Les nouvelles fractures belges

Le dossier sur les émissions d’azote donne du fil à retordre au gouvernement flamand. Le 3 mars dernier, les agriculteurs du nord du pays prenaient leurs tracteurs pour manifester leur mécontentement à Bruxelles. © belga image
Olivier Mouton
Olivier Mouton Chef news

Blocages à tous les étages: au fédéral, en Flandre, à Bruxelles, en Wallonie… La faute à une fragmentation des partis. Mais aussi à de nouveaux clivages. Gérer le pays et son économie devient de plus en plus épineux.

Il y a des blocages à tous les étages de la maison Belgique. Au fédéral, en Flandre, à Bruxelles, en Wallonie ou en Communauté française: depuis le début de l’année, des discussions compliquées, pour ne pas dire existentielles, secouent les majorités du pays. Sur des sujets sensibles, les partis multiplient les bras de fer aux issues incertaines, certains pratiquant la politique de la chaise vide, au risque de paralyser toute l’action.

A l’échelon fédéral, le gouvernement d’Alexander De Croo (Open Vld) peine à accoucher d’une réforme ambitieuse sur les pensions, la fiscalité ou le marché du travail. Les projets des ministres compétents ne manquent pas, mais les oukases des partenaires freinent le processus, alors qu’il reste une année utile avant les élections de mai 2024.

En attendant, faute de mesures, le budget risque de dérailler: selon le Fonds monétaire international (FMI), la dette publique belge pourrait atteindre 120% du Produit intérieur brut (PIB) d’ici 2028. Le contrôle budgétaire de mars sera décisif. “Cela risque d’être une nouvelle année perdue, alerte l’économiste Bernard Keppenne (CBC) sur le site de Trends-Tendances. Le monde politique belge ne prend pas la pleine mesure des défis que nous devons relever, non pas dans un an, mais tout de suite.” Le constat vaut à tous les niveaux de pouvoir.

Dave Sinardet
Dave Sinardet © pg/Jean-Marc Quinet

Le blocage politique n’est pas une spécialité belge.” DAVE SINARDET (VUB)

“Pas une spécialité belge”

Un mal belge? Ce serait du pain bénit pour la N-VA dans sa volonté de pousser vers le confédéralisme. Mais dans les entités fédérées aussi, cela patine. En Région bruxelloise, PS et Ecolo paralysent l’action de l’exécutif au sujet de l’avenir d’une zone urbaine – la friche Josaphat – sur laquelle le PS veut du logement et Ecolo davantage d’espaces verts. En Fédération Wallonie-Bruxelles, MR et PS s’écharpent régulièrement sur l’évolution du paysage universitaire, pour l’instant sur la création d’un master en médecine à Mons. En Wallonie, un accord a bel et bien été obtenu pour prolonger le permis d’environnement de l’aéroport de Liège, mais dans la douleur, après de vives tensions sur la fiscalité ou sur le plan de relance.

Et en Flandre aussi, la crise est au rendez-vous. “Le blocage politique n’est pas une spécialité belge”, confirme Dave Sinardet, politologue de la VUB, dans une chronique rédigée pour DeMorgen. Il y évoque la situation guère plus brillante du gouvernement dirigé par le ministre-président Jan Jambon (pourtant un N-VA, précisément). Celui-ci a lutté des semaines pour tenter d’obtenir un accord sur un projet visant à élaborer un cadre réglementaire restrictif sur les émissions d’azote – avec risque de fermetures d’établissements à la clé, ce qui était imbuvable pour le CD&V.

Dave Sinardet ironise au sujet de cette situation flamande ressemblant à s’y méprendre à ce que la N-VA dénonce pour le fédéral. Constat: non, la Flandre ne fait pas forcément mieux ce qu’elle fait elle-même. D’ailleurs, elle dispose de leviers dans ses compétences pour mettre en œuvre des réformes en matière de fiscalité, de chômage ou d’énergie, mais elle ne les utilise pas. L’analyse du politologue de la VUB va au-delà: “Les causes des blocages que l’on constate actuellement à l’échelon fédéral et flamand, mais aussi au niveau du gouvernement bruxellois ou de celui de la Communauté française, sont très similaires. Ce qui n’est pas surprenant, vu que tous nos niveaux de pouvoir sont régis par la même culture politique, notamment celle de la particratie. Mais ces causes ne sont pas non plus aussi propres à la Belgique que notre tendance au nombrilisme le laisse souvent penser: nombre d’autres systèmes politiques sont également en proie à des phénomènes tels que la fragmentation, la radicalisation et la polarisation, avec tous les problèmes de gouvernance qui en découlent.

“La fragmentation mène au statu quo”

“Ce n’est effectivement pas propre à la Belgique, acquiesce Pascal Delwit, politologue à l’ULB. La fragmentation de plus en plus grande du paysage politique contraint à l’élaboration de coalitions contre nature – ou à tout le moins complexes – qui ont pour effet d’engendrer le statu quo. C’est ce que l’on observe, très concrètement, au cours de cette législature, à tous les niveaux de pouvoir.”

Pascal Delwit rappelle combien la construction des différents exécutifs fut douloureuse à l’issue des élections de mai 2019: “En Flandre, le président de la N-VA Bart De Wever a imaginé plusieurs formules et a mis longtemps à se décider. En Wallonie, PS et Ecolo ne souhaitaient pas gouverner avec le MR. Quant au fédéral, c’est devenu naturellement un processus long et compliqué. Cette fois, le CD&V a mis du temps à se départir de sa volonté de ne pas gouverner sans la N-VA.”

Bref, le ver était dans le fruit et la nécessité de faire appel à de nombreux partenaires (sept partis au fédéral, c’est du jamais vu!) contribue à rendre le processus de décision complexe. “Dans la dynamique des sondages actuelle, prolonge le politologue de l’ULB, tous les partis au pouvoir, à l’exception de Vooruit, sont en dessous de leurs résultats de 2019 ou peinent à les reproduire. En Flandre, le CD&V et l’Open Vld flirtent avec la barre des 10%. Cela pèse fortement sur leur action. Joachim Coens, président du CD&V, a d’ailleurs démissionné après un mauvais sondage.”

Pour les partis, “une question de survie”

Pour certaines formations, il s’agit, ni plus ni moins, d’une question de survie politique, constate Min Reuchamps, politologue à l’UCLouvain. “Il ne faut pas oublier qu’il y a désormais partout un seuil électoral à 5%. Certains partis, dont la N-VA, en ont déjà fait les frais par le passé. En Région bruxelloise, la crainte est d’autant plus grande que l’on peut atteindre plus rapidement ce fameux seuil.”

Pour les partis, à un an des élections, l’urgence est au positionnement. “C’est le moment ou jamais de bloquer l’un ou l’autre dossier sans que ce ne soit impossible par la suite de le débloquer, prolonge Min Reuchamps. En d’autres termes, c’est une façon d’imposer son point de vue mais en sachant que cela ne risque pas de tout bloquer, qu’une issue peut encore être trouvée dans le cadre d’un accord plus large. C’est une stratégie pure, induite par la compétitivité électorale. Avec la difficulté, pour les partis qui se trouvent dans des gouvernements, de se distinguer vis-à-vis des autres formations de la majorité, mais aussi de l’opposition. Cela se joue toujours sur le fil…”

Exister, sans nuire au collectif: voilà la quadrature du cercle. “Un parti comme le MR a régulièrement un pied dans la majorité, un pied en dehors, souligne Pascal Delwit. C’est typique du principe de ‘participopposition’, une notion qui avait été inventée par un secrétaire fédéral Ecolo, Jacques Bauduin, au début des années 2000.”

Cette réalité d’une communication politique disproportionnée par rapport aux résultats obtenus est désormais la norme. “Certains, en privé, me disent être conscients de ce grand écart, mais ils ne peuvent pas faire autrement si les autres agissent en ce sens”, remarque Pascal Delwit. “Les chamailleries étaient peut-être même plus fortes au milieu de la législature, estime Min Reuchamps. La particratie et le rôle des présidents jouent un rôle important dans cette évolution: en marge des majorités, ils mettent la pression, doivent valider les accords, quand ce ne sont pas les fédérations de partis qui imaginent les sorties de crise, comme en Région bruxelloise.”

Les nouveaux clivages belges

Lorsque l’on évoque avec lui la plus grande polarisation des positions, Min Reuchamps élargit le propos: “En Belgique, c’est moins une polarisation à laquelle on assiste, comme ce peut être le cas aux Etats-Unis entre démocrates et républicains, qu’une individualisation plus grande des positionnements. On pourrait parler de ‘multi-polarisation’. Avant, les positionnements étaient relativement clairs sur trois grands axes: gauche-droite, laïcs-confessionnels, Flamands-francophones. Le paysage politique est désormais traversé par de nombreux autres clivages.

Les sujets sensibles de notre époque induisent de nouvelles lignes de fracture, qui sont à la fois identitaires et socioéconomiques: on doit choisir entre développement économique et respect de l’environnement, entre nationalisme et mondialisme ou entre défense de l’intérêt majoritaire et protection des minorités.

“Ces nouveaux clivages font l’objet de nombreuses études en sciences politiques ces dernières années, confirme Pascal Delwit. Ils se donnent à voir tant en Europe qu’au niveau belge. Cela s’exprime différemment en Flandre, en raison d’un nationalisme régional et identitaire plus affirmé, qu’en Wallonie où ce nationalisme n’existe pratiquement pas mais où la dimension écologique est bien plus présente.” Mais cela est présent, partout.

Pascal Delwit
Pascal Delwit © belga image

La fragmentation de plus en plus grande du paysage politique contraint à l’élaboration de coalitions contre nature.” PASCAL DELWIT (ULB)

“Ces nouveaux clivages traversent en outre les partis politiques, qui ne sont plus des blocs monolithiques, ajoute Min Reuchamps. Cela fut particulièrement criant à Bruxelles dans le cadre du dossier sur l’abattage rituel. Le jeu des équilibres à trouver est d’autant plus complexe que les partis eux-mêmes sont divisés.

Le dossier de l’azote, qui a pollué la vie du gouvernement flamand, est emblématique. “Le CD&V, pour qui le Boerenbond représente un fonds de commerce important, s’est battu pour défendre l’agriculture industrielle davantage présente au nord du pays, tout en étant partagé par le fait qu’il doit veiller à retrouver un public jeune”, précise Pascal Delwit. Idem pour la polémique qui a déchiré un temps le gouvernement wallon sur le permis d’environnement à renouveler pour l’aéroport de Liège, en plafonnant son activité.

“Le départ de Jean-Luc Crucke du MR a également témoigné du malaise de certains au sein du parti au sujet du positionnement sur la question universaliste ou en matière d’environnement”, ajoute le politologue de l’ULB.

Un mal profond en vue de 2024

“Ces nouvelles fractures remettent même en question la perspective de partis qui agrègent des positions communes en vue des élections, ce qui était une de leurs raisons d’être”, constate Min Reuchamps. “Le poids des partis radicaux, PTB et Vlaams Belang, est important parce que cela leur donne un potentiel de chantage, ajoute Pascal Delwit. Plus ces acteurs sont forts, plus on est contraint dans la composition des majorités. Au vu de la dynamique des sondages, cela risque d’être davantage le cas à l’issue du scrutin de 2024.”

Les racines du mal sont donc plus profondes que le simple rapport habituel entre niveaux de pouvoir. Pour Min Reuchamps, cela prouve une nouvelle fois l’importance de développer de nouvelles formes de démocratie davantage représentative, avec davantage de participation citoyenne. Le résultat de la consultation citoyenne Un pays pour demain, à laquelle ont participé 10.000 personnes, évoquait d’ailleurs le besoin d’une autre manière de faire de la politique, avec un plus grand nombre d’acteurs impliqués pour dépasser les clivages traditionnels. “Sans cela, les blocages persisteront”, clame-t-il.

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