choc l’est-il ? La réponse n’est pas simple. Le virus est coriace et il existe une grande incertitude sur les traitements et les vaccins. Je crois qu’il est important d’indemniser les victimes de la crise mais je suis d’accord avec l’idée scandinave qu’il faut aider les individus plutôt que les jobs. Le secteur du tourisme bruxellois est fort impacté, mais jusqu’où faudra-t-il l’accompagner ? Car la baisse du tourisme est aussi due à des phénomènes plus structurels comme la réduction du tourisme d’affaires au profit de réunions par Skype ou par Zoom. Il faudra penser à des reconversions.
Finalement, le pays sera-t-il en mesure de supporter le coût de tout cela ?
En 2021, avec le redressement du PIB, la dette publique devrait tourner autour de 120%. C’est jouable. Mais nous devrons mettre de l’ordre une fois que le virus aura disparu. Et il est important – le gouverneur de la Banque nationale l’a dit – de modifier la structure de la dépense publique afin de réaliser davantage d’investissements. Mais pour savoir si une économie vit au-dessus de ses moyens, il faut regarder la balance courante plutôt que le déficit public. Et notre balance courante n’est que légèrement négative, moins de 2% du PIB. Certes, l’Etat s’endette massivement. Mais cette crise est aussi inégalitaire. Beaucoup de gens sont riches, ont gardé leur salaire et n’arrivent plus à consommer de la même manière, et c’est leurs enfants qui, un jour, vont profiter de cette épargne forcée. Aussi, lorsque l’on dit que l’endettement que nous créons aujourd’hui met en péril les générations futures, il faut nuancer. Que l’on taxe une partie de cette épargne forcée ne me choquerait pas.
Quel conseil donner à une entreprise en ces temps troublés ?
Etant donné que le télétravail est sans doute là pour un certain temps, j’investirais dans le développement de pratiques qui rendent le télétravail motivant. Je multiplierais, par exemple, les sessions en petits groupes, afin de faire sentir à chacun qu’il n’est pas isolé, même s’il reste chez lui.
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