Les fantasmes autour des pièges à l’emploi sont-ils justifiés ?
Georges-Louis Bouchez a fait de l’écart de revenu entre l’activité et l’inactivité l’un des points cardinaux de la campagne du MR. Mais Paul Magnette ne compte plus laisser ce terrain à la droite. Le PS a fait grand bruit avec sa proposition de relever le salaire minimum à 2.800 euros bruts. D’un côté comme de l’autre, c’est la thématique du piège à l’emploi qui est évoquée. Une thématique qui déchaîne les passions.
C’était un mercredi pluvieux. Ce jour-là, le 7 février, au dernier étage du siège du MR, un parterre de journalistes triés sur le volet est invité pour une discussion informelle avec le président de parti, Georges-Louis Bouchez. Le libéral attaque fort, d’emblée, avec l’une de ses marottes : les pièges à l’emploi. Il s’agit de ces emplois qui n’améliorent pas la situation financière d’un bénéficiaire d’une allocation de chômage ou d’un revenu d’insertion (RIS). “Qui se rend régulièrement dans le Hainaut, parmi vous ?”, demande Bouchez aux quelques journalistes attablés. Les mains levées ne sont pas nombreuses. “Dans ma région, le Borinage, une personne sur deux ne travaille pas. Il faut s’en rendre compte. Dans ma rue, il y a des familles entières de gens qui ne travaillent pas, ajoute le président du MR. Quel serait d’ailleurs leur avantage à travailler ? Ils cumulent les aides par rapport au gars qui se lève tous les matins pour aller bosser. Les frais de crèche ? Totalement gratuits, quand un travailleur va payer plein pot, parfois 500 euros par mois.” Dans la salle, pas grand monde pour contredire le libéral.
Chacun sa méthode
Avec l’énergie et l’enseignement, Georges-Louis Bouchez a fait de l’emploi l’un des trois thèmes centraux du programme du MR en vue des élections du 9 juin prochain. Le Montois, comme les libéraux flamands d’ailleurs, veut absolument augmenter l’écart de revenu entre l’activité et l’inactivité. De 500 euros nets par mois. Outre le fait de jouer sur la fiscalité, le président du MR veut exercer une pression par le bas. Avec une proposition récurrente : supprimer les allocations de chômage en cas de deux refus d’un emploi dit “convenable”. Une mesure qui risque de renvoyer tout le monde au CPAS, lui rétorque-t-on. Est-ce que cela règle vraiment le problème ?
Paul Magnette, jusque-là moins prompt sur ce sujet, ne pouvait laisser ce terrain au parti de centre-droit. Dans son dernier essai, L’Autre moitié du monde, il écrit que la valeur travail est dans l’ADN du socialisme. “Oui, il y a une minorité de tire-au-flanc, reconnaissait le président du PS. Mais ce qui me gêne, c’est que la droite se sert de cette petite minorité pour faire un amalgame et assurer que tous les chômeurs sont des fainéants”, complétait-il dans une interview accordée à 7sur7. Quelques jours plus tard, le parti de Paul Magnette lançait une proposition choc : une augmentation du salaire minimum à 2.800 euros bruts, soit une majoration d’un tiers. Des critiques ont pu être entendues un peu partout, au sein même du PS, mais aussi parmi des économistes de tous bords. D’autres l’ont soutenue, mais se sont interrogés sur la faisabilité financière d’une telle proposition.
Les pièges à l’emploi nourrissent de nombreux fantasmes. Et c’est tout à fait normal. Car ils touchent à l’un des fondamentaux de nos sociétés démocratiques modernes : la solidarité interpersonnelle. Ne pas jouer le jeu renferme le pouvoir de tout renverser. Pourquoi continuer d’accepter de cotiser et d’être taxé à 50% si les “tire-au-flanc” ne sont pas démasqués ?
Une réalité
Quels que soient nos interlocuteurs, il ressort clairement que les pièges à l’emploi ne sont pas une vue de l’esprit. Ils existent. Mais ceux qui voudraient y voir une loi newtonienne risquent d’être déçus. Car plus on se plonge dans le détail des chiffres, plus la situation devient complexe à analyser. Il existe de multiples cas de figure qui dépendent de la composition du ménage, du lieu d’habitation, du salaire proposé et des frais liés à la reprise d’un emploi. Oui, les frais de crèche sont concernés, mais il faut aussi penser aux frais de transport ou à la perte d’allocations supplémentaires. Pour y voir clair, nous nous attarderons ici dans les pièges dits “financiers”. Ils sont les freins rationnels qui poussent les personnes sans emploi à ne pas en chercher un ou à en refuser un.
“ Il faut veiller à apaiser la classe moyenne et les bas salaires qui, légitimement, peuvent se sentir lésés.” Marie Castaigne, Fédération des CPAS
Pour mesurer ces pièges, une étude de Marie Castaigne, conseillère auprès de la Fédération des CPAS, est régulièrement invoquée. Dans Les Pièges à l’emploi : quand travailler coûte, elle compare les revenus mensuels d’un travailleur isolé et d’un travailleur isolé avec un enfant à charge, avec une personne isolée bénéficiant du revenu d’insertion et une personne isolée avec un enfant à charge. A partir du 1er avril 2024, le salaire minimum passera à 2.070 euros bruts par mois. Tandis que le revenu d’insertion, en date du 11 novembre 2023, s’établissait à 1.263,17 euros pour un isolé et à 1.707 euros pour un isolé avec un enfant à charge. Mais pour l’auteure, il faut y ajouter les deux principaux frais liés à la remise à l’emploi, à savoir les frais de garde d’un enfant et les transports. Marie Castaigne évalue ces frais à 220 euros par mois pour la crèche et à 270 euros par mois pour le transport. Mais la conseillère précise immédiatement que tout le monde ne peut pas bénéficier des tarifs avantageux d’une crèche publique, liés aux revenus. “Les frais d’une crèche privée peuvent être régulièrement supérieurs à 500 euros par mois”, écrit-elle. Et les 270 euros pour le transport présupposent que le travailleur possède déjà son propre véhicule, avec un lieu de travail situé à 15 km.
“Les libéraux ont tort, quand ils pensent que la solution miracle est le relèvement de la quotité exonérée d’impôt.” Philippe Defeyt, économiste
Ne faisons pas durer le suspense plus longtemps : selon nos calculs actualisés, pour un travailleur isolé sans enfant, la différence entre travailler et ne pas travailler se situe à 374 euros nets. Il est donc intéressant pour lui de se remettre au travail, si ses frais sont limités. Pour un isolé avec un enfant à charge, par contre, ce n’est pas la même chanson : il perd 240 euros nets par rapport à un isolé avec un enfant à charge qui bénéficie d’un revenu d’insertion.
Statut BIM et effet de seuil
L’économiste Philippe Defeyt, de l’Institut pour un développement durable, s’est lui aussi penché de très près sur le sujet, avec des calculs fouillés, en comparant tant les allocations de chômage que le revenu d’insertion avec un salaire brut dit “raisonnable”. Contrairement à Marie Castaigne, il préfère établir un écart par rapport au salaire annuel ramené en mensualités car, selon lui, dans la majorité des cas, le salarié reçoit un 13e mois et un double pécule de vacances. L’économiste estime que les revenus sont ainsi majorés de 10%. Mais Philippe Defeyt arrive peu ou prou aux mêmes conclusions : la personne isolée avec enfant à charge se trouve souvent dans une situation de piège à l’emploi. Par contre, “la remise à l’emploi pour un isolé est un gain évident”, ajoute l’économiste. Mais plus on se rapproche du salaire minimum, plus la situation se dégrade. Pour ses calculs, Philippe Defeyt est parti du principe qu’il est plus pertinent de comparer le niveau de vie plutôt que les seuls revenus. C’est pourquoi il ajoute aux frais de garde et de transport la perte du tarif social énergie, dont jouissent les bénéficiaires du RIS.
Vous suivez toujours ? Tant mieux, parce que ça se complique encore. Et c’est un point fondamental que l’on touche ici. C’est toute la problématique qui concerne le statut BIM (bénéficiaire d’intervention majorée). Pour les bénéficiaires d’un revenu d’intégration, ce statut est automatique. Or, les avantages liés à ce statut sont nombreux. On y retrouve un remboursement des soins de santé plus élevé, le tarif télécom, la réduction des abonnements des transports en commun, l’allocation de chauffage, les aides aux frais scolaires ou encore des réductions de certaines taxes communales. Evaluer le montant global de ces aides ? Impossible. Même les mutuelles n’ont pas pu nous donner une réponse précise. “Nous n’avons pas les données pour les mesurer, c’est du cas par cas”, nous répond Solidaris. On peut raisonnablement parler de plusieurs centaines d’euros par mois, voire plus.
Georges-Louis Bouchez s’attaque frontalement à l’accumulation de ces aides: “Il faudrait plafonner le niveau total et les rendre plus dégressives, par exemple avec un système de passerelles plutôt qu’un seuil. Cela éviterait l’effet du tout ou rien.” Ce que le président du MR oublie de dire, c’est que le statut BIM peut aussi s’acquérir par rapport au revenu (chômage ou salaire) via une demande à la mutuelle. Pour une personne isolée, il ne faut pas gagner plus de 25.630,67 euros par an, soit 2.135 euros bruts par mois. Ce plafond est majoré de 4.744,94 euros par personne à charge. Ainsi, si vous bénéficiez du revenu minimum, vous pouvez postuler au statut BIM. Mais la problématique de l’effet de seuil reste entière. Passés les 25.630 euros par an, vous risquez de perdre beaucoup.
Un trou dans la raquette
Maintenant que ce constat, aussi compliqué soit-il, est dressé, il reste à trouver des pistes de solutions. “Il faut veiller à apaiser la classe moyenne et les bas salaires, qui, légitimement, peuvent se sentir lésés. C’est pourquoi il faut rendre le marché du travail plus attractif”, plaide Marie Castaigne. Dans son étude, la sociologue de formation constate que l’écart entre le salaire minimum et les allocations sociales se réduit. “Ainsi, si en 2005 le salaire minimum brut valait 148 % du revenu d’intégration de catégorie 3 (famille à charge), il s’établit aujourd’hui à 119 % de cette même allocation.” Faut-il dès lors baisser les allocations ? Non, la conseillère plaide pour relever le montant des bas salaires. Soit par l’augmentation du salaire minimum, comme le propose Paul Magnette, soit en “en transformant les réductions fiscales pour enfants à charge en crédits d’impôt entièrement et immédiatement remboursables”, complète la conseillère.
Philippe Defeyt avance d’autres pistes. Mais, d’emblée, il ne mâche pas ses mots. Se complaire dans l’assistanat n’est pas qu’une idée reçue. “Georges-Louis Bouchez a raison de s’attaquer à ces questions. La gauche commet une énorme erreur en niant le problème. Comment ne peut-on pas le voir ? Et il en va de même pour le travail au noir. Qui est loin d’être anecdotique. La gauche doit se saisir de ces questions”, assène l’économiste qu’on ne peut pourtant pas accuser d’accointances avec le MR. “Mais les libéraux ont tort, quand ils pensent que la solution miracle est le relèvement de la quotité exonérée d’impôt. Pour la simple raison que les très bas revenus ne sont déjà pas taxés. Ça ne change donc rien pour eux”, argumente-t-il. “Et même pour les salaires un peu plus élevés, cela ne compense qu’en partie les coûts et les pertes liés à la reprise du travail”, ajoute l’économiste. Philippe Defeyt plaide lui aussi pour transformer les exonérations d’impôts, en particulier celles pour les enfants à charge, en crédits d’impôt immédiatement et intégralement remboursables. Il juge également qu’il est impératif d’endiguer l’effet de seuil et de simplifier les choses administrativement. C’est le péché originel du piège à l’emploi : « Il y a tellement de paramètres dans notre fouillis social et salarial que c’est souvent indéterminable », ajoute léconomiste. Il est impossible de dire précisément combien de personnes sont dans une situation de piège à l’emploi. Ce qui nourrit bien des fantasmes.
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