L’IA va-t-elle bousculer l’histoire ? “Nous vivons notre moment Weimar”

Fons Van Dyck
Dirk Vandenberghe Journaliste freelance

Une guerre en Europe entraînant une crise énergétique, une crise climatique, des inquiétudes concernant les migrations, le vieillissement de la population, le déclin de l’éducation et une démocratie chancelante. À cela s’ajoutent les incertitudes liées à l’intelligence artificielle. Le politologue et spécialiste de la communication Fons Van Dyck ne dresse pas un tableau réjouissant de la situation actuelle. Et pourtant, il est plein d’espoir. “Même dans les moments de crise, des choses fantastiques peuvent se produire, simplement parce que nous sommes mis au défi”, affirme-t-il.

Selon Fons Van Dyck, nos actions en tant qu’individu, mais aussi en tant que société, est déterminé par un champ de forces en mouvement perpétuel. Il serait composé de quatre pôles distincts – explorer, connecter, conquérir et défendre – présents en chacun de nous et dans chaque société. Ce que nous sommes en tant qu’individus, mais aussi le mode de fonctionnement des entreprises ou des sociétés, dépendraient donc de la façon dont ces forces interagissent. Un rapport de forces qui fluctue souvent au gré de vagues qui s’étalent sur plusieurs décennies. Ces vagues peuvent varier en fonction de la psychologie du moment et de l’humeur des masses, avec la conjoncture économique comme toile de fond. Parfois c’est l’exploration qui domine, parfois c’est la conquête. A d’autres moments, cela peut être la connexion ou la défense.

Et toujours selon Van Dyck, malgré quelques crises profondes au cours des dernières décennies – les attentats du 11 septembre, la crise financière de 2007-2008 ou les attaques terroristes à Madrid, Londres, Paris et Bruxelles-, il ne s’agissait là que de prémices qui annoncent la fin proche d’une période de prospérité. On est à l’orée de plusieurs décennies d’un vrai passage à vide. Du type de ceux vécus dans les années 1920 et 1930 ou dans les années 1970 et 1980. Des périodes où les forces de conquête et de défense l’ont emporté sur les forces d’exploration et de connexion. “On m’a fait remarquer que la situation s’empire avant de s’améliorer à nouveau. Je pense que c’est exact”, selon Van Dyck.

Pour étayer vos conclusions, vous avez organisé une étude qui a révélé non seulement un niveau élevé de méfiance à l’égard du gouvernement et des institutions, mais aussi un niveau élevé de méfiance entre les citoyens à titre individuel ?

FONS VAN DYCK. “En tout cas, la rupture de confiance entre les citoyens et le gouvernement, les entreprises ou les organisations n’est pas nouvelle. Mais que la confiance dans nos voisins, nos collègues, les uns envers les autres ait également atteint un niveau aussi bas, c’est nouveau. Bien que l’on en perçoit les signes depuis quelque temps. Neuf personnes sur dix pensent que les riches seront bientôt aux commandes. Ou encore : six sur dix disent qu’ils ne se sentent plus chez eux dans leur propre pays, dans leur propre ville. Les gens ont l’impression d’être devenus des concurrents les uns des autres, ils voient leur voisin ou leur collègue comme une menace. J’entends aussi de plus en plus souvent des amis dire que certains sujets sont devenus tabous lors de fêtes ou de réunions de famille, car sinon l’atmosphère est immédiatement gâchée. La voiture électrique est l’un de ces sujets qui suscitent une polarisation. Le gouvernement nous oblige à rouler à l’électricité et l’encourage fiscalement. Ainsi, de nombreuses personnes commencent à se rendre compte que ceux qui ne conduisent pas encore une voiture électrique paient pour ceux qui peuvent déjà acheter une voiture électrique. Cela accroît la méfiance à l’égard des voisins et du gouvernement”.

D’autant plus que le pire serait à venir. Nous ne serions qu’au début de plusieurs années de ce que vous appelez un “hiver mental”. Il n’est donc pas étonnant que certains réclament un leader fort.

“Beaucoup de gens ont vraiment peur de l’avenir, un tiers d’entre eux se demandent s’il est encore bon d’avoir des enfants dans ce monde. Cette aspiration à un dirigeant autoritaire est un phénomène presque logique. Les gens ont perdu confiance dans le système, non seulement dans la politique, mais aussi dans le système judiciaire, les banques, les médias et même, pour beaucoup, dans l’éducation. 37 % d’entre eux se méfient des enseignants, ce qui est énorme. Ces personnes presque désespérées cherchent alors des alternatives, et un leader aussi fort semble être une bonne idée. On le voit non seulement en politique, mais aussi dans le monde des affaires, les dirigeants autoritaires sont de plus en plus nombreux. Parfois, la transition se fait en douceur, de manière presque invisible. C’est le cas de Pieter Omtzigt aux Pays-Bas. Il affirme vouloir diriger le pays avec l’aide d’un cabinet d’experts qui se tiendrait éloigné du parlement. Un autre exemple est Emmanuel Macron qui a usurpé des pouvoirs spéciaux en France.”

On se croirait dans la Belgique des années 1980, où Wilfried Martens régnait avec les pleins pouvoirs

“En fait, à l’époque, la politique était élaborée par le Premier ministre avec l’aide des syndicats appartenant au même courant idéologique et le gouverneur de la Banque nationale. On pourrait décrire cela comme une sorte de coup d’État. Les années 80 ont été le point culminant des tensions dans la société, qui ont commencé avec les crises des années 1970. Il y a eu la fermeture des mines de charbon, des grandes aciéries, des chantiers navals et des usines textiles. Il y a eu le chômage de masse et, en plus, les attaques des tueurs du Brabant. Une violence aveugle qui n’a jamais été élucidée. Les années 70 et 80 ont été de véritables années de crise”.

Selon vous, une telle période est en train de se reproduire ?

“Ce danger existe, mais cela ne doit pas forcément finir de cette façon. Nous sommes aujourd’hui dans une période qui tient des années 1920 ou 1970 avec les années 1930 et 1980 qui arrivent. Nous vivons actuellement notre moment Weimar, comme l’Allemagne dans les années 1920. Or nous savons tous comment Weimar a fini : dans la dictature du national-socialisme. Mais mon message est donc teinté d’espoir puisque les choses peuvent aussi être différentes. Dans les années 1920 et 1930 également, il y a eu des forces contraires, des développements qui allaient à l’encontre de la crise, qui inspiraient l’espoir. Nous devrions essayer de les soutenir le plus tôt possible. Les forces d’exploration et de connexion sont sous pression, mais nous devons les renforcer.

Pour les années 1920, vous citez le Bauhaus comme un courant exploratoire et de connexion ; pour les années 1970, vous donnez l’exemple du développement de l’ordinateur personnel par des entrepreneurs californiens, qui étaient l’avant-garde technologique. Quels signes positifs voyez-vous aujourd’hui ?

“Je pense surtout à l’IA, au développement de l’intelligence artificielle. Cela suscite une résistance similaire à celle que l’on a connue lors des grands développements précédents. Les manifestations que nous avons vues des scénaristes à Hollywood me rappellent les luddites des 18 et 19e siècles, quand les tisserands ont résisté avec violence aux développements technologiques dans leurs industries. Ou encore les syndicats qui sont venus protester lors de l’ouverture de Flanders Technology à Gand au début des années 1980, parce que les robots allaient prendre le travail des ouvriers. À mon avis, l’IA aura un impact similaire dans l’industrie de la connaissance. Comme toute nouvelle technologie, elle présente des inconvénients et des dangers, mais elle ouvre aussi de nouvelles opportunités. Quoi qu’il en soit, ce sont toujours les innovations technologiques qui nous propulsent vers l’avant, qui créent l’innovation sociale. Je pense que l’IA change la donne, c’est une technologie qui peut offrir d’énormes avantages, par exemple dans le monde médical.

L’IA est le genre de phénomène qui effraie également de nombreuses personnes, ajoutant encore à la méfiance.

 “Oui, et nous devons en tenir compte. D’autant plus qu’une partie des critiques vient aussi de ceux qui l’ont développée. Ils disent : nous avons créé quelque chose que nous ne maîtrisons plus tout à fait. C’est un paradoxe difficile. Les développeurs libertaires de nouvelles technologies demandent maintenant au gouvernement une réglementation plus stricte. Pour un libertarien, c’est comme jurer à l’église. Mais nous ne devrions pas commettre l’erreur que nous avons faite avec les réseaux sociaux, cela constituerait une négligence coupable. Si l’autoréglementation des entreprises ne suffit pas, une réglementation gouvernementale sera nécessaire.

N’attendons-nous pas parfois trop de notre gouvernement ? Nous ne devons pas toujours attendre de nouvelles réglementations pour faire ce que nous pensons être juste, n’est-ce pas ? Un individu ou une entreprise peut également prendre l’initiative.

 “C’est tout à fait vrai. Vous pouvez constater que de nombreuses entreprises le font également. Il suffit de penser au développement autour de l’entreprise durable, aux objectifs de développement durable, etc. C’est une très bonne chose, et nous avions parmi nous, par exemple, les chefs d’entreprise qui ont pris l’initiative de Sign for my Future, en lançant un appel au gouvernement pour qu’il mette en place une politique climatique durable. D’un autre côté, il y a aussi des entreprises de l’industrie de l’armement ou de l’industrie pétrolière qui ne se sentent pas du tout concernées. L’ironie, ou plutôt le cynisme, c’est que ce sont précisément ces dernières entreprises qui se sont bien comportées ces dernières années et qui continueront à le faire dans les années à venir. Alors que les ESG (les Critères environnementaux, sociaux et de gouvernance) concernent les valeurs, ce en quoi vous croyez, et moins les rendements. Ce sont justement ces valeurs et ces forces qui sont mises sous pression en cas de crise économique. Le pendule penche vers la conquête et la défense.

Les années à venir promettent d’être un test décisif pour les nombreuses entreprises qui prennent au sérieux les objectifs ESG. Elles se retrouveront sciemment prises dans une réaction sociale et seront sous le feu des critiques. La question sera alors de savoir si elles s’en tiennent à leurs principes ou si elles se replient. Regardez les tensions entre Disney et Ron DeSantis, le gouverneur républicain de Floride. Regardez les protestations contre Bud Light, après qu’un influenceur transgenre a fait la publicité de cette bière et a appelé les conservateurs à ne plus acheter la marque. Ce type de conflit va se multiplier. Les entrepreneurs peuvent vraiment faire la différence dans les années à venir”.

Cela laisse présager le pire pour, par exemple, la lutte contre la crise climatique, car nous aurons perdu 20 bonnes années, ce vous appelez un “été mental”. Une période au cours de laquelle nous aurions pu faire beaucoup. D’autant plus qu’en période de crise, on aura encore moins envie de s’attaquer au problème du climat.

Le fait que nous sortions d’une période de prospérité avec une grande confiance en nos propres capacités, a créé chez de nombreuses personnes l’idée que nous allons pouvoir résoudre le problème. Ils ne nient pas qu’il y a un problème, mais ne le voient pas encore comme une vraie menace. Peut-être sommes-nous à un point de basculement à cet égard. Car quand l’homme est réellement mis à l’épreuve, il est capable de beaucoup et des mesures drastiques peuvent être prises. Regardez le Bauhaus et le développement de l’ordinateur personnel. Ils ont vu le jour dans les plus grands moments de crise. Je pense que nous devrions en tirer de l’espoir pour travailler à un avenir meilleur.

L’intelligence artificielle est présente dans la plupart des secteurs, ou presque, avec ses partisans et ses détracteurs, mais quel est son impact?

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