Le casse-tête des 600.000 malades de longue durée

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Baptiste Lambert

C’est un chiffre qui glace : 600.000. C’est, selon le Bureau du Plan, le nombre de Belges qui pourraient bientôt être en incapacité de travail de longue durée – un actif sur dix. L’Arizona, en responsabilisant chaque maillon de la chaîne, espère enrayer une mécanique qui s’accélère depuis un quart de siècle. On peut laisser à l’exécutif le bénéfice du doute : jusqu’ici, aucune méthode n’a réellement fonctionné. Mais derrière l’ambition affichée, certains craignent une réforme incomplète, sous-financée et mal adaptée aux réalités du terrain.

Un premier coup de mou. L’Arizona s’est bâtie sur la promesse d’un redressement des finances publiques. Mais le gouvernement de Bart De Wever (N-VA) se heurte déjà à la réalité. Dans son projet de budget 2025, on constate un dérapage de 25,5 milliards d’euros, soit 4% du PIB. C’est 5 milliards de plus que ce que prévoyait le Comité de monitoring. Au départ, l’objectif était de ramener le déficit sous les 3% du PIB, en 2029, mais l’exécutif semble reculer et table désormais sur 3,7%. Et on ne parle ici que de l’entité I, à savoir l’État fédéral et la Sécu.

Pour l’opposition socialiste, qui a fait tourner les calculettes de l’Institut Émile Vandervelde, cette lecture est encore trop optimiste. Le PS voit le fédéral déraper de 36 milliards d’euros à l’horizon 2029, soit 5,2% du PIB. Outre les besoins en matière de défense, les socialistes estiment que le gouvernement fédéral rêve debout quand il espère 8 milliards d’effets retour de sa politique. “Il ne faut pas espérer plus de la moitié”, a expliqué Paul Magnette, lors de la présentation des chiffres. “Et encore, on a été sympa”, a ajouté le président du PS. Parmi ces effets retour, il y a la remise à l’emploi des chômeurs de longue durée. Mais dans le contexte économique actuel, “l’Arizona mise un peu sur la chance”, a récemment lâché Pierre Wunsch, le gouverneur de la Banque nationale, dans une interview accordée au Soir.

Le PS estime plutôt que les mesures de l’Arizona, dont le durcissement des fins de carrière, la limitation des allocations de chômage ou encore l’assouplissement du travail de nuit, alourdiront le contingent des malades de longue durée de 100.000 personnes. “Une société de l’épuisement chiffrée à 1 milliard d’euros supplémentaires en 2029, avancent les socialistes. Mais ce sera sans doute le double”, a immédiatement ajouté Paul Magnette.

Des chiffres inquiétants

À ce jour, la Belgique compte un peu plus de 500.000 malades de longue durée. Dans son dernier baromètre, l’Inami, l’Institut national d’assurance maladie-invalidité, dénombre précisément 502.580 malades de longue durée en juin 2024. Une progression inquiétante de 50.000 personnes en deux ans à peine. Mais il s’agit-là d’une vue instantanée, de mois en mois, qui tient compte des entrées et des sorties.

Sur l’année 2023, les derniers chiffres annuels de l’Inami parlaient plutôt de 526.605 invalides – les personnes en incapacité de travail depuis plus de 12 mois. C’est plus de deux fois le nombre de chômeurs indemnisés, qui monopolisent l’essentiel de l’attention médiatique. Et encore, ce chiffre exclut les fonctionnaires. On est donc sans doute encore bien plus haut, alors que les dépenses liées à l’invalidité sont déjà comprises entre 9 et 10 milliards d’euros par an.

Les maladies de longue durée sont le mal de ce siècle sur le marché du travail. Entre 2000 et 2021, un rapport du Conseil supérieur de l’Emploi montre que la croissance ininterrompue des malades de longue durée est de 150%. Les troubles de la santé mentale, en large partie le burn-out, touchent près de 37% des malades de longue durée, contre 32% pour les troubles musculosquelettiques.

Selon une projection récente du Bureau fédéral du Plan, atteindre les 600.000 malades de longue durée n’est qu’une question de temps. L’institution indépendante nous voit dépasser ce cap en 2035. Coût estimé : 13 milliards d’euros. Si l’Arizona veut assainir ses finances publiques, elle ne peut se contenter de diminuer les dépenses. Elle doit parvenir à l’objectif de 80% de taux d’emploi, qui est impossible à atteindre sans la réintégration des malades de longue durée. Autrement dit, c’est la mère de toutes les batailles pour l’exécutif fédéral.

Facteurs aggravants

Le problème, c’est qu’une série de mesures prises par l’exécutif pourrait effectivement agrandir le contingent de malades de longue durée. Pour comprendre, il faut d’abord savoir que le profil type d’un malade de longue durée est une personne de plus de 55 ans, généralement une femme, peu diplômée et plutôt wallonne que flamande ou bruxelloise.

Or, en mettant un terme au RCC (ex-prépension), en durcissant l’accès à la pension, ou en renvoyant les chômeurs de longue durée vers les CPAS, l’Arizona prend donc un risque. “Dès qu’on touche aux fins de carrière, le nombre de malades de longue durée grimpe. Ce n’est pas une hypothèse, c’est un fait observé. La seule vraie question, c’est : de combien vont-ils encore augmenter ?”, lance Xavier Brenez, directeur général des Mutualités Libres.

“Avec la limitation des allocations de chômage à deux ans, certains basculeront aussi vers la maladie de longue durée”, abonde Luc Herry, médecin et président de l’Absym. Face à la perspective de tomber au revenu d’insertion (RIS), certains exclus du chômage tenteront sans doute de se tourner vers la caisse d’assurance maladie-invalidité, avec la complaisance de certains médecins. “Plus on prend des mesures restrictives, plus on risque d’avoir des gens qui vont choisir l’absentéisme”, constate froidement Bart Teuwen, directeur de Certimed, le leader du marché dans le domaine des contrôles médicaux.

“Plus on prend des mesures restrictives, plus on risque d’avoir des gens qui vont choisir l’absentéisme.” – Bart Teuwen (Certimed)

Mais il ne faudrait pas non plus oublier les causes structurelles de l’augmentation du nombre de malades de longue durée. Si votre population active augmente, vieillit et se féminise, il y a un effet mécanique. Et c’est ce qui se passe depuis plusieurs années.

Le “retour au travail”

Ces facteurs aggravants ne doivent pas conduire au fatalisme. C’est sans doute le credo du ministre de la Santé, Frank Vandenbroucke (Vooruit), qui défend une politique de “retour au travail”. Si ses partenaires socialistes francophones, désormais dans l’opposition, n’y croient plus vraiment, il peut au moins rappeler une chose : les recettes du passé n’ont procuré aucun résultat.

Autre constat inquiétant : près de 300.000 malades sont aujourd’hui considérés comme inaptes jusqu’à la retraite. Une réalité difficile à entendre pour nombre de cotisants, et qui illustre les limites d’un système resté trop rigide. C’est pourquoi, déjà sous le précédent gouvernement, le ministre de la Santé a commencé à responsabiliser tous les acteurs de la chaîne : les salariés, les employeurs, les médecins et les mutuelles.

L’accord de gouvernement Arizona y ajoute des sanctions plus sévères et intègre un cinquième acteur : les services régionaux de l’emploi (Forem, Actiris et VDAB). “L’approche essentiellement médicale” laissera place à une “approche multidisciplinaire et davantage axée sur le marché de l’emploi”, promet-on. L’accord de Pâques, intervenu il y a quelques semaines, concrétise une partie des plans de l’exécutif fédéral. Les nouvelles mesures vont plutôt “dans le bon sens”, selon la plupart de nos interlocuteurs, mais ces derniers émettent certaines réserves.

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1. Les salariés

Au-delà de 10 semaines de maladie, le salarié était déjà tenu de répondre à un questionnaire obligatoire. S’il ne le fait pas, un médecin-conseil de la mutuelle ou un médecin du travail, de l’entreprise, peut le convoquer pour un examen médical. S’il ne se présente pas à deux reprises sans justification, le travailleur était sanctionné à hauteur de 2,5% de son allocation. L’accord de Pâques prévoit désormais une sanction de 10%.

Aussi, les précédentes réformes du ministre de la Santé initiaient un parcours obligatoire pour le travailleur malade, avec des rendez-vous après quatre, sept et douze mois, avant d’être éligible à l’invalidité. En cas de manquement, sans justification, le malade s’expose toujours à perdre l’entièreté de son allocation.

Mais surtout, plus fondamentalement, Frank Vandenbroucke a mis fin à “l’invalidité à vie”, selon ses propos, avec des périodes d’invalidité de maximum un, deux ou cinq ans. Toutefois, il reste possible que l’Inami reconnaisse au malade une incapacité à retravailler jusqu’à la pension. Pour cela, le patient doit souffrir d’un cancer avancé, d’une paralysie, de démence, ou alors, pour toute autre maladie, doit compter sur l’avis d’au moins deux médecins-conseils.

Une approche binaire

Luc Herry, président de l’Absym, déplore une approche de l’invalidité encore trop rigide, opposant systématiquement capacité et incapacité totales. “Pour la plupart des invalides, on les a mis en incapacité par rapport au travail qu’ils exécutaient. Alors qu’ils pourraient faire autre chose. C’est là que les choses coincent, selon moi. Quelqu’un qui ne peut plus faire un travail physique peut faire un travail de bureau, et inversement.”

Xavier Brenez, directeur général des Mutualités Libres, rappelle qu’avec “les progrès de la médecine, on peut combiner une pathologie et un travail. À condition d’adapter les horaires, les tâches, ou le rythme”, ajoute-t-il. Pour l’heure, c’est plutôt l’inverse qui est favorisé, selon lui. Parce que l’accord de gouvernement prévoit de raccourcir le délai au-delà duquel une entreprise peut résilier le contrat de travail pour raison médicale de force majeure, de neuf à six mois, en cas d’échec du parcours de réintégration. Une contribution de 1.800 euros au Fonds Retour au travail est toujours nécessaire, même si ce dernier est pour le moment un cuisant échec. L’année dernière, une vingtaine de travailleurs malades y avaient fait appel.

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2. Les entreprises

Sous la précédente législature, Frank Vandenbroucke avait aussi mis en place un régime de responsabilisation des entreprises. Celles qui comptaient deux fois plus de malades de longue durée que la moyenne sectorielle étaient sanctionnées de 2,5% de la masse salariale d’un trimestre. Uniquement pour les entreprises de plus de 50 personnes.

À partir du 1er janvier 2026, à la suite de l’accord de Pâques, ce système sera remplacé par un autre : au-delà de la période de salaire garanti de quatre semaines, les employeurs (qui ne sont pas des PME) devront payer une contribution de 30% de l’indemnité à charge de l’Inami, et ce, pour les deuxièmes et troisièmes mois.

Pour Xavier Brenez, ce système est insuffisant, car il s’agit selon lui d’une facture symbolique. “La facture est très limitée. Parce que c’est 30% de l’indemnité. Donc, c’est 30% de 60% du salaire. Si la personne est absente trois mois, avec le premier mois de salaire garanti, concrètement, c’est seulement un tiers de mois de salaire garanti qui se rajoute.” De plus, cette sanction serait inefficace, selon lui : “Le problème n’est pas dans les trois premiers mois, c’est plus tard. Une fois que la personne est absente durablement, il faut inciter les employeurs à réintégrer les malades de longue durée. Une sanction budgétaire ne changera rien.”

Le rôle de la prévention

Pour Bart Teuwen (Certimed), qui partage aussi son expertise auprès de Mensura, un service externe qui accompagne les entreprises, le volet prévention est passé à la trappe. Au contraire de l’accord de gouvernement, l’accord de Pâques l’évoque à peine. “Quand on lit le texte, il ne reste rien de la prévention. Tout est ciblé sur la réintégration des malades de longue durée”, déplore l’expert. Or, pour faire baisser les chiffres absolus, il faut “prévenir que des gens entrent dans l’absentéisme de longue durée, ce sera tout aussi important que d’en faire sortir certains”.

La prévention reste toutefois un concept flou. “C’est vrai, la plupart des organisations ne savent même pas par où commencer. Il manque une politique claire, ajoute Bart Teuwen. C’est là qu’on intervient. On aide les entreprises à comprendre leur taux d’absentéisme et leur fréquence, pour qu’elles prennent les bonnes mesures. Connaître les chiffres et les suivre, c’est hyper important pour bien comprendre ce qui se passe.”

3. Les médecins

Une lourde suspicion pèse sur les médecins. Celle de délivrer des certificats de complaisance. Luc Herry, directeur de l’Absym, n’en fait pas une généralité, mais reconnaît que c’est une réalité. Il y ajoute “les médecins qui font malheureusement du certificat un commerce”. À cet égard, il applaudit la fin du certificat papier, qui doit définitivement disparaître au 1er janvier 2026, mais déjà dès le 1er juillet 2025 pour les certificats d’une durée supérieure à 14 jours. “C’est une demande de longue date de l’Absym. Ça va nous simplifier la vie.”

“La fin du certificat papier est une demande de longue date de l’Absym. Ça va nous simplifier la vie.” – Luc Herry (Absym)

Évidemment, le gouvernement a une idée derrière la tête. Les certificats digitaux produiront un ensemble de données qui permettront un meilleur contrôle. On connaîtra la fréquence et la durée des prescriptions pour chaque médecin. Ceux qui en abuseraient seraient appelés à se justifier et pourraient par la suite être sanctionnés.

Ce flicage ne dérange pas Luc Herry. “Si le certificat est digitalisé, il ne peut plus être falsifié. Et les médecins honnêtes ne se sentiront pas concernés ou surveillés. Ils sont honnêtes, donc il n’y a pas de problème.” Une incertitude demeure : le système centralisé sera-t-il prêt d’ici le 1er juillet ? Beaucoup en doutent.

La piste du médecin-expert neutre

Si l’ensemble de nos interlocuteurs saluent la plateforme TRIO, qui met en relation le médecin traitant, le médecin-conseil (mutuelle) et le médecin du travail (entreprise), c’est le médecin traitant qui est en première ligne pour délivrer un certificat d’incapacité de travail. Pourtant, il connaît rarement les conditions professionnelles de son patient. “Je suis médecin moi-même, et ma femme est généraliste : on n’a jamais eu dans notre formation d’informations sur l’impact du travail”, confie Bart Teuwen. Résultat : l’avis médical repose sur des données cliniques, sans lien réel avec le contexte professionnel. “Le médecin traitant ne connaît pas la vie professionnelle des gens, il n’a pas d’information sur le lieu de travail.”

Pour dépasser cette impasse, Luc Herry plaide pour l’instauration d’un corps de médecins-experts indépendants, qui interviendrait après quelques mois d’arrêt. “Il ne serait ni le médecin traitant lié au patient ni le médecin-conseil lié à la mutuelle, explique le directeur de l’Asbym, mais un professionnel neutre formé à connaître les capacités physiques et psychiques selon les métiers.” L’objectif : sortir d’une vision binaire du travail (apte/inapte) et envisager la réorientation quand un retour à l’emploi initial est impossible.

Ce rôle pourrait renforcer les trajectoires de réinsertion, mais encore faut-il le rendre viable. Le système fait déjà face à une pénurie de médecins. “J’ai les moyens budgétaires, mais je ne trouve pas les médecins ou les paramédicaux pour remplir les postes”, alerte Xavier Brenez. Bart Teuwen plaide, lui, pour renforcer le rôle des médecins du travail, mais sans ressources humaines supplémentaires, même les meilleures intentions resteront théoriques.

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4. Les mutuelles

Les mutualités sont un acteur central du dispositif. Dans une précédente réforme, Frank Vandenbroucke avait déjà initié les convocations obligatoires des malades de longue durée à trois moments clés (quatrième, septième et douzième mois d’incapacité). L’accord de Pâques ajoute à cela une sanction financière pour les mutuelles qui n’atteindraient pas leurs objectifs : 15% des frais d’administration sont désormais liés à des critères de performance (reprise du travail à temps partiel, réorientation vers les services régionaux de l’emploi, etc.).

Xaviez Brenez y voit un système mécanique qui ne correspond pas à tous les profils. Mais surtout, il déplore des sanctions qui s’ajoutent à une économie structurelle de 150 millions d’euros pour les mutualités. “Je n’ai aucun souci avec des critères de performance, mais il faut qu’ils soient bien calibrés et en lien avec le contexte. Si on n’a pas les moyens humains pour remplir notre rôle, c’est une mesure qui est injuste.”

“Je n’ai aucun souci avec des critères de performance, mais il faut qu’ils soient bien calibrés et en lien avec le contexte. – ”Xavier Brenez (Mutualités Libres)

Le mutualiste déplore la logique financière actuelle : “Avec les coûts indirects et le manque à gagner pour l’État, les malades de longue durée, c’est plus de 20 milliards d’euros par an. Si vous divisez par 500.000 malades de longue durée, ça coûte 40.000 euros par travailleur. Si vous investissiez au moins une partie de cet argent pour remettre quelqu’un au travail, ce serait au bénéfice de l’État”.

Embouteillages

Quand une réintégration interne n’est plus possible, les mutualités prennent déjà en charge les réintégrations externes à l’entreprise initiale. “On s’occupe des personnes qui n’ont plus de contrat de travail. On évalue les capacités restantes de la personne en fonction de toutes ses compétences et de toutes ses expériences. Et si on estime qu’il y a une possibilité, on les envoie au Forem ou Actiris.”

Le problème, c’est que ces structures peinent à suivre la cadence, elles qui doivent déjà gérer la réforme des chômeurs de longue durée, pour laquelle Actiris a demandé aussitôt un report de six mois.

Le problème des malades de longue durée est profond, structurel, et multidimensionnel. Tous les acteurs – malades, entreprises, médecins, mutualités et organismes régionaux – sont concernés. Si la responsabilisation est nécessaire, elle n’aura d’effet que si elle s’accompagne de moyens concrets, d’une véritable politique de prévention, et d’un changement de culture autour du malade. Que peut-il encore apporter au monde du travail et comment peut-il s’épanouir ? Sans coordination ni investissements, le cap des 600.000 malades deviendra inévitable.

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