Lutte contre la fraude fiscale: la Belgique ne rémunérera pas la dénonciation

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Le fisc belge pourrait-il payer pour des documents volés, à l’instar du fisc allemand ou français ? Il en avait été question fin 2016, mais le gouvernement y a finalement renoncé cet été. Par éthique ? Certainement pas : quand ce sont les autres qui paient pour nous, il n’y a aucun problème !

L’affaire KB Lux, cette gigantesque fraude fiscale présumée, a durablement semé le doute à propos de l’usage que la justice pouvait faire de documents à l’origine douteuse. De fait, le tribunal correctionnel de Bruxelles avait considéré, en décembre 2009, que les 2.995 relevés de comptes de clients belges à la KB Lux étaient parvenus de manière hautement contestable dans les mains de la justice. Après appel, le jugement fut confirmé en décembre 2010. Epilogue le 31 mai 2011, quand la Cour de cassation rejeta le pourvoi introduit par le parquet général et le ministère des Finances.

Par contre, en décembre 2014, le tribunal de première instance d’Anvers décidait que le fisc pouvait employer les données bancaires volées des Belges ayant un compte chez HSBC en Suisse. Le dossier comportait les coordonnées bancaires de 2.450 Belges clients de la banque à Genève, que les autorités françaises avaient transmises à l’inspection fiscale le 7 juillet 2010. On serait donc passé du refus catégorique de l’origine douteuse à l’acceptation pure et simple du vol avéré ? Le décor juridique a-t-il changé à ce point en cinq ans à peine ? En réalité, l’explication est ailleurs. Car une origine que l’on peut qualifier de douteuse n’est, de longue date déjà, absolument pas rédhibitoire.

Volés ? Pas de souci !

Le fiasco de l’affaire KB Lux n’a pas vraiment pour origine le fait que les relevés de compte avaient été volés, rectifie en substance Manoël Dekeyser, avocat au cabinet Dekeyser et Associés. Sur le plan fiscal, les documents manquaient de précision : l’identification des personnes n’était pas toujours claire. Surtout, sur le plan pénal, c’est la fausse perquisition réalisée par le juge d’instruction chez l’indicateur ayant fourni les données qui a entraîné la décision du tribunal. Cette manoeuvre, visant en quelque sorte à ” blanchir ” des documents volés, constituait dès lors un faux. Beaucoup plus ” contestable “, et le mot est faible, que l’origine première des documents.

L’utilisation de preuves obtenues illégalement reste conditionnée au respect de certaines règles.

Dès l’automne 2003, la Cour de cassation avait en effet balisé la route. Même obtenue illégalement, une preuve ne doit pas nécessairement être rejetée, mais elle doit faire l’objet d’un examen pragmatique. Cet arrêt du 14 octobre 2003, connu sous le nom d’arrêt Antigone, fut plusieurs fois confirmé et complété, débouchant finalement sur la loi du 24 octobre 2013. La décision du tribunal d’Anvers à propos de l’affaire HSBC n’est dès lors guère surprenante. Les données remises au fisc belge par les autorités françaises provenaient d’un informaticien travaillant dans la banque suisse et les ayant subtilisées. Son nom est devenu célèbre : Hervé Falciani, condamné (par défaut) à cinq ans de prison en Suisse, pour espionnage économique.

Hervé Falciani, condamné à cinq ans de prison en Suisse, avait subtilisé les données de 130.000 clients de HSBC, suspectés d'évasion fiscale. Des données qui ont été utilisées par le fisc belge.
Hervé Falciani, condamné à cinq ans de prison en Suisse, avait subtilisé les données de 130.000 clients de HSBC, suspectés d’évasion fiscale. Des données qui ont été utilisées par le fisc belge.© Reuters

Le pénal… et le fiscal

” L’arrêt Antigone marque un changement de paradigme “, observe Denis-Emmanuel Philippe, professeur à l’ULg et avocat au cabinet Bloom Law. Depuis 1923 en effet, la jurisprudence se basait sur un arrêt de cette même Cour de cassation stipulant qu’une preuve obtenue de manière irrégulière ne pouvait pas être utilisée. L’arrêt de 2003 et les suivants visaient toutefois le pénal, souligne l’avocat, la situation demeurant plus floue sur le plan fiscal. On comprend dès lors certains malentendus, tout comme les nombreux recours introduits par des avocats défendant des contribuables condamnés pour fraude fiscale.

” Ce n’est que le 22 mai 2015 qu’un nouvel arrêt de la Cour de cassation consacre l’admissibilité, sous certaines réserves, de preuves obtenues de manière irrégulière dans un procès fiscal “, reprend Denis-Emmanuel Philippe. La Cour précisait dans cet arrêt ” qu’il n’existe pas dans la législation fiscale d’interdiction générale d’user de preuves obtenues illégalement “. Voilà qui est assez clair !

Pénal et fiscal sont cette fois sur le même pied ? Pas tout à fait : alors que les arrêts de la Cour de cassation en matière pénale furent confirmés par la loi en 2013, il n’en va toujours pas de même des arrêts concernant le fiscal, précise l’avocat du cabinet Bloom Law. En dépit d’une proposition de loi déposée par le CD&V en janvier 2016, jusqu’ici restée sans suite.

Trois cas fameux

Ni la justice ni le fisc ne peuvent pour autant faire n’importe quoi. L’utilisation de preuves obtenues illégalement reste en effet conditionnée au respect de certaines règles. Ainsi, l’obtention de ces documents ne peut (trop grossièrement) violer les principes de bonne administration, ni porter atteinte au droit à un procès équitable. Pas question, par exemple, qu’un agent du fisc aille lui-même les voler de nuit. Pas question non plus, lors du contrôle d’une institution bancaire, de saisir des documents pouvant permettre un redressement dans le chef de clients de cette banque. Quelques cas ayant fait date permettent de mieux cerner le changement de paradigme évoqué plus haut.

Le fameux arrêté du 22 mai 2015 d’abord. Il concernait le recours introduit par une entreprise ayant frauduleusement éludé la TVA par le biais d’une exportation fictive au Portugal. Motif : c’est l’ISI qui avait sollicité les documents probants de Lisbonne et non la cellule compétente pour demander les informations de l’étranger. Cette irrégularité avait un ” caractère purement formel ” n’ayant lésé aucun intérêt dans le chef de l’assujetti, a estimé la Cour de cassation.

Affaire célébrissime en Flandre, qui a trouvé son épilogue en février 2017 : celle des frères Dejager, dirigeants d’une entreprise textile. C’est un document reçu de la justice allemande concernant des données volées à la banque du Liechtenstein LGT qui mit la justice belge sur la piste des nombreuses dissimulations opérées par la famille, avec des circuits passant notamment par Hong Kong et le Liberia. Les Dejager avaient entamé une opération de régularisation de leur argent noir, mais très partielle. Le verdict, alourdi en appel, fut en partie infirmé par la Cour de cassation. Celle-ci confirma par contre que la justice pouvait utiliser des données volées, d’autant qu’elles ne constituaient pas des preuves, mais de simples données utilisées pour orienter l’enquête pénale, explique Denis-Emmanuel Philippe.

Son confrère Manoël Dekeyser avance de son côté un intéressant jugement de la Cour européenne des droits de l’homme, saisie par un citoyen allemand. Elle estime, en résumé, que si la loi d’un Etat est suffisamment précise et donne ainsi une visibilité suffisante quant à ses conséquences, le citoyen ne pourra ensuite pas se plaindre au sujet de ces conséquences. Une conclusion de portée très générale dont on n’a jusqu’ici pas d’exemple au niveau belge, souligne l’avocat.

Dans l’intérêt (financier) de la nation

Peter Dedecker, député N-VA:
Peter Dedecker, député N-VA: “Il est permis de se demander si les pouvoirs publics doivent payer pour des informations qui ont peut-être été volées.”© Reuters

En un mot comme en 100, l’acceptation de preuves illégales est, en quelques années, devenue la règle. Pourquoi ? La première raison, c’est que payer pour des documents volés et autres informations privilégiées s’avère fort rentable. Un exemple : aussi considérable soit-elle, la rétribution de l’informateur Birkenfeld (lire l’encadré ” Les 104 millions de Birkenfeld “) par le fisc américain ne représentait que 13 % des 780 millions versés par la banque UBS au titre d’amende. Cette affaire fut par ailleurs l’occasion de lancer une immense opération de repentance auprès des contribuables fraudeurs. En six ans, 43.000 Américains firent acte de contrition en versant quelque 6 milliards au titre de taxes et pénalités.

Autre cas exemplaire : le Land de Rhénanie du Nord-Westphalie a, entre 2010 et 2016, acheté pas moins de 11 CD et clés USB contenant des données bancaires volées, pour 18 millions d’euros. Produit des redressements fiscaux et amendes engendrés par ces documents : 6 milliards, à en croire les autorités !

L’acceptation de preuves illégales est, en quelques années, devenue la règle.

Très tentant donc, au point que la France vient de franchir le pas. La loi de finances 2017 prévoyait cette possibilité et un décret du 21 avril dernier la met en application. A titre expérimental, pour deux ans, et seulement dans le cadre d’une fraude internationale. ” La sophistication de la fraude fiscale dans sa dimension internationale nécessite de permettre à l’administration fiscale de pouvoir recueillir de telles informations lorsque la personne subordonne leur communication au versement d’une indemnisation “, explique le décret. Autrement dit, on ne peut raisonnablement espérer mettre cette fraude au jour par des voies strictement légales. C’est la seconde raison, qui fait évidemment débat parmi les juristes.

On protège, mais on ne paie pas !

La Belgique allait-elle suivre ? Le député Georges Gilkinet (Ecolo) a posé la question au ministre des Finances en novembre 2016, en termes circonstanciés. Réponse de Johan Van Overtveldt (N-VA), en résumé : ” L’administration fiscale belge ne peut aujourd’hui acheter des données bancaires étrangères (il n’a pas évoqué les belges, Ndlr). Afin que le gouvernement puisse en décider, un groupe de travail créé par l’Inspection spéciale des impôts (ISI) étudiera la question “. On n’en entend guère parler quand, le 14 juin, apparaît un projet de loi relatif à la surveillance du secteur financier. Il évoque notamment la protection des lanceurs d’alerte et l’article 69 bis, paragraphe 4, prévoit que ” le Roi peut, sur avis de l’Autorité des services et marchés financiers (FSMA), prévoir l’octroi d’incitations financières aux informateurs “.

Surprise le 3 juillet, lors de la discussion : le député N-VA Peter Dedecker présente un amendement qui supprime cette possibilité. Etonnement de Georges Gilkinet et contre-offensive d’Ahmed Laaouej (PS), autre député observateur attentif de la lutte contre la fraude fiscale. Il dépose un amendement pour réintroduire le paragraphe 4, mais en vain. La justification donnée par le député N-VA surprend par sa formulation un brin timorée : ” Il est permis de se demander si les pouvoirs publics doivent payer pour des informations qui ont peut-être été volées “. Elle étonne surtout au vu de tout ce qui a été exposé plus haut en matière d’acceptation des preuves volées… et payées par des Etats voisins. Au point que cette volte-face semble moins éthique qu’avaricieuse ! Mais sans doute est-ce là une fausse piste…

La dénonciation “qui tam” : depuis 1318 !

Le False Claims Act américain, évoqué par ailleurs, remonte à 1863. En pleine guerre de Sécession, le gouvernement américain était confronté à d’importantes fraudes de la part de ses fournisseurs. Pour faire face, il décida que tout citoyen en ayant connaissance pouvait les dénoncer de son propre chef et en être récompensé.

Ce citoyen est censé agir au nom de l’Etat lui-même, en vertu du principe résumé par les mots qui tam. Cette locution est extraite d’un principe de droit très ancien, exprimé en latin… et qui fait référence au roi. Elle vient en effet d’Angleterre : ce qu’on appelle aujourd’hui lewhistleblowingremonterait à 1318, quand le roi Edward II promit un tiers de la valeur de la marchandise saisie à quiconque dénoncerait un fonctionnaire s’adonnant au commerce du vin. En matière de dénonciation récompensée, une étude du Congrès américain évoque même un texte daté de 695, promulgué par un souverain local dans le Kent. En réalité, le principe de la délation rétribuée remonte largement à l’Antiquité : le législateur Solon l’avait instituée à Athènes au 6e siècle avant notre ère.

Les 104 millions de Birkenfeld

Quand on évoque la vente d’informations au fisc contre récompense, un nom s’impose : Bradley Birkenfeld. Il restera célèbre pour avoir, en 2009, dénoncé au fisc américain les pratiques de son employeur, la banque suisse UBS, qui favorisait l’évasion fiscale auprès de ses clients. UBS payera une amende de 780 millions de dollars, tandis que le whistleblower (lanceur d’alerte rétribué) en touchera 104 millions en septembre 2012. Compte tenu des impôts et des commissions versées aux avocats l’ayant secondé, il lui en resta environ 45 millions, estime un spécialiste de la question. Soit un peu moins de 1,5 million… par mois de prison. Ayant été complice de l’évasion dénoncée, Bradley Birkenfeld avait en effet été condamné à 40 mois de prison ferme ; libéré fin juillet 2012, il en fit donc 31. Il ne s’était pas mis à table spontanément, mais après avoir été arrêté en revenant de Suisse.

Le Whistleblower Office de l’Internal Revenue Service, soit le bureau de dénonciation du fisc américain, serait-il donc la poule aux oeufs d’or pour tout citoyen détenteur d’une information privilégiée ? Oui et non. D’abord, le pactole perçu par Bradley Birkenfeld est très exceptionnel. L’an dernier, pas moins de 418 personnes ont perçu une récompense de l’IRS, pour un total de 61,4 millions, soit un peu moins de 147.000 dollars “seulement” en moyenne. Avec les 103,5 millions distribués à 99 bénéficiaires en 2015, la moyenne dépassait par contre le million.

Ensuite, l’IRS n’est pas seul à pouvoir rétribuer des informateurs, et parfois grassement. C’est également le cas de plusieurs autres organismes, dont la Securities & Exchange Commission (SEC), qui contrôle les marchés boursiers américains. Son dernier fait d’arme notoire remonte à septembre 2016, quand elle attribua 22,5 millions de dollars (sur une amende de 80 millions) à un ancien cadre financier du groupe chimique Monsanto, pour avoir dénoncé des annonces trompeuses concernant les ventes du Roundup. En juin de la même année, la SEC avait offert 17 millions à deux anciens cadres de Deutsche Bank l’ayant mise au courant de fraudes comptables. L’un d’eux, Eric Ben-Artzi, est apparu au grand jour, car il a expliqué au Financial Times son refus de toucher sa part. La récompense la plus élevée offerte par la SEC remonte à septembre 2014 : 30 millions à un dénonciateur étranger ; rien d’autre n’a filtré sur l’affaire.

Autre piste : les whistleblowers agissant dans le cadre du False Claims Act peuvent espérer des rétributions fort élevées. Cette loi permet aux citoyens de dénoncer des malversations commises au détriment de l’Etat. En septembre 2016, le groupe pharmaceutique Pfizer arrivait à un accord avec le département de la Justice concernant les pratiques frauduleuses de Wyeth, société rachetée en 2009. Montant de la transaction : 784,6 millions. Dont 98 millions à se partager par les deux citoyens ayant dénoncé le scandale !

Enfin, si l’IRS n’est pas nécessairement la poule aux oeufs d’or, c’est qu’il n’a pas toujours semblé très empressé de faire appel aux whistleblowers pour traquer la fraude fiscale. Alors que des efforts avaient été entrepris pour assouplir et accélérer les procédures, les effectifs du Whistleblower Office sont, l’an dernier, tombés de 61 à 37 personnes ! Le sénateur républicain Grassley s’est ému de la situation en termes virulents : “La direction de l’IRS semble se lever chaque matin en cherchant comment saboter le programme de whistleblowing, aussi bien en justice qu’au niveau des récompenses”. Par orgueil, pour ne pas faire de l’ombre à ses propres services, ou par manque de volonté de traquer la fraude ? Il n’y a pas qu’en Belgique qu’on se pose certaines questions…

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