Bruno Colmant

Le capitalisme a-t-il tué nos Etats?

Bruno Colmant Economiste. Professeur à la Vlerick School, l’ULB et l'UCL.

Depuis quelques années, il est incontestable que la frontière entre l’État et le marché est devenue floue. Où situer le point de départ de cette porosité ? Probablement dans les années quatre-vingt qui consacrèrent l’immersion politique dans ce que certains qualifient de modèle néolibéral.

Lors de ce basculement, la typologie anglo-saxonne d’une gouvernance pragmatique et inductive, que j’oppose à un contexte européen et déductif, s’est imposée. Progressivement, les réponses idéologiques et collectives formulées par le pouvoir politique se sont égrenées et atomisées en des adaptations marginales destinées à accompagner la mutation de l’économie. Cette transformation, épanouie par l’internationalisation et la diffusion mondiale du capitalisme, s’est juxtaposée à l’irradiation de l’économie de marché. Aujourd’hui, telle une nappe qui s’étend, des entreprises privées sont plus puissantes que les États. Elles déplacent les centres de croissance et imposent un ordre institutionnel innommé, en capturant les leviers de l’autorité régalienne à leur bénéfice actionnarial.

Inévitablement, la zone d’influence relative des pouvoirs législatifs et exécutifs s’est déplacée en faveur de ce dernier puisque la sphère de réflexion politique s’est amoindrie au profit d’une adaptation de la gestion de la cité aux flux de l’économie. Le pouvoir politique a subtilement perdu son attribut “politique” pour se transformer en technostructure imbriquée dans le marché et destinée à en faciliter la mutation et l’optimisation constantes. Aujourd’hui, c’est trop souvent le marché qui domine la sphère politique, d’autant que les principaux attributs de l’État, à commencer par la monnaie, sont désormais subordonnés à un ordre marchand supérieur.

Les exemples de cette mutation sont nombreux. Ainsi, indiciblement, le corpus de lois se transforme en des réseaux de normes émanant d’un espace “tampon”, d’une zone grise établie entre des entreprises, des lobbies et des gouvernements et au sein de laquelle l’État devient difforme. Ces normes ne sont pas absolues, mais s’expriment en relativité par rapport à l’évolution marchande. À titre d’exemple, la politique budgétaire d’un pays conditionne son endettement public dont la qualité est normée par des agences de rating ressortissant à l’économie privée. Ce même endettement public est lui-même souvent soumis au droit étranger : de nombreux pays d’Europe continentale empruntent sous droit anglais, c’est-à-dire sous un droit jurisprudentiel et contractuel, très éloigné du contexte civiliste. La valeur d’un État ne se mesure plus en fonction de ses capacités réelles de développement harmonieux, mais en fonction de l’idée d’influence que les marchés lui accordent. On argumentera bien sûr que cette évolution est choisie et non imposée. C’est correct : l’État ne disparaît pas, mais se transforme en prolongement de l’économie de marché. Certains évoquent même l’évolution des États vers un rôle d’huissier ou de notaire des marchés financiers.

Quel est l’aboutissement de nos démocraties dans ce contexte qui est, de surcroît, caractérisé par la délégation de nos consciences et acquis culturels à des fluences de réseaux sociaux non seulement soumis à l’instantanéité de l’information, objective ou manipulée, mais aussi dominés par l’expression la plus autoritaire du marché, à savoir le monopole ? Je ne sais pas. Certains préconisent la mutation des démocraties représentatives vers des démocraties exclusivement participatives, mais ce serait probablement une erreur fatale car cela accentuerait la délégation de l’expression politique aux règles du marché. D’autres envisagent des despotismes éclairés avec la question de savoir qui apportera la lumière dans des communautés dominées par ces monopoles informationnels privés. Glissons-nous vers des ploutocraties oligarchiques teintées d’un ordre consumériste avec le consentement non éclairé du peuple, consommateur et électeur ? Je le crains. Et dans ce contexte, serons-nous capables d’entretenir un sens critique destiné à fonder l’acuité politique ?

Les États vont devoir devenir, de manière paradoxale et schizophrénique, plus autoritaires, afin de rencontrer les impayables engagements sociaux promis à une population vieillissante dans un contexte où ils ont “perdu la main”, même pour la gestion de leurs propres infrastructures.

C’est un immense débat et défi politique. Ma conviction est qu’il faut donc restaurer l’État dans ses attributs régaliens. Son rôle est d’encourager l’initiative entrepreneuriale privée, de combattre les monopoles et rentes de situations dommageables à la concurrence, et de formuler un cadre de redistribution juste. En effet, l’économie de marché ne coïncide pas avec un pouvoir public chétif. Au contraire, celui-ci gagne en importance dans un modèle économique qu’on veut dépouillé de monopoles et d’oligopoles. C’est cela qui a changé par rapport au capitalisme tempéré d’avant les années quatre-vingt : les monopoles étaient combattus et démantelés. Ce combat est prioritaire.

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